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Le cinéma du Média #8. Justice pour Clint

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

Avec Juré n° 2, Clint Eastwood signe son quarantième film. L'occasion pour notre critique Emmanuel Burdeau de revenir sur la cohérence et les infléchissements récents dans la longue filmographie du nonagénaire.

On ne sait pas encore si Juré n° 2 sera le dernier film réalisé par Clint Eastwood. Les informations à ce sujet demeurent incertaines et sont susceptibles d’évoluer. On sait en revanche qu’Eastwood a fêté au printemps ses 94 ans, qu’il s’agit de son quarantième long métrage en tant que réalisateur, que Warner l’a sorti n’importe comment, que c’est une réussite mineure mais indubitable et que le type d’histoire mis en scène dans Juré n° 2, sur un scénario à tiroirs de Jonathan Abrams, est familier au vieux maître américain. C’est d’ailleurs moins une histoire qu’une série de questions. Que s’est-il passé ? Peut-on le savoir ? S’est-il seulement passé quelque chose ?

Cela fait trois décennies environ que ces questions sont devenues celles de l’acteur et réalisateur. Et depuis trois décennies la réponse qu’il apporte varie peu, bien que sa tonalité aille en s’assombrissant : non, on ne peut pas savoir ce qu’il s’est passé. Un jour peut-être, on l’a su. Mais aujourd’hui non, et sans doute le saura-t-on encore moins demain. La cause en est simple même si les conséquences, elles, ne le sont pas : le film commence lorsque tout est déjà joué ; l’histoire est narrée après-coup ; et cet après-coup est un champ de bataille où plusieurs versions s’opposent sans parvenir à se concilier. La vérité existe, sans doute, mais elle se dérobe ; et sans doute cette vérité importe-t-elle de toute façon moins que les tentatives d’appropriation dont elle est l’objet. Le point de vue fait tout, aux sens à la fois cinématographique, narratif et moral du mot.

Prenons Sur la route de Madison (1995) : dans ses lettres et dans son journal, la ménagère de l’Iowa (Meryl Streep) affirme que les quelques jours jadis passés avec le photographe baroudeur (Clint Eastwood) restent les plus beaux de sa vie, mais ses enfants qui découvrent ces documents à sa mort vont longtemps s’entêter à n’y voir qu’un sordide épisode adultère. Prenons Sully (2016) : il faudra toute une pénible enquête pour déterminer si, en posant son avion en catastrophe sur l’Hudson, le pilote (Tom Hanks) a accompli un exploit qui justifie son adulation par les médias ou inutilement coûté plusieurs millions de dollars à la compagnie qui l’emploie. Et prenons donc maintenant Juré n° 2 : une même incertitude pèse sur l’intrigue. On ignore ce qui s’est précisément passé le soir du 25 octobre, qui a tué Kendall Carter alors qu’elle rentrait chez elle après une énième dispute avec son compagnon. On ignore de quelle façon il est préférable de raconter l’histoire ; les faits ne sont pas sûrs ; la police n’a pas cru bon d’étudier plusieurs hypothèses ; le héros, Justin – le juré numéro 2, c’est lui, interprété par Nicholas Hoult – en vient à se demander s’il n’est pas lui-même impliqué en quelque manière. Il pleuvait des cordes ce soir-là, le jeune homme était désespéré et sur le point de recommencer à boire. Peut-être s’est-il trompé lorsqu’il a cru heurter un cerf avec sa voiture…

Juge et partie, lumière et ombre, voyant et vu, chasseur et proie : le héros eastwoodien se tient des deux côtés, en équilibre instable

Les films d’Eastwood ne sont pas spécialement réputés pour la sophistication de leur structure. À tort. Il a su réinventer un outil omniprésent à l’âge classique, avant de tomber peu à peu en désuétude : le flash-back. L’histoire est rarement racontée de façon directe ; elle est prise à l’intérieur de plusieurs cercles narratifs qui correspondent à plusieurs approches et à plusieurs perceptions concurrentes. On sait que la figure du héros – au masculin – est depuis toujours la grande obsession clintienne. Pendant longtemps, cette figure a été inséparable d’une autre, celle du fantôme, de l’homme qui revient, et qui revient justement pour dire que tout n’est pas réglé, qu’une lumière reste à faire. Pendant longtemps, le héros savait. Il savait ce qu’il s’était passé, et s’il revenait c’était pour que le monde le sache avec lui et en paie le prix. Mais le temps a passé, les années et même les décennies. Aujourd’hui ce héros ne sait plus. Il ne sait plus de quoi il s’est rendu capable. Il ne sait même plus s’il a fait montre d’une quelconque capacité.

Jadis le héros hantait. Aujourd’hui il est hanté. Le sens de l’héroïsme s’est donc modifié de fond en comble : il commence désormais avec sa remise en cause, il apparaît là où apparaît également le soupçon qu’il pourrait en vérité être l’inverse – lâcheté, trahison, assassinat. Autant dire qu’il n’y a plus d’héroïsme. Juste des interprétations, des regards sur un héroïsme au mieux possible. Il se trouve aussi, observons-le au passage, qu’à mesure que le temps passe, cet héroïsme sans cesse contesté repose sur des gestes toujours plus brefs, des actes toujours plus minces et donc toujours moins aisés à ressaisir : un doigt sur une gâchette (American Sniper) ou sur un levier (Sully), quelques secondes de distraction ou d’attention (Richard Jewell), un regard soudain dirigé dans la bonne direction (15 :17 pour Paris), un épisode inattendu au terme d’une longue vie (La Mule)…

Dans le film merveilleux qui porte son nom, Sully fait pour les uns figure de sauveur et d’imposteur pour les autres. Idem de Richard Jewell dans le film également intitulé d’après lui : peut-être a-t-il empêché un attentat terroriste, mais peut-être aussi en préparait-il un. Quant à Justin, dans Juré n° 2, venu pour rendre la justice il pourrait être le coupable. Juge et partie, lumière et ombre, voyant et vu, chasseur et proie : le héros eastwoodien se tient des deux côtés, en équilibre instable, tout comme Eastwood n’a jamais renoncé à être à la fois devant et derrière la caméra, acteur et réalisateur, jamais renoncé à (re)venir et à se regarder (re)venir. 

En ne cessant de revenir sur ce qui a eu lieu, c’est aussi sur ses propres traces qu’obstinément, Eastwood repasse.

Tout cela, dira-t-on, reste théorique. Mais la trajectoire d’Eastwood est si longue, elle est également si cohérente qu’il est tentant de chercher à en récapituler une fois de plus les infléchissements récents, surtout si cette fois doit être la dernière. Comment ne pas penser en outre que ces affaires de perceptions tournantes et de vérité insaisissable le concernent au premier chef, lui qu’à l’époque de L’Inspecteur Harry on traita de fasciste et qui, ensuite, concentra une partie de ses efforts à démontrer la fausseté de cette accusation ? En ne cessant de revenir sur ce qui a eu lieu, c’est aussi sur ses propres traces qu’obstinément, Eastwood repasse. Pour les creuser. Et pour les effacer.

Il y a plus. Ce cinéma qui porte si aisément à l’analyse est aussi un des plus « pratiques », des plus concrets qui se puisse imaginer. Ceci pourrait d’ailleurs expliquer cela. Comme tant d’autres qui ont d’abord été acteurs, Eastwood est un cinéaste instinctif, a natural. Il a pu lui arriver d’être académique – un chef d’œuvre comme Impitoyable peut, avec le recul, faire cet effet – ; en revanche il n’est jamais hors-sol. C’est même souvent lorsqu’il paraît désinvolte qu’il est en fait le plus précis. 

Le plus beau, ici, ce n’est pas la leçon de morale ni la façon, très retorse, dont elle se trouve administrée. C’est la matière. 

Comme Jugé coupable ou comme Le Cas Richard Jewell, à l’inverse en revanche de Chasseur blanc cœur noir ou de Mémoires de nos pères, Juré n° 2 est un petit film qu’on dirait parfois tourné de la main gauche. La somme de mille détails triviaux à la fois marginaux et essentiels. Le plus beau, ici, ce n’est pas la leçon de morale ni la façon, très retorse, dont elle se trouve administrée. C’est la matière. Le téléphone portable tombé à terre et que Justin ramasse. Le porte-clés où un autre membre du jury a glissé l’image de sa fille, dont la garde lui a été refusée. L’épouse enceinte de Justin qui éteint la lumière dès qu’elle sort d’une pièce (il s’agit bien sûr de signifier que la justice est aveugle – se souvenir de la première scène –, mais il s’agit aussi d’un détail domestique). C’est la simplicité terrassante – inoubliable – de l’ultime champ contre-champ.

Et c’est peut-être davantage encore le mélange de rivalité et de complicité qui lie la procureure adjointe à l’avocat de la défense, elle jouée par Toni Collette et lui par Chris Messina. Après que la première a été élue procureure, le second lui offre une plante pour son bureau. Et il accompagne son cadeau d’une plaisanterie. Cette plante, dit-il, aime qu’on ne s’occupe pas d’elle, elle prospère à force de négligence (les mots exacts sont, sauf erreur : It thrives on neglect). Négligence et prospérité, beauté même de ce qui ne requiert pas de soins : ce n’est pas la pire manière de louer Juré n° 2. ••

Juré n°2 (Juror #2). Film américain de Clint Eastwood (2024). Avec Nicholas Hoult, Toni Collette, Zoey Deutch, J. K. Simmons, Kiefer Sutherland, Francesca Eastwood. Durée : 1h54.

Le cinéma du Média #8. Justice pour Clint

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