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Le Cinéma du Média #15. Sur un malentendu

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

En cours de diffusion sur la chaîne Max, la troisième saison de The White Lotus semble plaire autant que les deux premières. Une semaine de vacances luxueuses en Thaïlande : notre critique Emmanuel Burdeau a, lui aussi, fait le voyage. L’impression qu’il en ramène n’est pas très ensoleillée. Se pourrait-il que le genre de la série, succombant au tourisme, soit en train de régresser ?

Il semblerait que les riches aussi aient des problèmes. Qu’il leur arrive d’être mal dans leur peau, que ni le yoga, ni la méditation, ni le développement personnel n’aient raison de leurs angoisses. Il se peut en outre que leur fortune n’ait pas toujours été honnêtement acquise. Autant d’heureuses nouvelles, à l’exception de la dernière, et encore. Autant de nouvelles qui le seraient, heureuses, s’il s’agissait bien de nouvelles et non de vérités dont chacun a conscience, y compris celles et ceux qui n’ont pas la chance – ou la malchance – d’être pétés de thune.

C’est à énoncer ce rappel que se résume le message d’une des séries parmi les plus acclamées du moment, The White Lotus. L’argent ne fait pas le bonheur, les plus blindés aussi ont leur lot de névroses. Sain rappel, mais rappel tout de même. Pourquoi alors ces acclamations ? Question. Et question subsidiaire : que disent-elles, ces acclamations, de l’état du genre sériel ?

The White Lotus a été créé en 2021 par Mike White. En faisant figurer son nom dans le titre, White a affiché la couleur, on peut le dire, et placé la barre assez haut : la modestie ne semble pas l’étouffer. L’homme écrit et réalise la totalité des épisodes. Son « Lotus Blanc » appartient à la catégorie des séries dites anthologiques. Le récit et le casting se modifient à chaque saison mais le principe reste le même : le cadre demeure un des hôtels de grand luxe de la marque « The White Lotus ». Service aux petits oignons, spa, suites royales. Sans oublier quelques touches bienvenues de couleur locale. Hawaï pour la saison 1, la Sicile pour la saison 2, la Thaïlande pour la saison 3 en cours de diffusion sur Max – à l’heure où s’écrit cet article, trois épisodes sur huit restent à venir. Autre principe stable : dès l’entame, le spectateur est averti que les vacances finiront mal. C’est à la mort qu’il reviendra de sonner l’heure du retour. Reste à savoir dans quelles circonstances elle va surgir et sur qui s’abattra la fatalité. Flash-back. Arrivée des vacanciers. Suspense.

On dirait bien que la série n’a plus que cela à offrir désormais : une séance hebdomadaire de délassement à peine pimentée d’un zest de conscience sociale.

À chaque saison ce n’est pas seulement la destination et le casting qui sont – presque entièrement – renouvelés, c’est aussi la composition du groupe constitué d’une douzaine de personnages qui se modifie, l’équilibre entre les amis et la famille, les générations, les hommes et les femmes, etc. La série est aussi bien écrite que savemment orchestrée. White sait y faire. La tension monte peu à peu. On devine sous les mamours des abîmes de rancœur ; on pressent des restes d’échec sous le vernis de la réussite ; on entrevoit des rages mal rentrées sous le poli de la courtoisie. Les regards sont en coin, les silences éloquents, les accolades sournoises et les affections sincères à peu près introuvables.

On nage donc dans les eaux saumâtres du « passif – agressif » : plus c’est doux, plus c’est dur ; plus cela a le goût du miel, plus il y a de chance que ce soit en fait du vinaigre. Tout passe par le sourire, en l’occurrence élevé à la hauteur d’une science. Logiquement, ce sont les acteurs dont les dents sont les plus belles ou les plus rares qui se distinguent. Patrick Schwarzenegger, fils d’Arnold, est idéal en petit winneur bas de plafond. Aimee Loo Wood émeut en amoureuse transie. Christian Friedel, qui fut le nazi de La Zone d’Intérêt, terrifie à peine moins dans le rôle du majordome obséquieux et coincé.

On peut résumer le problème d’un mot : tourisme. Les riches s’offrent une semaine à des milliers de kilomètres de chez eux, avant de rentrer à la maison reprendre le cours habituel de leur vie. Le spectateur fait la même chose. Chaque semaine il peut – s’il le souhaite – s’offrir une heure de tourisme chez les riches. Voir comment ils s’habillent, ce qu’ils mangent, ce qui les amuse et ce qui les peine. Chaque fois il se trouvera conforté dans l’opinion que leur sort est à fois enviable et sinistre. D’une certaine manière, l’expérience de The White Lotus ne va pas plus loin. Un peu de tourisme à l’autre bout du monde, un peu de tourisme à l’autre bout de la société. Et pas mal de confusion entre ces deux « voyages ».

Le Cinéma du Média #15. Sur un malentendu

On est en visite, on se promène. Chaque épisode va et vient entre les histoires pour faire avancer chacune de quelques cases sur l’échiquier du chaos. Ici les trois amies d’enfance qui se jalousent plus qu’elles ne s’adorent ; là la famille dont le père, corrompu jusqu’à l’os et sur le point d’être mis en examen, s’abrutit de médocs pour oublier ; là encore l’homme à la recherche de l’assassin d’un père qu’il ne connut jamais. Rien de tout cela n’échappe au survol ou au feuilletage. Cartes postales et musique, effets appuyés et noires augures habilement distillées. Arrivé à la fin d’un épisode, on se surprend à se faire la remarque que peu de choses ont réellement été narrées. Mais la ballade, il faut le reconnaître, n’est pas désagréable.

Le mot « tourisme » en appelle un autre, plus fort et peut-être plus juste. L’attrait de The White Lotus repose presque exclusivement sur un voyeurisme d’un type particulier : le voyeurisme social. De tout temps, sans doute, c’est ce qu’a fait la télé. Si elle s’est tournée vers la société, ses différences et ses inégalités, c’est pour porter sur elles un regard moins critique que, bel et bien, exotique. Pour effacer la cruauté des écarts de classes sous le charme douteux du pittoresque.

Il est curieux que, vingt-cinq après l’avènement de ce qu’on a appelé le troisième âge d’or de la télévision, la série en soit rendue, ou plutôt revenue là. Curieux qu’on puisse attendre d’elle la production de ce type d’objet à la fois sophistiqué et mou. D’autant plus curieux qu’au cours du dernier quart de siècle, la force du genre a été ailleurs : dans la crudité de la vision sociale, dans un réalisme brut et non pas décoré de joliesses, dans la recherche d’une narration allant au-delà du simple va-et-vient d’un segment l’autre. On dirait bien que la série n’a plus que cela à offrir désormais : une séance hebdomadaire de délassement à peine pimentée d’un zest de conscience sociale. Comme si ce genre par essence bâtard et hybride avait, à son tour, rejoint l’industrie du luxe. Comme si elle n’était plus qu’un prestigieux loisir. Si tel est le bilan qu’il faut aujourd’hui globalement faire, il n’est pas bon. Il est même amer.

Nom pour nom, il est difficile de résister à la tentation de rappeler qu’en France également on a eu un Mike White. Littéralement : il s’appelait Michel Blanc, son dernier film vient de sortir et sa mort remonte à moins de six mois. Ce Blanc-là aussi s’est fait connaître grâce au tourisme, aux hôtels-club, à leurs joies et leurs peines. C’était il y a presque cinquante ans. Ce n’était pas une série, c’était un film. Ce film s’intitulait – personne ne l’a oublié – Les Bronzés. D’un White l’autre, qu’est-ce qui a changé ? Tout, rien. La satire a modifié sa cible. Elle vise à présent les riches et non plus les petits-bourgeois. Ce n’est sans doute pas rien. Ça dit probablement beaucoup quant à l’évolution des mœurs et de la comédie. L’habillage n’est plus laid et mal foutu, il est devenu léché. Pour le reste, de la Côte d’Ivoire à la Thaïlande, de Galasswinda au White Lotus, rien de très nouveau, hélas, sous le soleil. ●●

The White Lotus, saison 3. États-Unis, 2025. Série télévisée de Mike White. Avec Leslie Bibb, Carrie Coon, Walton Goggins, Parker Posey, Jason Isaacs, Michelle Monaghan, Patrick Schwarzenegger. Diffusion sur Max depuis le 17 février.

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