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Le Cinéma du Média #13. La droite du père

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

Après Dix-Sept Filles (2011), où dix-sept lycéennes décidaient de tomber enceintes en même temps, et Voir du pays (2017), sur des militaires retour d’Afghanistan, Delphine et Muriel Coulin montrent à nouveau la jeunesse et sa vitalité débordante. Un jeune homme est entraîné dans une dérive fasciste. Son père, interprété par Vincent Lindon, reste impuissant. Jouer avec le feu commence bien, nous dit notre critique Emmanuel Burdeau, mais sombre peu à peu dans le paternalisme moralisateur.

Les adultes ne comprennent rien à ce que les jeunes font avec leur corps. Ils ont beau essayer, cela leur échappe. Et ce d’autant plus que le corps n’est pas seul concerné. Une idée est également en jeu, l’idée de ce qu’être jeune et libre, de ce que disposer de son corps signifie. Si les adultes peinent à comprendre, c’est également que cette idée manque elle-même de clarté. L’engagement des corps ne fait pas le moindre doute. Il y a en revanche un hiatus, de cet engagement à sa signification existentielle, morale ou politique. Plus qu’un hiatus : une béance. Béance dont chacun pâtit : les jeunes non moins que les adultes, au fond. Tout le monde est perdu. Demeurent toutefois, incontestables mais seules, l’évidence et la vitalité de la jeunesse.

Delphine et Muriel Coulin sont à ce jour autrices de trois longs métrages. Tous les trois partagent les mêmes préoccupations. La jeunesse et la vitalité, oui, mais à quoi bon ? Pour quoi faire ? Dans le premier, Dix-Sept Filles (2011), dix-sept lycéennes de Lorient décident de tomber enceintes en même temps. Consternation des parents et des professeurs. On ne saura jamais vraiment pourquoi les adolescentes ont voulu devenir mères ensemble. Dans le deuxième, Voir du pays (2017), des militaires retour d’Afghanistan – dont deux femmes – font une halte de décompression à Chypre. Là, devant une simulation vidéo, ils sont amenés à rejouer sous les yeux de leurs supérieurs des épisodes éprouvants vécus au cours de leur récente mission. Un sentiment de complète absurdité s’en dégage.

Jouer avec le feu, en salle depuis mercredi 22 janvier, poursuit dans la même voie tout en abordant un sujet plus urgemment politique. Une famille vit près de Metz. Le père est cheminot, veuf, de gauche et interprété par Vincent Lindon. Rôle très lindonien pour lequel l’acteur a, assez logiquement, reçu la Coupe Volpi du Meilleur Acteur à la Mostra de Venise. Deux fils, Louis le cadet et l’aîné Félix, dit Fus. Louis, bon élève, ambitionne d’intégrer la Sorbonne. Tête brûlée, Fus sèche les cours et fréquente des groupuscules fascistes. Le père s’en alarme mais se heurte à un mur : tout dialogue est impossible.

Ce cinéma, qu’on appelle volontiers naturaliste, demande tout ou presque au corps. Tout, c’est-à-dire trop.

Adaptant Ce qu’il faut de nuit, roman de Laurent Petitmangin, les sœurs Coulin semblent vouloir parler de l’extrême-droite et la séduction croissante qu’elle exerce sur la jeunesse. On va voir qu’il ne s’agit pas tout à fait de ça. Félix n’aura que peu de mots pour motiver ses colères. Et tous resteront pauvres. Insuffisants et peu clairs pour les autres, mais aussi pour lui. Parce que Fus se laisse aveugler par une idéologie confuse. Mais aussi parce que c’est principalement son corps qui parle.

C’est donc à nouveau la vitalité et l’énigme de ses débordements qui sont au cœur de Jouer avec le feu. Ce que cette vitalité exprime, comment elle s’exprime et comment cette expression en arrive à brouiller les repères. Fus est essentiellement décrit sous les traits d’un athlète. Il joue au foot, saute à la corde et roule en moto. Les premières images le montrent en train de danser. Il est trop tôt alors pour voir de quelle danse il s’agit. Trop tôt pour savoir s’il faut lire dans les mouvements frénétiques du jeune homme la manifestation d’une joie ou l’expulsion d’une rage inspirée par le racisme.

Vient un moment où c’est le discours qu’il faut appeler à la rescousse, ce bon vieux discours édifiant qui, lui, ne veut rien savoir du corps.

Autant dire qu’il existe une ambiguïté. Ambiguïté que, pendant un temps au moins, les Coulin ne s’empressent pas de dissiper. Ici les fumigènes du père, la nuit, sur les rails ; là les mêmes, ou presque, s’èlevant du stade où les fachos hurlent leur virilité. Des uns aux autres la différence n’est pas flagrante. Pas plus que ne l’est la différence qui séparerait la camaraderie mâle ayant cours au sein de la famille de celle partagée par Fus et ses nouveaux amis. À peine un écart d’intensité. Existe-t-il un moyen a priori de distinguer entre deux accolades ? Aucun. C’est en outre Louis torse nu qui est porté en triomphe au milieu des hourras – il est majeur de sa prépa – et non Fus, comme on s’y attendrait. Il faudrait être bien sûr de soi pour prétendre connaître la frontière entre bonne et mauvaise vitalité.

Jouer avec le feu pratique un cinéma auquel on est accoutumé, particulièrement en France. Ce cinéma, qu’on appelle volontiers naturaliste, demande tout ou presque au corps. Tout, c’est-à-dire trop. Des acteurs, il attend prioritairement qu’ils soient là, qu’ils fassent preuve de naturel et de présence. C’est vrai de Lindon, avec son cou de taureau et ses colères rentrées, son œil noir et sa tendresse bourrue. Ça l’est davantage encore de Benjamin Voisin en diablotin. Voisin mise tout sur l’aisance physique et sur la musculature, sur l’abattage et sur le rictus sardonique.

Le Cinéma du Média #13. À la droite du père Lindon

Ce cinéma, les Coulin ne se contentent pas de le reconduire. On croirait qu’elles entendent aussi en faire la critique et en indiquer l’impasse. Une critique qui commencerait par concéder ceci : un cinéma qui repose sur le corps est plutôt à l’aise quand il s’agit de représenter une vitalité qui, à force d’être explosive, devient violente, voire assassine. Il y a dans Jouer avec le feu de fortes scènes de groupe. Il y a aussi de belles entrées et sorties de champ. La critique se poursuivrait ainsi : ce cinéma n’est en revanche pas très bien armé pour mettre en cause pareille vitalité. Il est même très mal armé pour cela. Là est l’impasse. S’il entend mener un combat politique, ce cinéma devra se munir d’autres outils.

Message reçu. Critique précieuse. De nombreux cinéastes feraient bien d’en prendre note. On regrettera d’autant plus que cette critique n’excède pas la première moitié. Jouer avec le feu est d’abord riche et complexe. Ensuite il devient flou. Pour finir il est carrément simpliste. Car vient un moment où c’est le discours qu’il faut appeler à la rescousse, ce bon vieux discours édifiant qui, lui, ne veut rien savoir du corps, de ses raisons comme de sa déraison. Les mots de Fus sont pauvres, on l’a dit. Mais ceux de son père ne le seront guère moins lorsqu’il devra confier aux juges son désarroi. Phrases de belle âme, mol appel à la tolérance et au respect de l’autre. Seule une générosité très excessive verrait là d’authentiques énoncés politiques.

Jouer avec le feu n’oppose plus que bonne conscience et inconscience, belles âmes et corps excités.

Voir avec le feu accentue un trait déjà présent dans Dix-sept filles et dans Voir du pays. Accentuation sans doute imputable en partie à Vincent Lindon : on l’a souvent entendu tenir ce genre de propos dans les médias. Entre l’acteur et le citoyen la distance est aujourd’hui quasi nulle. Or ici Lindon fait plus que tenir le rôle principal : c’est lui qui porte le point de vue et livre la morale. En résumé : les pères en ont gros sur la patate. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour être à l’écoute mais les fils ne leur facilitent pas la tâche. La jeunesse fout le camp. Les pères se disent qu’ils auraient dû mieux faire, qu’il aurait fallu trouver les mots avant qu’il ne soit trop tard. Ils se sentent coupables. Mais de quoi donc ? D’avoir enfanté une progéniture qui ne les vaut pas.

On imagine mal idéologie plus aigre que ce paternalisme accablé. Elle renvoie loin en arrière, à ce cinéma des années 1950 auquel la Nouvelle Vague voulut mettre fin. Sauf que les années 1950 opposaient encore deux discours. Jouer avec le feu n’oppose plus que bonne conscience et inconscience, belles âmes et corps excités. Il serait temps de réapprendre à parler. ••

Jouer avec le feu. Delphine et Muriel Coulin, 2024. France, 1h58. Avec : Vincent Lindon, Benjamin Voisin, Stefan Crepon.

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