Le Cinéma du Média #12. Tout sur ma mort.
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Le premier film en langue anglaise de Pedro Almodovar, La Chambre d'à côté, met en scène une reporter de guerre atteinte d'un mal incurable, que joue Tilda Swinton, et son amie écrivaine, jouée par Julianne Moore. Mais le sujet n'en est pas tant la mort que la transmission, l'engendrement, le recommencement – nous dit notre critique Emmanuel Burdeau.
Il y a dans La Chambre d’à côté un personnage qui a priori n’a rien à faire dans l’univers de Pedro Almodovar. Déjà présent dans le beau roman de Sigrid Nunez – Quel est donc ton tourment ? –, il se prénomme Damian, est joué par John Turturro et s’habille – c’est un signe – de couleurs tristes. Non que ce soit un personnage entièrement négatif. D’une part parce qu’il n’est pas sûr que le négatif ait sa place dans un cinéma qui est la générosité même et dont la bonté est, avec le temps, devenue une caractéristique majeure. D’autre part parce que Damian, intellectuel obsédé par le changement climatique et ses effets dévastateurs, assène un discours dont Almodovar ne méconnaît évidemment pas la pertinence. Il n’empêche que cet homme gris qui n’a plus goût à rien – sinon, peut-être, au sexe – porte avec lui une idée qui, de toutes, pourrait être la plus étrangère à l’art almodovarien : l’idée qu’il existe une fin réellement finale ; l’idée qu’il pourrait y avoir un point au-delà duquel nul n’ira, ni l’individu ni l’humanité ; l’idée que les choses vont toucher à leur terme et qu’à cela, il va falloir se résigner.
Le sujet du premier long métrage en langue anglaise du cinéaste espagnol est bien la mort : une reporter de guerre, atteinte d’un cancer en phase terminale, demande à une amie de longue date, écrivaine, d’être à ses côtés lorsqu’elle avalera la pilule qu’elle s’est procurée sur le dark web. Pour cela, les deux femmes – dont Damian, jadis, fut l’amant – louent une grande et belle maison dans les bois, à quelques heures de voiture de New York. La première s’appelle Martha et est interprétée par Tilda Swinton. La seconde, Ingrid, est interprétée par Julianne Moore. L’euthanasie n’est pourtant que le sujet apparent – le sujet d’actualité, si l’on ose dire – de La Chambre d’à côté. Quel en est alors le sujet véritable ? C’est, comme toujours ou presque chez Almodovar, la maternité. Non la fin, donc, mais le recommencement ; non le terme mais la possibilité d’une prochaine fois ; non la mort qu’on se donne mais la vie qui se transmet.
Se nourrir de l’autre – film ou personne, c’est égal –, l’assister, ce n’est pas aspirer à le supplanter, c’est l’aider à (se) continuer.
Sauf que mère, chez l’Espagnol, il ne suffit pas d’avoir un enfant pour l’être. On le devient. Et cela prend du temps, cela demande du travail. C’est tout un roman, avec ses chicanes, ses avances et ses retards. Ce travail est celui auquel s’attelle La Chambre d’à côté. Ce temps est celui dont ce beau film a besoin, celui qu’il dure. Ce roman est celui que narre, une fois de plus, Pedro Almodovar.
Martha a une fille dont elle n’a jamais été proche, une fille dont elle ne s’est jamais sentie la mère, une fille qui n’envisage même pas d’être près d’elle pour ses derniers jours. De cette fille, Martha ne deviendra réellement la mère qu’in extremis et même post mortem, par la force d’un artifice qu’il est préférable de ne pas révéler. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est qu’il aura fallu qu’Ingrid soit là, qu’elle écoute longuement Martha, héritant de sa douloureuse histoire, pour permettre à cette maternité de s’accomplir enfin.
Almodovar est un croyant. Il croit en une proximité entre art et maternité, entre faire œuvre et donner naissance.
La Chambre d’à côté raconte donc davantage une naissance qu’une mort. Almodovar est, à cet égard, proche de François Truffaut. Chez l’Espagnol comme chez le Français, une relation est nécessairement une transmission, un passage nécessairement un héritage ; et toute histoire non seulement mérite d’être continuée, narrée et prolongée, mais doit l’être. La filiation et la génération sont omniprésentes dans La Chambre d’à côté. Elles le sont à travers les deux héroïnes entre lesquelles un transfert se fait, une venue ou une revenue à la vie. Elles sont au cœur de l’attitude esthétique d’Almodovar, et d’abord du rapport que son œuvre entretient avec d’autres œuvres, antérieures à la sienne. Le film ne cesse de citer, à la fois verbalement et visuellement. Répliques apprises par cœur ; DVDs qu’on regarde la nuit venue ; éclairages, décors et scénographies reproduits à l’identique. Almodovar cite la peintre Dora Carrington et la journaliste Martha Gellhorn, il cite Buster Keaton et William Faulkner. Il cite surtout le peintre américain Edward Hopper et l’écrivain irlandais James Joyce, par l’intermédiaire de l’adaptation que, pour son dernier film, Les Gens de Dublin, John Huston donna de sa nouvelle The Dead.
Ces citations pourraient être étouffantes, et parfois elles le sont en effet. Le monde d’Almodovar est celui d’une culture reconnue et établie dont il ne semble pas qu’on doive sortir. Monde qui d’un autre côté pourtant reste ouvert, ou en tout cas actif, dans la mesure où un grand principe d’engendrement semble lier et raviver les œuvres entre elles. Ce principe, Almodovar l’a fixé une fois pour toutes à travers l’usage que, dans un de ses films les plus célèbres, Tout sur sa mère (1997), il a fait d’un film plus célèbre encore : Eve (1950) de Joseph L. Mankiewicz. Chez Mankiewicz, la jeune actrice qui s’introduit dans l’intimité d’une star est l’incarnation du vampirisme, de l’imposture et de l’arrivisme. Eve veut prendre la place de Margot ; pour cela elle est prête à la tuer, ne serait-ce que symboliquement. Les motifs de la copie et de la reproduction se trouvent ainsi frappés de malédiction. Chez Almodovar c’est le contraire : Manuela, bien que nouvelle Eve, dans Tout sur sa mère, auprès d’une autre Margot – Huma, interprétée par Marisa Paredes, morte il y a quelques semaines – est animée des meilleures intentions du monde. La jeune femme, loin de vouloir la mort de la grande actrice, vole à son secours. Chez Almodovar il ne saurait y avoir de mauvaise copie ou de double maléfique. Se nourrir de l’autre – film ou personne, c’est égal –, l’assister, ce n’est pas aspirer à le supplanter, c’est l’aider à (se) continuer.
Il n’y a pas que de la vitalité dans ce colorisme, il y a aussi du macabre.
Postmoderne et donc quelque peu ironique, Almodovar a pu l’être à ses débuts, lorsque ses films étaient provocants et trash. Maintenant qu’ils ne le sont plus, on est frappé par sa piété à l’égard des références qu’il manie. Piété profondément filiale. Almodovar est un croyant. Il croit en une proximité entre art et maternité, entre faire œuvre et donner naissance. De sorte qu’on n’est même plus sûr qu’entre ces deux registres de la filiation – esthétique et biologique – la moindre distraction subsiste encore pour lui.
Devenir enfin mère, mais le devenir à la faveur d’un chemin semé d’embûches et d’emprunts, tel est le processus auquel le cinéaste ne cesse ainsi de revenir, quel que soit le cadre qu’il se donne, ici l’euthanasie, là les restes du franquisme, là encore le théâtre… Pour atteindre ce but, il ne craint ni de sacrifier des personnages ni d’inventer des détours qui peuvent paraître inutiles. Ni d’être tantôt explicatif et tantôt au contraire expéditif. Compliquées au début, trop riches en informations, ses narrations ne cessent de se resserrer à mesure que le récit progresse, jusqu’à atteindre la destination désirée. Un jour, peut-être, il livrera une épure. La Chambre d’à côté est ce qui, dans une œuvre aujourd’hui quarantenaire, s’en approche le plus.
Le décoratisme almodovarien n'est qu’une manière de conjurer la pire des craintes : celle du vide, d’un trou dans la chaîne du visuel et du vivant.
Resterait à se poser deux questions. La première est celle que n’importe qui s’est posé devant un film d’Almodovar, celui-ci inclus. C’est la question de la décoration, la question du décorum. Pourquoi encore et toujours ces intérieurs si élégamment arrangés ? Pourquoi ces vêtements de créateurs, ces changements de tenue à chaque scène ? Ces jaunes si jaunes, ces verts si verts, ces rouges si rouges ? Pourquoi cette maison d’un luxe dépassant l’entendement ? Il serait facile de dire : Almodovar était criard, il est devenu bourgeois. Une autre réponse est possible. D’abord il n’y a pas que de la vitalité dans ce colorisme, il y a aussi du macabre, ainsi qu’il apparaît à nouveau dans ce film où la mort rôde et où l’hôpital n’est jamais loin. Ce cinéaste chaud est aussi, bizarrement, froid. Chic, mais clinique. Ensuite, le décoratisme almodovarien n'est qu’une manière de conjurer la pire des craintes : celle du vide, d’un trou dans la chaîne du visuel et du vivant.
L’autre question concerne le statut du cinéaste. Dans La Chambre d’à côté Martha apparaît comme la femme forte, celle qui s’apprête à mourir mais n’a pas peur de regarder la mort en face, celle qui a vécu mille histoires sans avoir le temps de les raconter toutes. Ingrid paraît plus faible et plus en retrait : la mort la terrifie, Martha l’impressionne, elle se met à son service et c’est d’elle qu’elle va hériter, dans tous les sens du terme. De laquelle Almodovar se sent-il le plus proche, personnellement et « esthétiquement » ? De celle qui donne ou de celle qui reçoit ? De celle qui vit ou de celle qui témoigne ? La première semble, a priori, occuper une place supérieure à celle de la seconde. Mais Almodovar ne semble pas avoir de préférence. Et sans doute ne lui déplairait-il pas de se voir, comme Ingrid, en simple successeur. Ce flamboyant reste au fond un modeste. ●●
La Chambre d’à côté (The Room Next Door). Film espagnol de Pedro Almodovar (2024). Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro, Alessandro Nivola. Durée : 1h50.