Le Cinéma du Média #10. Lumière pour Virgil Vernier
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Dans Cent mille milliards, le cinéaste Virgil Vernier suit les pas d'un jeune escort à Monaco. 100 000 000 000 000, comme il est aussi écrit sur l'affiche, ce n'est pas seulement la fortune qu'Afine rêve de posséder. Le 1 et la suite de 0 renvoient au code binaire du numérique qui s'est emparé du cinéma comme du monde. L'un et l'autre fusionnent dans les lumières d'un très beau film où notre critique Emmanuel Burdeau invite à plonger
Le nom de Virgil Vernier ne dit probablement rien à la plupart des abonné.e.s du Média. Selon toute vraisemblance, Orléans, Andorre, Sophia Antipolis ou les Mercuriales ne sont à leurs yeux que des lieux et non les titres de quelques-uns des films français les plus singuliers de ces dix dernières années. Le dernier cité, tourné en 2014 et intitulé d’après les tours jumelles de Bagnolet, mêle en particulier documentaire et fiction avec une sorte de grande grâce nonchalante. Ce mercredi est sorti le troisième long métrage du cinéaste aujourd’hui âgé de 48 ans. Il est très beau : c’est donc l’occasion rêvée de le découvrir.
Chacun est déjà célèbre sans être toutefois connu de personne, chaque chose brille à destination de regards qui ne savent plus s’éblouir, tout le monde aspire à une gloire à la fois hors d’atteinte et déjà réalisée.
Virgil Vernier est sans doute mieux connu des cinéphiles, surtout les habitués des festivals. Encore n’est-ce pas sûr. Ce n’est pas tellement que la célébrité lui ait jusque là échappé, c’est plutôt que V.V. ne semble pas la rechercher. Quelle drôle d’idée. Et pour quelle raison ne la rechercherait-il pas ? Pourquoi Vernier se désintéresserait-il de ce que la majorité de ses confrères convoite par-dessus tout ? Parce que son cinéma s’y oppose et que la cohérence n’est pas toujours un vain mot. Parce que chez lui, chacun est déjà célèbre sans être toutefois connu de personne, chaque chose brille à destination de regards qui ne savent plus s’éblouir, tout le monde aspire à une gloire à la fois hors d’atteinte et déjà réalisée.
Le titre de ce nouveau film ne dit pas autre chose. Cent mille milliards, ou comme il est écrit sur l’affiche : 100 000 000 000 000. Ce chiffre astronomique désigne la fortune que rêve de pouvoir réunir un jour un jeune homme aux cheveux frisés et à la fine moustache prénommé Afine. Afine est escort à Monaco, où il soupire entre deux rendez-vous et peut-être – hypothèse plausible – encore davantage pendant les rendez-vous. Ce 1 suivi de quatorze 0 a aussi un autre sens : il évoque le système binaire du numérique devenu, sinon la loi du monde, un principe de codage indissociable de l’existence même du cinéma.
Pareil chiffre fait beaucoup d’argent. Même pour Elon Arnault ou Jeff Bolloré. En revanche cela fait peu d’image. Ou à l’inverse c’est un chiffre qui, tel en tout cas que répété sur l’affiche, commence à faire image tandis que, d’un strict point de vue financier, il ne veut plus dire grand-chose. Même pour Bernard Musk ou Vincent Bezos. De quelque façon qu’on la comprenne, une disproportion de ce genre est au cœur de Cent mille milliards. Écart à la fois immense et impossible à saisir.
Vernier accompagne Afine pendant la période des fêtes. Partout où ses pas et ses affaires le portent, le gigolo rencontre les illuminations de la principauté. Il voit les néons et les décorations de Noël, il aperçoit les éclairages des palaces et des yachts, il s’arrête devant les vitrines. Mais partout aussi il peut mesurer combien ces scintillements ne lui sont présentés qu’afin que lui soit mieux refusé ce qu’ils représentent. Ou plutôt il ne le peut pas. Car cela scintille partout, à la fois sur les avenues et à l’intérieur des appartements, au loin et tout près, dans le ciel et sur les tables de chevet. Omniprésence si grande – et si douce, aussi – qu’elle semble de nature à persuader Afine qu’il appartient de plein droit à cet univers merveilleux. Comme si, devenue autosuffisante, la lumière n’était plus que l’image d’elle-même et non celle de l’argent, du capital ou du succès.
Le cinéma de Virgil Vernier est un cinéma pauvre que le désir de devenir riche ne semble pas tourmenter. Cent mille milliards a coûté un peu moins que le chiffre qui l’intitule, soit 300 000 euros seulement, montant très inférieur au budget moyen d’un long métrage en France. À l’évidence, Vernier ne voit pas bien pourquoi il devrait remuer ciel et terre afin d’obtenir plus d’argent et réunir un casting plus prestigieux. Il ne voit aucun raison valable de se démener pour réaliser un film plus conforme aux normes commerciales, alors qu’il lui suffit de regarder deux secondes autour de lui pour découvrir un monde – le nôtre – où le cinéma règne en maître. Sinon le cinéma : la lumière et ses reflets, les miroirs et leurs alouettes, les écrans et les pixels, les 0 et les 1. Encore faut-il avoir les yeux pour le voir – c’est loin d’être le cas de tous les cinéastes –, ce monde qui brûle mais ne réchauffe pas, où il est possible de vivre chichement tout en circulant en Uber aux vitres teintées, où chacun parade, frime, se rêve star et, en quelque manière, l’est. À quoi bon ajouter encore un supplément, une plus-value cinématographique à tout ça ? L’effet obtenu pourrait-il être autre que redondant, voire obscène ?
Sur cette réalité en même temps enchantée et fade, Vernier promène un regard qui n’appuie pas, un regard absent, curieux certes, mais surtout indifférent. Cent mille milliards avance à bas bruit, sans l’once d’un cri. Ses personnages sont un peu comme Vernier, ils ressemblent à son regard. Là, ils sont las. Il y a Afine, garçon aimable mais taciturne, interprété par Zakaria Bouti, jeune premier casté en boîte de nuit. Il y a sa bande d’amis, travailleurs et travailleuses du sexe comme lui, qui l’abandonne pour – normal – aller fêter Noël à Dubaï. Il y a une baby-sitter d’origine serbe (Mina Gajovic) et la pauvre petite fille riche, Julia (Victoire Song), qu’elle garde pour les vacances. Afine se joint à elles, moyennant finance, pour quelques jours. Tous s’ennuient et rêvent d’un sort meilleur. Vernier ne le dissimule pourtant à aucun moment : les riches – à commencer par les client.e.s d’Afine – s’ennuient aussi. Tout juste ont-ils mieux appris à donner le change.
Cent mille milliards ne s’inscrit pas seulement sous le signe du conte, il est aussi habité par un ensemble de croyances occultes, superstitions et circulation des énergies, prémonitions et projets d’avenir, vœux de réussite et pressentiment d’une catastrophe prochaine.
Comme Anora, la Palme d’Or de Sean Baker, Cent mille milliards parle du sexe et de son travail. Comme Anora, son récit, ouvert par la voix de Julia évoquant des diamants et des châteaux, regarde du côté du conte. Comme Anora, Julia porte du rouge – Victoire Song pourrait d’ailleurs être la petite cousine ou la sœur cadette de Mickey Madison. La ressemblance s’arrête là. Baker ne s’intéresse qu’à la visibilité du sexe et du travail. Vernier préfère l’inactivité – reproche souvent adressé à Afine, qualifié de « dormeur » – et repousse hors-champ la moindre esquisse d’étreinte. C’est que Baker veut encore croire à la possibilité de ressaisir une réalité extérieure à l’image et à ses mirages, alors que pour Vernier les jeux de lumière – la succession interminable des 0 et des 1 – suffisent à dire toute la richesse et toute la pauvreté de cette réalité, toutes ses promesses et toutes ses trahisons.
Cent mille milliards ne s’inscrit pas seulement sous le signe du conte, il est aussi habité par un ensemble de croyances occultes, superstitions et circulation des énergies, prémonitions et projets d’avenir, vœux de réussite et pressentiment d’une catastrophe prochaine. Tout semble être devenu fétiche. Tout prend le caractère d’une proximité ou d’une imminence que chacun croit pouvoir toucher du doigt et qui, pourtant, s’obstine à rester aussi impalpable qu’un reflet. Ce film d’une facture très simple, presque neutre, est un vrai mystère. Parmi les marques de cette simplicité voisine de l’énigme on trouve ces plans qui donnent à lire l’heure sur une horloge à diode, un réveil, l’enseigne clignotante d’une pharmacie. Un coup il est 21:21. Un autre 22:22. Un autre 23:23. Superstition toujours. Talisman. Magie, maléfice des chiffres. Le terme suivant de la série est facile à deviner, sauf que 24:24 est une heure qui n’existe pas, ou pas vraiment. Cette heure difficilement possible est pourtant bel et bien celle que parvient à donner Cent mille milliards. Heure juste, la nôtre, pour quelques quelques semaines à peine encore – la fin de l’année est proche et bientôt il faudra dire 25:25 –, en même temps que formule d’un monde qui, bien que n’évoluant plus, s’entête à tourner sans arrêt, ad libitum.
Cent mille milliards. Film français de Virgil Vernier (2024). Avec Zakaria Bouti, Victoire Song, Mina Gajovic. Durée : 1h17.