Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Le Dernier Tango à Paris, le film de Bernardo Bertolucci qui fit scandale au début des années 1970, devait être projeté lors d'une rétrospective Marlon Brando à la Cinémathèque française. Celle-ci a préféré annuler la séance plutôt que d'accepter un « accompagnement » demandé par des associations féministes. En cause : la fameuse scène de sodomie forcée, qui a pesé sur la vie de l'actrice Maria Schneider. Dans cette affaire, note notre critique Emmanuel Burdeau, il a finalement été très peu question du « film lui-même ». Il importait donc d'y retourner.
À la différence des précédents, cet article – le onzième de notre chronique et le premier de 2025 – ne porte pas sur une sortie mais sur un film franco-italien de 1972. Le Dernier Tango à Paris ne fait pourtant l’objet d’aucune reprise en salle. Pourquoi alors ouvrir l’année avec lui ? Pour des raisons dont la presse s’est largement faite l’écho. On se contentera de les résumer en préambule.
Une rétrospective Marlon Brando vient de s’achever à la Cinémathèque Française. C’est dans ce cadre que, le 15 décembre, devait être projeté le film de Bernardo Bertolucci. À l’annonce du programme, plusieurs associations et personnalités féministes ont signalé qu’il leur semblait inconcevable d’organiser une telle séance sans accompagnement. Il se serait agi selon elles de rappeler que si le Tango révéla Maria Schneider, il fit aussi son malheur, particulièrement en raison d’une scène de sodomie – dans laquelle du beurre fait office de lubrifiant – qui ne figurait pas dans le scénario. Scène voulue par Bertolucci et par Brando seuls, dont Schneider n’était pas informée et dont le tournage la laissa traumatisée. Non, comme on a pu le croire, qu’elle y soit victime d’un viol – la sodomie est simulée. Mais à cause de la surprise et de la brutalité des gestes de Brando. Parce que les larmes et les protestations, dans cette scène, sont les siennes et non seulement celles de Jeanne, son personnage. Et parce que l’actrice fut par la suite ramenée sans arrêt – par les médias, mais pas uniquement – à cette humiliation, dont en outre on voulut souvent la croire complice.
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, « revenir au film lui-même » ?
La Cinémathèque Française n’a pas souhaité mettre en contexte. Restée sourde aux demandes, elle a préféré annuler la séance, purement et simplement. Pour quel motif ? « Les risques sécuritaires encourus », « le souci d’apaisement des esprits ». Et c’est tout. Inutile de revenir davantage sur tout cela. Utile, en revanche, de revenir au film lui-même. Car dans cette affaire, il a finalement très peu été question du Dernier Tango.
Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, « revenir au film lui-même » ? Depuis #MeToo, on voit bien que, pour la critique, une partie de la question se trouve là. Si cela veut dire oublier le contexte dans le but de dégager une valeur cinématographique pure, alors non, ce n’est pas la peine. Il n’y a pas de valeur cinématographique pure. À la limite, la seule raison d’être de la critique est de faire en sorte qu’on n'ait jamais la faiblesse de croire le contraire. Certes il s’agit de juger sur pièces. Mais il s’agit de le faire en ayant en tête une vérité aussi élémentaire que souvent oubliée : le « film lui-même », cela n’existe pas.
Un film n’est qu’un réseau de différences, internes et externes. C’est en ce sens qu’il vaut le coup d’œil et la réflexion. L’idée de « revenir à » n’a donc guère plus de sens. On ne retourne pas à un film comme on rentre à la maison afin d’être protégé du dehors. On s’y (re)risque avec l’intuition que celui-ci porte, avec sinon en lui, une partie au moins de ce que nomme ce mot vague mais pratique : le contexte.
Pourquoi revoir Le Dernier Tango ? Non pour faire taire les commentaires et les polémiques. Pour examiner de quelle façon ceux-ci y figurent déjà. Et se demander quelle réponse y est – ou pas – apportée.
Ils tiennent à ne rien savoir l’un de l’autre ; ils ne veulent pas se raconter leur histoire respective ; ils n’échangent pas même leurs prénoms. Le sexe leur suffit.
Comme il n’y a pas de hasard, le film de Bertolucci parle justement de cela : l’ouverture et la fermeture, le pur et l’impur, le désir mais aussi l’illusion de prétendre se soustraire au contexte. L’argument est connu. Il est simplissime : un homme d’âge mûr et une jeune femme – Marlon Brando et Maria Schneider – s’isolent dans un appartement vide du XVIe arrondissement parisien pour, principalement, y faire l’amour. De toutes les façons, y compris les plus osées, donc les moins représentées par le cinéma non pornographique. Ils tiennent à ne rien savoir l’un de l’autre ; ils ne veulent pas se raconter leur histoire respective ; ils n’échangent pas même leurs prénoms. Le sexe leur suffit. On sait juste qu’il est veuf – sa femme s’est récemment suicidée – et qu’elle est fiancée. C’est pour cela que ce film tourné dans l’après-68 est entré dans la légende : comme la manifestation et même l’exaltation d’une liberté sexuelle vécue à l’écart, mais aussi contre le monde.
Si Bertolucci s’en tenait là, son film serait parfait pour la Cinémathèque et, au-delà, pour tous les tenants de l’art pour l’art. Il ne serait en effet qu’un objet clos n’ayant de compte à rendre qu’à lui-même. Or il n’en est rien. Le Dernier Tango ne cesse de se justifier. De trois façons au moins.
Il n’est pas vrai que la société soit oubliée : elle est moquée, caricaturée et même méprisée. Spécialement lors de la scène de sodomie.
D’abord ce rejet – du monde, de la société et bientôt du langage – est imposé par l’homme à une femme qui, elle, serait tout à fait prête à communiquer avec lui mais à qui cette possibilité est d’emblée refusée. Ensuite, chaque membre du couple croise à de nombreuses reprises, aux alentours de l’appartement et ailleurs, des personnages secondaires qui sont loin d’avoir leur classe, leur élégance, leur distance aux contingences du social. Cliente d’un café nettoyant son dentier au lavabo, concierge noire hilare et grotesque, bonne simplette, belle-mère pleurnicheuse… Il n’est pas vrai que la société soit oubliée : elle est moquée, caricaturée et même méprisée. Spécialement lors de la scène de sodomie, que Paul accompagne de propos orduriers contre l’institution familiale, qu’il ordonne en sus à Jeanne de répéter.
Enfin et surtout il y a Tom, le fiancé de Jeanne interprété par Jean-Pierre Léaud. Tom est réalisateur de télévision. Il entend tourner un portrait de Jeanne pour lequel il ne craint ni de la filmer contre son gré, ni de la faire revenir en détails sur son enfance et son histoire familiale. Bien qu’interprété par un acteur génial, emblème de cette Nouvelle Vague qui a beaucoup influencé Bertolucci, Tom est le grand repoussoir du Dernier Tango. En tant quel tel, il constitue un élément essentiel de son argumentaire. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment s’enchaînent deux scènes, l’une où les amants reproduisent des cris d’animaux, et l’autre où Tom enregistre des canards avec son micro (bien en vue dans le champ). D’un côté l’accès direct à une animalité retrouvée, de l’autre les tentatives dérisoires de renouer par la technique avec cette animalité. L’opposition ne saurait être plus marquée. Ni plus didactique.
Tout le Tango fonctionne de la sorte, en séparant les seigneurs et les autres, le direct et l’indirect. Ici la beauté et l’authenticité de l’expérience en intérieur. Là la laideur et la facticité de ce qui se joue hors de l’appartement. Film d’esthète, où la chimère d’une clôture est inlassablement poursuivie et vantée à la faveur de mouvements d’appareil toujours plus sophistiqués et grâce aux éclairages travaillés du grand chef opérateur Vittorio Storaro. Mais film où, pour s’affirmer, cette auto-suffisance ne cesse d’avoir recours à des contre-exemples peu flatteurs.
On dira que l’œuvre entière de Bertolucci est ainsi. Le Conformiste (1970) aussi mêle esthétisme et décadence. Le Dernier empereur (1987) aussi fait l’épreuve de l’enfermement. Un Thé au Sahara (1990) aussi court après le trip ultime. Et toujours ce désir d’exception trouve devant lui une règle qu’il repousse. C’est vrai. Mais le Tango reste à part, fût-ce seulement par sa place dans l’histoire du cinéma.
La chose est si frappante qu’on serait tenté d’en tirer une loi générale : chaque fois ou presque qu’un film se présente comme le prône d’une expérience pure, délestée de toute médiation, il y a de grandes chances qu’il éprouve le besoin de se désigner des ennemis. De grandes chances qu’il ait autant – sinon plus – affaire avec cette impureté dont il ne veut pas qu’avec la pureté qu’il désire. On le croyait parti pour jeter la rhétorique par-dessus bord. Et voici qu’il finit par l’appeler à la rescousse. Plus un film se veut fermé, et plus il a besoin d’écarts et de repoussoirs. C’est exactement ce qui arrive dans ce film démonstratif et lourd, discoureur sous couvert de laconisme, moins souverain qu’emprunté, en dernière instance, qu’est Le Dernier Tango à Paris.
Le contexte appartient – plus ou moins – au texte. Pas besoin de l'y ramener. Il y est, même s’il arrive qu’on mette du temps à voir dans quelle mesure et de quel contexte il s’agit précisément. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’acharnement à délimiter un pré carré, la volonté de distinction qui traverse Le Dernier Tango se soient exercés contre son actrice. Une suggestion a pu récemment être faite : pourquoi, tout bonnement, ne pas couper la scène du beurre et de la sodomie ? Drôle d’idée. Cela ne changerait pas grand-chose. L’imaginaire qui se fait agressivement jour là parcourt l’ensemble du film. Il n’y a pas d’un côté l’esthétique, et de l’autre la morale. Les deux vont ensemble. Chaque film a sa politique. Et celle du Tango tient – entre autres et spécialement – dans cette scène.
PS : Le « retour » aux films ne dispensant pas, bien au contraire, d’aller voir ailleurs, on pourra compléter la (re)vision du Tango de trois manières. Elles sont rangées ici par ordre d’intérêt croissant. D’abord Maria, biopic de Jessica Palud sorti au printemps de 2024 et centré sur le Tango et ses conséquences : film anodin et bien sage mais qui se laisse voir, en particulier grâce à Anamaria Vortolomei. Ensuite l’émission du site Hors-Série dans laquelle Murielle Joudet et son invité, Jean-François Rauger – directeur de la programmation de la Cinémathèque Française – se livrent à une défense du Tango à la fois très fournie et très discutable. Enfin la lecture des pages très éclairantes que, dans Mâle décolonisation (sous-titre : L’« Homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la Révolution iranienne), le grand historien américain Todd Shepard consacre au film, dans un chapitre qui traite plus largement du rapport entre sodomie et référence algérienne dans la France des années 1970. On se souvient ainsi que le thème du racisme est assez présent, que Jeanne est la fille d’un colonel tué en Algérie et qu’avant de mourir, Paul revêt le képi de celui-ci en adoptant un sourire moqueur qui, sans doute, hâte sa fin. ●●