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Le cinéma du Média #9. Futur vers le retour

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

Le dernier opus de Robert Zemeckis, connu pour des films-culte comme Retour vers le futur, Qui veut la peau de Roger Rabbit ? ou encore Forrest Gump, est à nouveau très inventif. Les plus belles années de notre vie consiste en un plan fixe : un unique cadre dans lequel coïncident deux millénaires d'histoire et le destin contemporain d'un couple. Innovation technologique pour une invention esthétique et narrative qui laisse interrogatif notre critique Emmanuel Burdeau.

Depuis quelques semaines, un bruit court sur Internet en général et sur les réseaux sociaux en particulier. Ce bruit dit en gros ceci : Robert Zemeckis a sorti un nouveau film, intitulé Here – titre original préférable à sa version française : Les plus belles années de notre vie – ; Here est formidable ; il est à la fois bouleversant et inédit technologiquement ; sa sortie – comme celle du film d’Eastwood évoqué la semaine dernière – a été bâclée ; la critique est complètement passée à côté ; il faut se ruer pour aller le voir avant qu’il ne disparaisse des salles.

Imagine-t-on un autre pays que la France où des voix cinéphiles s’élèvent afin de voler au secours d’un homme qui ne s’est jamais voulu auteur et dont les films ont su assez parler au public pour, à la longue, amasser quelques milliards de dollars ? La réponse est : non. Ce que la cinéphilie française aime dans le cinéma américain demeure identique ou presque : c’est moins ses marges que ce qui peut s’inventer de plus imprévisible en son centre.

Zemeckis, il est vrai, n’est pas n’importe qui. Ceux qui furent adolescents dans les années 1980 ont grandi avec lui. Ils ont été ou ils ont voulu être Marty McFly, campé par Michael J. Fox, dans les trois Retour vers le futur. Au cours des quarante dernières années, Zemeckis a révolutionné le cinéma à plusieurs reprises. Technologiquement, donc esthétiquement. Avec Qui veut la peau de Roger Rabbit ? en 1988, où il fut le premier à mêler dessin animé et prises de vue réelles. Avec Forrest Gump en 1994, où l’on put voir le nigaud à la voix lente interprété par Tom Hanks s’incruster – c’est le mot – au sein de quelques uns des plus grands moments de l’histoire récente des États-Unis. Avec Pole Express en 2004, premier film – toujours avec Tom Hanks – entièrement réalisé en capture de mouvement. 

Au cours des quarante dernières années, Zemeckis a révolutionné le cinéma à plusieurs reprises. Technologiquement, donc esthétiquement. 

Il est vrai aussi que depuis le début des années 2000 environ, Zemeckis avait disparu des radars. La sortie de Here constitue à cet égard un retour en grâce inattendu. Flight (2012) aussi bien que The Walk (2015), Alliés (2016) aussi bien que Bienvenue à Marwen (2018) eurent leurs admirateurs. Rien toutefois de semblable à la flambée d’enthousiasme qui a commencé de prendre au début du mois de novembre.

Here – qu’il n’était pas, après tout, impossible ni trop acrobatique de traduire par : Ici – raconte les aventures d’un cadre à travers le temps. Et rien d’autre que ces aventures, de la préhistoire à nos jours en passant par l’Indépendance américaine et la révolution industrielle. Tout au long du film, ce qu’il y a à l'intérieur du cadre évolue mais ce dernier demeure. Le plus souvent, il montre un salon, mais parfois aussi la nature, un chemin, des dinosaures même. Pendant 1h44, la caméra ne bouge pas – à une exception près, dont il faudra parler –, et c’est dans un cadre toujours identique que viennent s’inscrire plusieurs pans de l’histoire américaine. Ce cadre en contient toutefois plusieurs, lesquels viennent régulièrement s’ouvrir en son sein à la façon d’un fichier sur un ordinateur. Au milieu d’une scène se déroulant en 1920 se découpent soudain un rectangle de préhistoire, un carré d’années 1960, une lamelle de 2020…

Adaptation sans doute fidèle d’une bande-dessinée de Richard McGuire, Here est une nouvelle première pour Robert Zemeckis : un film qui parcourt plusieurs millénaires tout en ne possédant qu’un seul cadre à l’intérieur duquel ont lieu, avec une fluidité qui laisse pantois, des ouvertures et des fermetures de fenêtres. Un peu comme s’il était donné au spectateur de feuilleter une demi-douzaine d’albums de famille à la fois. Et peu à peu, ce récit se resserre sur le destin d’une famille, avec ses naissances et ses morts, ses maladies et ses fêtes, et plus encore sur le destin d'un couple interprété à plusieurs âges par Tom Hanks et Robyn Wright, déjà partenaires dans Forrest Gump.

Here est inédit. Here est beau, Here est doux. Here est aussi, parfois, déchirant. Mais Here soulève quelques problèmes, et Here, au bout du compte, laisse pour le moins interrogatif. Car le resserrement autour d’une famille et d’un couple ne permet quand même pas d’oublier que c’est d’Histoire qu’il est question. D’Histoire des États-Unis, d’Histoire tout court et non seulement des joies et des peines auxquelles chacun peut avoir affaire au cours de l'existence.

 À quoi d’autre assiste-t-on qu’à un lissage généralisé des discontinuités et des ruptures de l’Histoire, à la faveur duquel la même importance mais aussi la même insignifiance sont accordées à tout ? 

C’est ici qu’il convient de rappeler une vieille évidence, à savoir qu'il n'est pas de progrès technologique qui soit séparable d'une vision du monde. Or la vision portée par Here est, disons, contestable. À quoi d’autre assiste-t-on en effet qu’à un lissage généralisé des ruptures de l’Histoire, à la faveur duquel la même importance mais aussi la même insignifiance sont accordées à tout ? De quel autre spectacle est-on le témoin, sinon celui de l’immuabilité indifférente d’un cadre – dans tous les sens du mot –, quels que soient les êtres, les évènements et les émotions qui l’occupent pour un temps ?

Deux scènes, de ce point de vue, méritent d’être mentionnées. Dans l’une, une petite équipe d’archéologues amateur trouve dans la cour des ossements datant sans doute de plusieurs siècles. L’autre met en scène les habitants actuels du salon, une famille noire qu’on devine aisée. Par le menu, le père y explique à son fils de quelle extrême prudence il devra faire preuve, dans le moindre de ses gestes, si d’aventure, en voiture, il est l’objet d’un contrôle de police. Des discontinuités apparaissent certes entre les séquences – on voit mal d'ailleurs comment il pourrait en être autrement. Rien cependant ne les signale à l'attention au milieu du flux. Le reste de l'Histoire n’est qu’une fenêtre de plus – la boîte qui contient les ossements –, et l’expérience du racisme elle-même guère plus qu’un épisode parmi tant d’autres, d’une valeur égale à celle d’une naissance ou d’une scène de ménage.

Zemeckis a réalisé il y a une petite décennie un biopic du funambule français Philippe Petit intitulé The Walk. Il s’agit, sinon du plus fort, du plus original des films sur le 11 septembre 2001. Avec les moyens du numérique déjà, The Walk narre en particulier l’incroyable traversée par Petit, sur un fil de fer tendu à plusieurs centaines de mètres du sol, de l’espace séparant l’une et l’autre tours du World Trade Center. Et Zemeckis rappelle que c’est cet exploit qui, en dépit de son illégalité, a rendu populaires auprès des New-Yorkais ces deux immenses gratte-ciels que jusque là ils n’aimaient pas. 

Si The Walk est beau, c’est que, en dépit du grand nombre de films déjà réalisés sur le traumatisme du 11 septembre, aucun n’avait songé encore à s’intéresser à cette chose pourtant si évidente : ce grand nulle part tout là-haut, entre les deux Tours, qu’un événèment de l’Histoire vint recouvrir de fumée et de sang. On peut voir là l’essence de l’art zemeckissien : s’installer à l’endroit où, avant lui, il n’y avait pour ainsi dire rien, rien en tout cas que le cinéma ait vu ; combler les trous et remplir les failles ; demander à la technologie la plus avancée de substituer un plein figuratif mais aussi idéologique aux béances et aux vides de l’Histoire ; le faire de manière toujours inventive, souvent éblouissante mais souvent aussi plus qu’ambigüe sur le plan historique et politique.

Il faut attendre la fin de Here pour que la caméra bouge enfin. Devenus vieux, les époux divorcés se retrouvent une dernière fois dans le salon, d’où tous les meubles ont été retirés à l’exception de deux chaises. Elle – Robyn Wright – a perdu la mémoire, mais voici que soudain elle se souvient qu’elle vécut ici et que, souvent, elle y fut heureuse. Voici que les souvenirs remontent. La caméra accompagne alors, pour la première et unique fois, son regard qui parcourt l’espace, puis sort du salon, s’élève dans les airs et prend congé. Étrange aveu, de la part de Zemeckis. Comme si lui-même, arrivé aux dernières secondes de son film, confessait qu’il s’est en vérité livré à une opération d’oubli et que la mémoire – et avec elle le mouvement – ne le concerne pas, sinon in extremis. ●●

Les plus belles années de notre vie (Here). Film américain de Robert Zemeckis (2024). Avec Tom Hanks, Robyn Wright, Paul Bettany, Kelly Reilly, Michelle Dockery. Durée : 1h44.

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