Le cinéma du Média #6. Ruffin de partie
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Au boulot !, le nouveau film de François Ruffin co-réalisé avec Gilles Perret, sort sur les écrans cette semaine. On y suit Sarah Saldmann, chroniqueuse des médias patronaux connue pour sa hargne contre les pauvres, partageant un peu du quotidien de celles et ceux qu'elle injurie à longueur d’émissions. Deux thèmes forts, donc, souligne notre critique Emmanuel Burdeau : la dureté du travail et le carnaval comme inversion des places sociales. Mais pour en faire vraiment un film, F. Ruffin aurait dû accepter de ne pas tout savoir et lâcher la bride, donner sa chance au personnage principal.
Gilles Perret et François Ruffin emmènent Sarah Saldmann en tournée. La juriste et éditocrate bling-bling a accepté l’invitation faite par le second de partager une journée de travail avec ceux – auxiliaires de vie, livreurs, agriculteurs… –, qu’elle injurie à longueur d’émissions, notamment sur RMC, les traitant d’assistés, de glandus et de feignasses. Elle pourra ainsi juger sur pièces combien elle raconte n'importe quoi. Ce qu’il en résultera in fine, on l’ignore. Mais au moins tournera-t-elle peut-être désormais sept fois sa langue dans sa bouche… (Cela reste peu probable. Saldmann a appliqué depuis la même méthode d’ignorance et de calomnie à un autre sujet – le génocide à Gaza. Une tournée de rééducation ne semble cependant pas cette fois au programme).
Tel est l’argument d’Au boulot !, au double sens promotionnel et narratif du mot. Argument à peu près aussi difficile à ignorer cette semaine que la réélection de Donald Trump. Dans les premières minutes, tandis qu’il attend sa cobaye dans un salon du Plazza Athénée, Ruffin le présente à son co-réalisateur, dont il y a pourtant tout lieu de croire qu’il en était déjà informé. Ce même argument, Ruffin le rappelle ensuite à intervalles réguliers. Disons toutes les cinq minutes. Tantôt à l’attention des spectateurs qui pourraient être lents à la comprenette, tantôt à destination de Saldmann, afin de s’assurer qu’elle sait à quel jeu on l’a conviée, qu’elle en a compris le sens, et si possible, d’ores et déjà assimilé la leçon. Une riche effectue un court voyage au pays du peuple. Ce n’est pas seulement le résumé du film. C’est le film lui-même qui, à peu de choses près, se résume à cela : à cette formule valant effet d’annonce, slogan et message.
Au boulot ! est le quatrième film de Ruffin, le troisième co-réalisé avec Perret. Avant lui il y a eu Merci patron !, J’veux du soleil ! et Debout les femmes ! Au titre de chacun des quatre, le député de la Somme a donc tenu à mettre un point d’exclamation. Marque d’optimisme. Conviction affichée que l’horreur de la situation économique et politique n’est pas inévitable. Ça peut changer, ça va changer, allez ! Ok. Il s’agit aussi pour lui, sinon de formuler une injonction, au moins de mettre d’emblée les choses au clair. De s’assurer que Perret et lui seront bien entendus et bien compris. N’ayez crainte !, est-on tenté de répondre d’une voix si possible aussi forte que la leur. Tout est clair. Très clair. Trop clair.
Si la droitarde découvre une réalité dont elle ignore tout, Ruffin, lui, ne semble pas même croire possible d’apprendre quelque chose qu’il ne sache pas déjà.
Il est fascinant de voir à quel point, dans Au boulot !, l’inconnu et le nouveau ne doivent se trouver que d’un seul côté. Du mauvais et non du bon. Si la droitarde découvre une réalité dont elle ignore tout, Ruffin, lui, ne semble pas même croire possible d’apprendre quelque chose qu’il ne sache pas déjà. C’est même en cela que consiste l’essentiel de son rôle : être le gardien du déjà-su, boucler les boucles et prévenir les issues. On sent pourtant qu’il se retient, qu’il fait mille efforts pour ne pas prendre toute la place. Peine perdue : le voilà à l’arrière-plan qui bouche la perspective, appuyé contre une porte et empêchant le regard de prendre la fuite, observant les scènes afin d’être sûr qu’elles ne s’écartent pas du programme. Ou encore posant les questions et faisant les réponses, riant quand il faut rire, finissant les phrases de ses interlocuteurs.
Ce gardiennage, sans doute, est télévisuel : aucune image dont un commentaire n’ait, par avance, réglé le sens. Cette peur panique de l’accident de communication, sans doute, est politicienne. Cette gestion du déjà-vu et du déjà-su n’a rien, sans doute, de cinématographique. C’est bien en salle, pourtant, qu’Au boulot ! sort. Il faut donc essayer d’en parler comme cela, c’est-à-dire comme d’un film. Comme de ce film qu’Au boulot ! n’est pas mais qu’Au boulot ! aurait pu être. Car l’idée de départ était loin d’être mauvaise. Il y avait un coup à jouer. Politiquement risqué mais qui, cinématographiquement, était le seul à pouvoir s’avérer payant. Payant donc politiquement aussi, mais par ricochet, au-delà du pré-vu et du pré-su.
Il fallait lâcher la bride à Sarah Saldmann. La laisser occuper davantage l’image. Accepter qu’elle puisse devenir sympathique – tout le monde le peut, en soi cela ne veut rien dire. Lui accorder la possibilité de gagner en épaisseur à mesure que le film avance. Il fallait que le spectateur ait envie, ne serait-ce qu’un instant et à titre d’hypothèse, d’être de son côté. Un personnage à qui on n’accorde aucune chance n’a rien à nous dire, aucun point ni aucun but à marquer, même contre son camp. Tout cinéaste sait ça, tout cinéphile aussi. Le reste n’est qu’enfonçage de portes ouvertes.
Plus réussi est le méchant, plus réussi est le film, disait Alfred Hitchcock. La méchante, ici, est ratée.
Ont-ils eu peur ? Il ne semble pas en tout cas que Perret et Ruffin aient envisagé une seule seconde de transformer leur ennemie en vedette. Une leçon doit être administrée, c’est tout ce qui importe. Plus réussi est le méchant, plus réussi est le film, disait Alfred Hitchcock. La méchante, ici, est ratée. Presque entièrement. Car à deux ou trois reprises, Saldmann paraît quand même sur le point d’emporter le morceau. Lorsqu’elle pleure devant le dévouement d’une auxiliaire de vie, lorsqu’elle chante dans les vestiaires d’une équipe de foot, lorsque l’un de ses collègues d’un jour est trop cruel avec elle. Les choses reprennent toutefois vite leur cours normal. Parce que Ruffin veille au grain, mais aussi – reconnaissons-le –, parce que Saldmann n’est pas à la hauteur. Elle ne tient même pas son rang de grand bourgeoisie, elle est trop nulle, trop ignare. Aussi ne prend-on qu’un maigre plaisir à la haïr. Si elle ressemble à quelque chose, c'est plutôt à une candidate de télé-réalité.
Au boulot ! partait avec deux thèmes forts. Le travail, mais aussi le carnaval. La dureté du travail et le carnaval comme inversion provisoire des places sociales. Perret et Ruffin s’intéressent au travail des autres. Au leur, beaucoup moins. Non seulement Au boulot ! est saucissonné en saynètes, relancé à la va-comme-je-te-pousse par des embrayages musicaux, mais on sent que les deux auteurs auraient détesté qu’il en soit autrement. Un film pensé et construit ? Jamais de la vie !
Quant au carvanal, c’est une autre affaire. Perret et Ruffin finissent par virer Saldmann, non sans lui casser un peu de sucre sur le dos au passage. Grande classe décidément. Puis vient une dernière scène où, métamorphosés en stars, tous les « acteurs » du film – sauf elle – défilent sur un tapis rouge de fortune puis trinquent sous les flashes des photographes. Ruffin n’est pas loin, cette fois dans le rôle du reporter mondain (il est très bon). C’est le meilleur moment du film, le seul qui étonne. Il arrive hélas trop tard. Lorsqu’on a passé une heure vingt à se foutre des images qu’on produit, cinq minutes – même enlevées – ne sauraient convaincre qu’on tient la représentation pour un enjeu crucial. ●●
Au boulot ! Documentaire de Gilles Perret & François Ruffin. France, 2024. Durée : 1h24.