Le cinéma du Média #5. Beauté d'Anora
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Anora, le film de Sean Baker primé au festival de Cannes 2024, est sorti dans les salles cette semaine. L'histoire d'amour entre une jeune travailleuse du sexe et le fils d'un milliardaire russe tourne mal lorsque l'oligarque paternel s'oppose à leur union. Mais il n'y a pas de méchant dans Anora, nous dit notre critique Emmanuel Burdeau. La violence sociale est le vrai sujet de ce film politique parce que sentimental.
Ne croyez pas les critiques : Anora n’est pas un remake, même sombre et palmedorisé, de Pretty Woman. Le huitième long métrage de l’Américain Sean Baker récompensé à Cannes ne démarre vraiment qu’après trois quarts d’heure environ, lorsque se défait l’union enchantée de l’escort girl et du jeune milliardaire russe. Le film ne se met vraiment en marche que lorsque, l’héritier quittant la scène la queue entre les jambes, le rythme effréné de la première partie – strip-teases, fêtes, sexe à New York puis noce à Las Vegas – se ralentit pour laisser place à un autre, plus lent et plus instable à la fois. Alors Anora commence à montrer sa véritable force. Et celle-ci n’est pas mince.
Ivan – interprété par le Timothée Chalamet russe, Mark Eydelshteyn – est trop riche pour Baker. Trop riche et trop puissant. Trop indolent : l’idée même de travailler lui paraît extravagante. Or, depuis toujours, Baker n’a de goût que pour ceux qui travaillent. Les travailleurs et les travailleuses du sexe, dont fait partie Anora, comme avant elle l’héroïne de Starlet (2012) – inédit en France jusqu’à la semaine dernière – et celles de Tangerine (2015), comme également le héros de Red Rocket (2021), son film précédent. Mais aussi bien toutes celles et tous ceux qui triment pour gagner leur vie et se battent pour ne pas perdre un emploi que, pour la plupart, elles et ils viennent à peine d’obtenir.
Depuis toujours, Baker n’a de goût que pour ceux qui travaillent.
Ne croyez pas les critiques : Anora n’est pas un énième film sur le rêve américain et son envers de cauchemar. Ou alors Anora ne l’est qu’in fine, lorsque le conte de fée de la première partie s’est définitivement dissipé et qu’un autre, un poil moins irréaliste, semble sur le point de lui succéder. Semble seulement, car quand le film s’achève, tout reste à faire. La course-poursuite succède à la romance, les cris aux câlins, le froid vif de l’hiver new-yorkais à la chaleur des draps, mais Baker reste un cinéaste assez peu cruel. Il est beau de voir avec quelle ténacité il refuse de faire advenir la violence là où elle paraît pourtant inévitable. Quelle résistance, aussi, il offre à la représentation de toute espèce de virilisme.
Si Anora ne bascule jamais tout à fait dans le thriller, c’est que Baker sait combien il est inutile d’en venir au spectacle de la violence physique pour faire sentir toute la pression de la violence sociale. Pendant la première partie – la partie Pretty Woman –, il arrive ainsi à d’assez nombreuses reprises que la caméra montre, pour quelques instants, quelqu’un qui, dans son coin, travaille. Une femme de ménage passe l’aspirateur sous les jambes du couple affalé devant un jeu vidéo. Un vigile soupire sur le trottoir. Le concierge d’un palace est brièvement pris de panique à l’idée qu’il ait pu faillir dans sa tâche. Sans doute le spectateur est-il tenté alors de se dire que c’est un peu facile, que de telles notations ne sauraient suffire à rappeler que le monde dans lequel chacun vit n’a rien de féérique.
Tandis que le film avance et que la romance se délite, ces notations continuent de se multiplier. Une serveuse craint de se faire virer. Un employé de la fourrière exprime la même crainte. Le gardien d’une station-service assiste d’un œil las au spectacle des sbires du milliardaire lancés à la poursuite du fils. Dérangées au milieu d’une danse dans un salon privé, les strip-teaseuses n’oublient pas, malgré tout, d’adresser un coucou à leur ancienne collègue… Non seulement ces notations continuent mais elles se font de moins en moins marginales. Il devient de plus en plus clair dès lors que ce monde est le seul que Baker entend filmer. Pas le pouvoir féodal incarné par la richissime famille russe. Pas même la brutalité des hommes de main au service de celle-ci, dont le chef est interprété par Karren Karagulian, merveilleux acteur arménien présent dans tous les films de Baker : eux aussi sont des exploités, dont le dévouement volontiers grotesque n’exprime, au fond, que la peur. Le monde de Baker a toujours été et demeure ce monde du travail contemporain dont chaque membre intériorise et même devance la pression qui pèse sur lui. Sans aucun besoin pour cette pression de se manifester en bonne et due forme.
Baker sait combien il est inutile d’en venir au spectacle de la violence physique pour faire sentir toute la pression de la violence sociale.
C’est ce monde, d’abord représenté par la seule Anora – explosive Mikey Madison –, que le film s’efforce de ramener de la marge vers le centre. Lentement, avec autant d’application que d’intelligence, et non sans ménager quelques surprises. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer quelle attention la caméra accorde à une certaine figure d’abord très secondaire et très caricaturale, comment elle s’attarde sur son visage longtemps cantonné à l’arrière-plan et par quelles fines touches cette figure, peu à peu, devient essentielle au drame.
Le sujet d’Anora, c’est donc la violence sociale, les rapports de classes et les formes sournoises que la première comme les seconds peuvent prendre à l’âge du capitalisme total. Hormis la famille russe – un peu vite expédiée, et encore l’apparition redoutée du père est-elle à mille lieues du cliché de l’oligarque –, il n’y a pas de méchants dans Anora. Pas de méchants, pas de flingues, pas de chantage : Baker ne joue pas indûment avec son spectateur. Pour un peu, on le croirait même incapable de porter sur les choses un regard réellement négatif. C’est un gentil plutôt qu’un naïf. Il semble trop bien connaître les affres des travailleurs pour vouloir en sus appuyer là où ça fait mal. Mais il ne semble pas non plus croire qu’il puisse exister, à rebours des illusions nourries par la première partie, de salut hors du travail, fût-il sexuel. Parmi toutes les interprétations qu’autorise la dernière – et superbe – scène, celle-ci au moins paraît claire. Baker est politique certes, mais c’est par là qu’il est sentimental. Baker est sentimental certes, mais c’est par là qu’il est politique. Croyez les critiques : Anora est un beau film. ●●
Anora. Sean Baker, 2024. États-Unis, 2h19. Avec : Mikey Madison, Youri Borissov, Mark Eydelshteyn, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan.