Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
"République" contre République
On a entendu cette semaine, à la suite de l'assassinat de Samuel Paty, un concert de propositions fascisantes. Toutes avancées au nom d’une “République” qu’on ne prendra jamais le soin de définir. Il est nécessaire, dans ces circonstances, de faire un pas de côté historique et philosophique pour réfléchir au sens du mot qui est dans toutes les bouches : "République".
Qu'est-ce que "la République" ? Si l'on devait se plier à l'exercice du micro-trottoir cela mettrait assurément en évidence le flou qui entoure cette notion pour la plupart d'entre nous. On parlera de démocratie, on citera la devise, on évoquera la laïcité. On sera probablement en peine de formuler la différence avec d'autres concepts comme la Nation ou l'Etat. Mais quoique difficile à définir, l'idée est perçue comme positive : il faut être républicain. La « République » est le concept consensuel par excellence, elle est vue comme un cadre qui organise la libre coexistence des individus.
République, voilà bien un mot employé à tout bout de champ. Parfois à juste titre ; mais parfois, et c'est ce qui va nous intéresser, pour faire de la langue de bois. C'est le cas lorsque politiciens ou éditorialistes masquent derrière des "République ! République !" le vide de leur discours sur une question politique ou un conflit social, évitant d'avoir à se justifier et disqualifiant d'avance toute critique. À force d'employer ce terme à tort et à travers, le risque est grand qu'il finisse par apparaître comme un totem que le pouvoir brandit dès lors que quelqu’un remet en cause le système en criant un peu trop fort.
Ce qui indique qu'on a affaire à de la langue de bois, c'est qu'en entendant ces déclamations on ne se sent pas plus avancé pour savoir comment, concrètement, défendre ou appliquer les fameuses "valeurs de la République". S'il suffisait de répéter la devise comme un robot pour que ses principes soient effectifs, comment explique-t-on que l'égalité devant la loi semble par exemple s'arrêter au cas Benalla ou que l'on fasse preuve d'une telle tolérance à l’égard des fraudeurs fiscaux qui veulent échapper à la loi commune ?
Il y a donc d'un côté une idée difficile à comprendre, et de l'autre des gens de pouvoir qui font comme si elle relevait de l’évidence, et comme si elle était une formule magique permettant de sortir de toute crise. Or cette représentation de livre pour enfants ne correspond pas du tout à la réalité. On se trompe si on croit qu'il n'existe qu'une seule vision de la République qui s'est perfectionnée petit à petit depuis deux siècles. Car dans l'histoire, l'idée de République a toujours été une affaire de conflits, souvent sanglants, non seulement contre les forces qui veulent la voir périr, mais aussi au sein même de la famille des républicains.
Prenons la Révolution pour point de départ. L’idée républicaine naît pour en finir avec l’Ancien Régime. Contre la monarchie absolue, les révolutionnaires proclament la souveraineté du peuple. Contre la société d’ordres et de privilèges, ils proclament l’égalité des droits (“Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”). Comme l’explique Alexis Corbière dans cet épisode de La grande H sur Le Média, il y a alors ceux qui se contentent de ce changement de régime et ceux qui veulent approfondir ces transformations. Jusqu'où faut-il aller ? Comment organise-t-on la souveraineté du peuple ? Qui doit pouvoir voter ? Tous les individus (masculins), ou bien seulement de ceux qui peuvent payer ? Pour quoi votera-t-on ? Pour tout, ou seulement pour élire des députés qui décideront seuls (souveraineté nationale) ?
Et jusqu’où approfondir l’égalité ? Certains considèrent qu'une simple égalité devant la loi suffit, malgré des conditions sociales profondément inégales. D'autres, dont les jacobins, considèrent au contraire que le libéralisme économique n'est pas en mesure d'assurer concrètement le respect de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'État doit donc garantir des droits sociaux et intervenir, par exemple, sur la question de la régulation des prix.
Les jacobins se souviennent de la formule de Jean-Jacques Rousseau : "quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre” (dans le Contrat social).
Il s'agit de décider, explique Marc Belissa dans un autre épisode de La grande H : "comment organiser la société, comme faire ré-publique, res publica, comment on va être une communauté de citoyens libres et égaux à partir de cette conception du droit à l'existence" ; "Robespierre le théorise très bien dans son discours du 2 décembre 1792 où il explique que la propriété doit être soumise à l'intérêt général, au bien commun."
Ces conflits vont se poursuivre tout au long du XIXe siècle. L'idéal politique de ceux qui veulent pousser plus loin les avancées de la Révolution, le camp de la gauche, est la "République sociale". "La République démocratique et sociale", rappelle Michèle Riot-Sarcey "ça veut dire quelque chose d'extrêmement simple : il faut désormais que les mots deviennent vrais. On va associer Liberté, Égalité, Fraternité dans la réalisation. Donc cette démocratie, cette République, elle sera la République démocratique et sociale de façon à ne rien oublier". Ne rien oublier, c'est à dire la législation sur le travail, les droits syndicaux, les ateliers nationaux etc...
Il y a donc une grande conflictualité historique. De sorte qu'aujourd'hui, si tout le monde dit "République", les uns et les autres ne font pas forcément référence à la même tradition. L'histoire de la République a toujours été l'histoire d'une lutte entre au moins trois forces. Des républicains que l'on pourrait dire progressistes (ceux qui veulent la Sociale), des républicains libéraux, modérés, et des réactionnaires qui, eux, rêvent carrément d'en finir avec "la gueuse" pour revenir à l'Ancien Régime. On trouve notamment ces derniers au sein du clergé, d'où le combat des républicains pour la laïcité. À chaque fois qu'une nouvelle République se met en place, les forces modérées au sein du camp républicain s'allient avec les réactionnaires pour prendre le pouvoir et freiner les ardeurs des plus progressistes.
On retrouve systématiquement cette reprise en main conservatrice : c'est le cas pour la 1ère République, renversée au profit d'une “république de propriétaires" rappelle Marc Belissa. C'est le cas pour la IIe République, lorsque la République démocratique et sociale est remplacée par la République tout court (journées de juin 1848). Et au début de la IIIe République, puisque les troupes d'Adolphe Thiers vont massacrer la Commune de Paris, porteuse de l'idéal de la Sociale : « la République sera conservatrice ou ne sera pas » (Thiers, 1872).
Enjambons le XXe siècle et tirons-en des leçons pour la période actuelle. Ce que nous montre ce voyage historique, c'est que contrairement à ce que pourrait suggérer la saturation de références consensuelles à la République, ces conflits sont toujours là, nous en héritons. C'est pour ça qu'il faut toujours demander “de quelle république parlez-vous ?”. De celle de Thiers ? Celle des Jacobins ? La sociale ? Celle de De Gaulle ?
Il faut examiner ce qu'il se passe actuellement à la lumière de l'histoire : il y a un sursaut républicain unanime contre le terrorisme, mais il y a aussi un effet d'aubaine pour les forces conservatrices. Ceux qui n'ont que “la République” à la bouche mais ne proposent aucune mesure républicaine : ils préfèrent les mesures néolibérales aux politiques égalitaires ; ils attaquent l'école publique. Ces courants droitiers, qui sont au pouvoir depuis des années, instrumentalisent la situation pour régler leurs comptes avec les républicains progressistes, issus de la tradition de la République démocratique et sociale. Voilà ce qui se joue sous la hargne et la mauvaise foi des accusations d'islamo-gauchisme. Ce à quoi on assiste - c'est un classique dans l'histoire - c'est à la tentation, pour les libéraux, de s'allier avec les réactionnaires pour liquider les forces progressistes.
Au fond la meilleure manière de rendre hommage à Samuel Paty, c'est de prendre au sérieux son métier de professeur d'histoire-géographie dans l'Education nationale. En rappelant la conflictualité passée et présente entre les républicanismes, au lieu de tenter soigner les fractures de la société française en rabâchant mécaniquement un cathéchisme républicain creux et dépolitisé.