Chloroquine, la molécule qui m'a rendu fou - En religion (8)
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Le coronavirus poursuit son œuvre dans un monde au bord de la faillite. Loin d’avoir livré tous ses secrets, il reste un mystère que la science et la médecine doivent percer pour le stopper. L’avenir reste en suspens, le remède contre le virus, une affaire de croyance(s). Ma religion, ta religion... Épisode final de notre enquête en huit volets.
Lire les six premiers épisodes de notre enquête : L'agent provocateur (1), Science contre science (2), Les soldats de la cause (3), L'ombre portée des labos (4), La crise de nerfs (5), Le dernier protocole (6) et Le printemps marseillais (7)
Alors que les autorités semblent de plus en plus se contredire (sur la nécessité d’un dépistage aussi massif que possible, le port du masque - un jour non, un jour oui -, les écoles, les seniors, sur le plan d’économie au CHRU de Nancy, sur le confinement général qui pourrait laisser la place aux mises en quarantaine, et on en passe… ), que la peur dans le pays est telle que certains se découvrent une âme de délateur, d’autres pointent du doigt les joggeurs et la potentielle charge virale qu’ils exhaleraient à 5 mètres autour d’eux, quand d’autres encore semblent voir le diable dès qu’ils croisent un enfant dans la rue, la stratégie du gouvernement ne donne pas l’impression d’avoir eu d’autre but que de gérer le stock de postes de réanimation.
Comme si la partie qui se joue et la gouvernance d’un pays comme la France dans un tel moment se résumaient à un business plan hôtelier et un vulgaire taux de remplissage – un élément loin d’être négligeable mais qui pourtant, n’en déplaise aux disciples de Vernat et de son scientisme, n’est qu’un petit, tout petit bout de la lorgnette.
Avec la réouverture des écoles, il s’agit désormais d’éviter - si c’est encore possible - l’effondrement, et pour le gouvernement d’appeler à la reprise de l’activité économique. Avec des risques de contamination toujours aussi forts. Rien n’est réglé sur ce sujet. Bien malin celui qui peut dire à son enfant enfermé et privé de ses copains si, oui ou non, l’école est finie.
Dans un autre genre, que dire du ministre de la Culture, un certain Franck Riester, qui veut faire le tri entre grands et petits festivals, les seconds étant susceptibles « pour certains d’entre eux » de se tenir ? Comme si leur dimension intimiste – une cinquantaine de spectateurs assis sous un arbre dans un champ face à un concertiste, si on a bien compris ce prototype - diluait le risque par la grâce d’un riff de guitare...
Cette stratégie, si on ose l’appeler ainsi, ne semble pas en mesure de conjurer le mal. Elle laisse penser que rien ne sera réglé sur le plan épidémiologique au moment où il faudra bien sortir de ce foutu confinement. Et personne ne peut être rassuré après l’intervention dominicale d’Édouard Philippe.
À côté de tout ça, soulignent sans en démordre les pro-Raoult – un monde qui n’est pas vraiment celui du doute -, l’usage de la (hydroxy)chloroquine est toujours officiellement réservé aux cas graves. Un contresens au regard des préconisations du « grand scientifique », selon le mot de Macron, qui recommande de traiter de façon préventive dès les premiers symptômes, avant que le virus ne fasse des dégâts dans les poumons.
Un dialogue de sourds absolu.
Les idolâtres
Au terme de cette enquête au long cours, cinq semaines en apnée pour moi au cœur de cette histoire hors normes, dans un pays confiné pour chacun d’entre nous, j’éprouve une très grande lassitude. Je ne suis pas certain de ressortir sans traces ni séquelles de cette expérience ahurissante. Ce n’est pas une figure de style, d’autant qu’ici, au stade de cette introspection, tout se superpose, fait écho et se bouscule : les aspects professionnels, le confinement, les considérations personnelles et privées...
Il y a deux semaines, j’avais enregistré une vidéo à la demande de ma rédaction en chef, pour annoncer cette enquête/feuilleton. Elle m’a valu de me faire méchamment allumer sur les réseaux sociaux, dans les commentaires déposés sur le compte Facebook du Média. Une véritable curée, les plus radicaux étant prêts à me prendre haut et court, sans sommations d’usage ni procès. Et sans avoir lu la moindre ligne ni le moindre épisode de cette série – de fait, puisqu’aucun n’avait alors été publié.
J’ai relevé quelques-uns de ces messages bien sentis, piochés au hasard des quelques 600 occurrences générées par ma vidéo. Un florilège, donc : « Moi, je pense que vous étiez fou avant. Arrêtez monsieur de décrédibiliser monsieur raoult. Vous perdez votre temps. Laissez les grands faire leur travail. Et, moi, je vous dis : Taisez vous ! » ; « il a été payé pour faire son baratin » ; « C’est qui ce gugus » ;
« Journalope ! » ; « ce Roulo a tout l air de rouler pour qui vous savez. On va pas tarder d apprendre qu il est salarié d un trust concurrent de Raoult... » ; « Sans doute un sous marin de EM.. » ; « Cette petite merde de journaliste sorti de je ne sais où, ferait mieux de se taire et de ne plus l'ouvrir avant d'arriver à la cheville de Pr Raoult » ; « Moi si je suis contaminée je veux le traitement du Dr Raoult. Rien à perdre. Il est payé par qui ce mec pour essayer d'influencer les gens ? » ;
« D'où y sort celui-là ? Si tu était un vrai journaliste tu aurai ta carte et tu ne serais pas confiné dans cuisine à te la raconté » ; « Blabla, blabla, blabla encore... Ce gars là peut se présenter aux prochaines élections. A oui, il a beaucoup bosser, sans doute dans son fauteuil, si pas dans son pieu » ; « ce mec me donne la nausée » ; « Lui aussi devra assumer ses paroles, comme beaucoup !!! » ; « Arrête de salir tu travail pour le gouvernement la chloroquine ça marché Point il n'y a rien à rajouter » ;
« Vous êtes plusieurs dans cette tête. Demander à vos hôtes (dans votre tête) d'aller dormir. Laisser faire les vrais scientifiques. Arrêter de faire le clown avec un air intello » ; « Si ça l a rendu fou comment croire les paroles de un fou !!! » ; « il est payé par les laboratoires » ; « Il a déjà une tête de fou » ;
« Bon ! D'un côté, on a un professeur virologue réputé qui réagit, travaille et obtient des résultats... de l'autre, un inconnu qui agite ses mains en permanence devant une caméra » ; « Je pense que le virus lui a atteint le cerveau ou alors le gouvernement le paye combien pour raconter des conneries » ; « Combien de sous sous vous a t'en donné pour faire ce discours minable ?? »….
Je l’ai souvent répété à mes étudiants de l’école de journalisme : on ne fait pas ce métier pour se faire des amis. J’ai d’ailleurs tendance à penser, quand c’est le cas, que c’est le signe d’une maldonne. Après un quart de siècle d’exercice, j’ai le cuir tanné. Pour revenir aux réactions suscitées par ma vidéo, mon cas importe peu mais cette éruptivité - chez des gens qui n’avaient dans leur immense majorité jamais entendu parler de Didier Raoult il y a trois mois - raconte de façon éloquente le gouffre qui s’est creusé entre les Français. Elle est le symptôme brûlant des divisions d’un pays fracturé, cristallisées sur cette folle histoire de la molécule du professeur marseillais. Celle qui m’a rendu dingue.
Ma valse-hésitation
Et sur le fond, alors ? J’ai beaucoup changé d’avis tout au long de cette enquête éprouvante. Dans une époque qui ne supporte pas la mesure, le diagnostic est sans hésitation alors que le sujet impose à mes yeux de ne surtout pas être en religion. Insupportable pour beaucoup.
Au départ plutôt favorable à la thèse du patron de l’IHU Méditerranée Infection, je suis resté longtemps en résistance, notamment face aux raisonnements développés parfois au sein de la rédaction du Média, quand nous échangions entre nous.
Puis j’ai basculé, convaincu par les éléments soulevés par les anti. Avant de changer à nouveau de conviction, et ainsi de suite.
Au final, après avoir été balloté d’un camp à l’autre, je doute de la solution du professeur Raoult. Les arguments qui m’ont le plus convaincu, qui s’appuient sur une analyse froide, sans passion, ni affect – comme les deux derniers communiqués de Prescrire, du 16 avril, qu’on peut lire ici et là - ne plaident pas en sa faveur.
J’ai simplement le sentiment - c’est délicat à émettre vu les enjeux, et je ne veux induire personne en erreur - que la fameuse molécule ne change pas le sort de ceux qui l’avalent comme une hostie. Et que les résultats mis en avant à Marseille sont sur-interprétés. Effet placebo (épisode 7 de notre série) ou pas. J’ai peut-être tort, mais c’est bien ce que je pense aujourd’hui.
Reste une question. LA question qui tue, à l’heure du Covid. Certains me l’ont posée dans le flux fiévreux des commentaires en réaction à ma vidéo/teasing. Les pro-Raoult la sortent en dernier recours, comme un défi pour clouer le bec de ceux qu’ils identifient ou croient être des ennemis de la cause : « Une question, prendrez-vous le traitement Raoult, oui ou non, en cas de contamination ? Un point c'est tout ».
J’ai réfléchi, sur ce point aussi. Et j’ai oscillé au gré des lectures, des prises de position des uns et des autres, des études plus ou moins fiables, des intox parfois, de mes recherches, mes découvertes et mes échanges avec mes interlocuteurs. Il se trouve que je traîne depuis plus de cinq semaines un état général un peu curieux. Quelque chose d’une rhino-pharyngite qui ne veut pas se déclarer, sans fièvre mais qui se rappelle à moi, régulièrement.
Elle s’accompagne de maux de tête irréguliers qui peuvent être violents - la semaine dernière encore, j’ai dû passer deux heures debout dans le noir à 4 heures du matin, la douleur étant trop forte pour rester couché alors que j’avais besoin de repos après avoir travaillé une bonne partie de la nuit. Un état curieux, je l’ai dit : durée trop longue, température bien trop élevée pour que je sois touché aussi durablement à la gorge - ma grand faiblesse, que je connais assez bien.
Effet d’une trop grand fatigue ? Somatisation liée à une période et un état collectif anxiogènes ? Hypocondrie ? Je ne crois pas. Je ne crains pas la maladie, elle n’est pas une obsession chez moi, je considère même sur cette question que ce qui doit arriver arrive. Malgré ces symptômes, je n’ai pas sauté sur mon scooter pour aller faire la queue devant l’Institut Méditerranée Infection.
Pas plus que je ne me suis rendu dans une des mairies de secteur qui, à Marseille, proposent un dépistage. J’ai peut-être eu tort là encore, je n’en sais rien. Simplement, spontanément, je ne l’ai pas fait. Mon médecin m’a pourtant établi un arrêt maladie, que je n’ai pas fait valoir. Le document porte… la mention « Covid 19 » - alors que je n’ai pas été dépisté et que cette consultation a été faite en visio.
« L’incertitude est notre destin, depuis toujours ». Dans un entretien stimulant accordé jeudi dernier au quotidien suisse Le Temps, le philosophe André Compte-Sponville interroge notre rapport à la mort, en cette période de crise sanitaire. Sur le virus et ses dégâts, il dit aussi ceci : « Alzheimer ou le cancer font beaucoup plus de victimes que le coronavirus ; s’en soucie-t-on ? ».
La mort en face
À l’origine de ce feuilleton, une série d’alertes reçues au Média (épisode 1 de notre série) avait attiré notre attention, jusqu’à nous convaincre d’enquêter sur la chloroquine et son promoteur. Certaines de ces alertes venaient de Corse. Dans les statistiques, la Haute-Corse était présentée la semaine dernière, pendant quelques jours, comme le seul département qui n’avait pas de personnes positives hospitalisées en réanimation.
Il y a une semaine, je travaillais à un nouveau volet de cette saga quand mon téléphone a sonné. Au bout du fil, une voix familière. Ma sœur : « Je viens d’avoir un appel de l’hôpital, ils sont en train de transférer maman à Bastia, ils ont constaté qu’elle avait de la fièvre, ils ont dit présomption de covid... ».
Ma mère est traitée actuellement pour une maladie qui ne finit pas toujours bien.
Il y a une semaine, toujours, le message d’un homme politique que je connais s’est affiché sur l’écran de mon portable. Un ex-parlementaire à qui je venais d’adresser un mot, quelques minutes plus tôt. « Merci Olivier c’est très dur la réalité de l’épidémie nous a rattrapé et d’un coup on comprend que ce sont des milliers et des milliers de peines individuelles qui font un drame collectif. A bientôt ».
L’ancien député PS des Bouches-du-Rhône Patrick Mennucci a perdu sa mère, décédée vendredi 10 avril à Marseille, à 11h50. Touchée par le Covid-19, la vieille dame est morte dans une résidence pour personnages âgées située à deux pas de chez moi, en plein cœur de la ville. Sa famille n’a appris qu’elle avait eu des difficultés respiratoires qu’après son décès.
En quelques jours, une quinzaine de pensionnaires sont décédés dans cet Ehpad où vivent des retraités de la bonne société marseillaise. Un article publié jeudi dernier par le site Marsactu raconte cette histoire. Pour que la sœur jumelle de Clodette quitte cette résidence - où on est mort, beaucoup et dans le secret - pour être transférée à l’hôpital, Patrick Mennucci a dû batailler et faire intervenir un avocat. Pendant plusieurs jours, Elise a ensuite été prise en charge à l’IHU de Didier Raoult. Aux dernières nouvelles, hier soir, elle se portait beaucoup mieux. Elle est sortie de l’hôpital.
Dans sa tribune au Monde du 25 mars, après avoir affirmé « n’en [avoir] rien a fiche de l’avis de ses collègues ou du ministère », le microbiologiste Didier Raoult livrait un regard tout personnel sur la ligne de fracture et de partage de la bataille en cours. Le sens et la morale de ce qui se joue.
« Il faut nous débarrasser des mathématiciens », écrivait le promoteur de la molécule qui rend fou, avant de proposer dans un élan mystique de se tourner « vers les gens qui ont une inspiration religieuse ». Pas sûr que cette saillie millénariste soit de nature à rassurer nos lanceurs d’alerte. Ni à apaiser l’électricité dans l’air, ou ralentir le flot de leurs messages.
Leur religion est faite, de toute façon. La science n’y changera rien.
Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.