Chloroquine, la molécule qui m'a rendu fou - L'ombre portée des labos (4)
Vous pouvez retrouver tous les contenus de Olivier-Jourdan Roulot en consultant sa page.
Le masque a désormais la faveur des autorités sanitaires, à condition... d’en trouver. Avancer masquée, l’industrie du médicament en a l’habitude. Pour ces lobbys, la découverte du remède permettant de sortir de la crise sanitaire est un enjeu financier majeur. Quatrième volet de notre enquête.
Lire les trois premiers épisodes de notre enquête : L'agent provocateur (1), Science contre science (2) et Les soldats de la cause (3)
Le jeudi 26 mars, Didier Raoult - qui refuse depuis quelques jours de parler directement à la presse - publie un texte dans Le Monde. Dans une tribune intitulée « Le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non comme un méthodologiste », il phosphore sur la question des conflits d’intérêts. Un sujet essentiel à ses yeux, particulièrement en temps de crise sanitaire.
« Les gens ne doivent pas porter d’avis sur les domaines où ils ont un lien d’intérêt, édicte Didier Raoult, car cela devient un conflit d’intérêts. Ainsi, quelqu’un qui travaille sur la thérapeutique peut donner un avis sur le diagnostic ou l’épidémiologie, pas sur une thérapeutique qui contiendrait des produits sur lesquels il a travaillé ».
De bon sens, a priori. Sauf que le conflit d’intérêt est institutionnalisé de longue date dans le monde de la santé, aussi bien dans les mentalités que les pratiques. Il suffit d’enquêter un peu sur la façon dont les autorités délivrent les autorisations de mise sur le marché des médicaments et de constater qu’elles font appel à des experts indépendants ayant des liens directs avec l’industrie pharmaceutique pour s'en rendre compte.
Dans l’institut que Didier Raoult dirige à Marseille, cette forte conviction trouve sa concrétisation dans la pratique : « Nous avons interdit les contacts directs, à l’intérieur de l’IHU, entre les représentants des entreprises pharmaceutiques (visiteurs médicaux) et les praticiens, précise l’épidémiologiste qui divise le pays dans cette même tribune. Je crois que nous sommes une des rares, ou la seule, institution qui ait adopté une démarche de cette nature en France ».
"Tu vas arrêter..."
À travers cette sortie remarquée, le professeur marseillais vise ceux qui l’ont transformé en punchingball, expliquent dans les médias qu’il déraille avec sa chloroquine et lui mettent consciencieusement des bâtons dans les roues en coulisses. Mais à qui pense-t-il en particulier, en rédigeant cette tribune ? Qui sont-ils ces destinataires secrets - les véritables, directement visés, au-delà du public pris à témoin ?
"Moins de quatre heures pour te rétracter sur la chloroquine" - Un message anonyme adressé à Didier Raoult.
Peut-être ce confrère exerçant à l’hôpital public de Nantes qui, le 1er mars, lui a envoyé un mail agressif pour lui témoigner toute son affection - après les premières sorties du Marseillais en faveur de la chloroquine ? Le Nantais est désormais au centre d’une enquête de la justice, confiée à la police judiciaire. Car ce même 1er mars, Didier Raoult a reçu un autre message, menaçant. Un appel téléphonique anonyme, autour de 22 heures 30, suivi d’un texto le lendemain, à 8 heures 22, comme Le Canard enchaîné l’a précisé. « Tu vas arrêter de dire des conneries d’ici demain 14 heures, sinon tu verras », ordonne d’abord le mystérieux correspondant. Avant, la nuit passée, de préciser ses intentions : « Moins de quatre heures pour te rétracter sur la chloroquine », prévient le court message du lendemain.
Le 3 mars, Didier Raoult dépose plainte contre X pour « menaces de mort » et « intimidation envers un chargé de mission de service public » auprès de la procureure de la République de Marseille. Après ouverture d’une enquête, le dossier est transmis au parquet de Nantes « en raison de la domiciliation de l’auteur des propos », comme le précise au Média la proc' marseillaise. Car les premières investigations mènent les enquêteurs en Loire-Atlantique. Jusqu’au CHU de Nantes, à qui appartient le téléphone qui a permis d’envoyer ces messages. Là où travaille l’infectiologue qui insultait par mail Didier Raoult, le 1er mars...
Mais peut-être la tribune de Didier Raoult était-elle secrètement destinée à d’autres personnes. Faut-il proposer comme destinataire de premier rang Jean-François Bergmann ? Ce cardiologue, chef du service de médecine interne de l'hôpital Lariboisière, s’est montré particulièrement critique sur la solution Raoult : « Aujourd’hui je ne peux pas prendre le risque, je n’ai pas de preuves solides ». Le professeur de thérapeutique entend d’ailleurs que personne ne le prenne, estimant que les médecins qui prescriraient la chloroquine dans leur coin devaient être... poursuivis. « J’ai lu l’essai de Marseille. Malheureusement, il est mal fait et ne peut pas convaincre. Il est peut-être vrai mais il y a tellement de biais, avec plein de données manquantes que l’on ne peut pas y croire ».
Le nez fin
Faut-il également compter dans les cibles mystérieuses de Didier Raoult l’infectiologue de l’hôpital Saint-Antoine Karine Lacombe, qui a carrément crié au scandale ? Nous avons interrogé la base de données qui recense les contrats et liens financiers entre les professeurs/chercheurs/praticiens et l’industrie pharmaceutique. La pêche s’est révélée belle. L’occasion de découvrir que le professeur Bergmann a encaissé 713 729 euros entre 2012 et 2019. Un pactole servi par Sanofi, Eli Lilly and Company, AbbVie, Takeda, GlaxoSmithKline, Bayer, Novartis, Cemka, IQVIA, Roche et quelques autres.
Sur la seule année 2019, les bienfaiteurs de Jean-François Bergmann lui ont versé 224 664 euros de rémunérations et rétributions, ainsi que 11 975 euros de cadeaux divers.
Sur la même période 2012/2019, Karine Lacombe s’est contentée de son côté de 211 080 euros. Quand on regarde qui alimente cette générosité, on tombe sur une liste qui a là encore des allures d’armoire à pharmacie : MSD, AbbVie, Gilead Sciences, Johson & Johson, Bristol-Myers Squibb, Viiv Healthcare, Janssen et quelques autres. Autant de géants du médicament dans les starting-blocks pour trouver un remède au Covid-19.
L’enjeu sanitaire est majeur pour les populations, l’enjeu financier tout autant pour les industriels. Dont certains sont en compétition avec la chloroquine à l’intérieur même du programme Discovery... C’est le cas de Gilead (avec son Remdesivir) et d’AbbVie (dont le Kaletra/lopinovar a été intégré aux tests en cours).
Ces experts peu amènes pour la molécule du Marseillais ont donc des liens d’intérêts avec des laboratoires qui sont en concurrence avec elle…
Mais peut être que Didier Raoult pensait aussi très fort au néphrologue Gilbert Deray (158 369 euros en sept ans), médecin chef à la Pitié-Salpêtrière ? Ou aux liens de l’infectiologue de l’hôpital Bichat Yazdan Yazdanpanah (130 250 euros sur les 7 dernières années, dont 20 244 versés par AbbVie), membre du conseil stratégique et responsable de la coordination des tests en France ? On en est réduit à des supputations. Une chose est sûre : avec sa tribune, Didier Raoult a eu le nez fin.
On remarquera d'ailleurs avec regret que les personnalités qui siègent au conseil stratégique du Covid-19, dont le patron de l’IHU Méditerranée Infection a décidé de claquer la porte, n’ont pas déposé de déclarations d’intérêts à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Pas plus que ceux du nouveau Comité analyse recherche et expertise (Care), créé fin mars et présidé par la virologue Françoise Barré-Sinoussi (qui a elle aussi exprimé ses réserves sur les tests pratiqués à Marseille).
« Les membres des comités que vous citez ne sont pas soumis à des obligations déclaratives auprès de la Haute Autorité », nous a-t-on répondu à la HATVP. Ils n’y sont pas tenus, en effet, et n’apparaissent donc pas quand on interroge la base de données en ligne de cette autorité administrative indépendante chargée de prévenir les conflits d’intérêts. Le sujet relève par conséquent de la seule évaluation du ministre de la Santé.
Des partenaires à l'avant-garde de la lutte
Parfaitement légitime, cette question sur les liens et conflits d’intérêts potentiels mérite tout autant d’être retournée au professeur Raoult. Qui a lui aussi des liens avec les industriels.
BioMérieux, en particulier. Le laboratoire lyonnais est un partenaire privilégié de l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection. Sa fondation figure au rang des fondateurs de l'IHU. Les relations sont étroites et le monde petit : le 10 octobre 2014, Didier Raoult est en déplacement à Balme-les-Grottes (Rhône-Alpes), pour l’inauguration du centre de recherche de BioMérieux. Sur la photo, il pose ce jour-là avec Geneviève Fioraso, la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la recherche du gouvernement Manuel Valls. Elle siège désormais au conseil d'administration de l'IHU.
Nous n’avons pu aborder le sujet avec son directeur, puisqu’il s’est (auto)confiné des journalistes. Nous lui avons tout de même adressé des questions par mail auxquelles il nous a simplement répondu qu’il n’avait pas le temps - ce que l'on veut bien croire -, nous renvoyant vers un de ses collaborateurs. Sans nouvelles, depuis. Faut-il en déduire qu’il y aurait un loup ici ?
Le Média a donc également interrogé la base de données sur les rétributions, rémunérations ou contrats que Didier Raoult pourrait avoir avec l’industrie. Aucune occurrence n’est apparue sur la période 2012/2019 - celle recensée par la base Eurosfordocs. Rassurant, donc. En revanche, sa déclaration d’intérêt publique, déposée le 13 mars à la HATVP, évoque un financement d’Hitachi, fabricant de microscopes et d’équipements de laboratoire, mais sans détail de montant. Pour unique précision, on apprend que ce financement toujours en cours a démarré en mars 2017.
La base de données sur les liens avec l’industrie se révèle bien plus instructive au sujet de la fondation Méditerranée Infection, dirigée par Didier Raoult. Sur la période 2012/2019, cette entité qui chapote l’IHU a empoché la jolie somme de 909 077 euros. De quoi s’agit-il ? D’avantages, de dons et de rémunérations versés par de généreux financeurs privés.
L’institut Mérieux est le premier d’entre eux, avec 715 077 euros. Les amis savent compter. Dans le détail, 125 000 euros de « dons de fonctionnement » annuels ont été versés de 2012 à 2015, puis 25 000 euros chaque année entre 2016 et 2017. On relève également, autres prodigalités, 105 000 euros en août 2013 et 60 000 euros en février 2014 de « rémunérations ».
Lui devant, eux derrière
144 000 euros proviennent d’un autre généreux donateur : le laboratoire vétérinaire Ceva, l'un des cinq leaders mondiaux du secteur. Il s’agit cette fois d’un « parrainage », acté en décembre 2017. Autre découverte : en plongeant dans le dossier de presse de présentation du futur IHU marseillais, lancé en 2012, nous avions repéré le nom d’un autre industriel listé à la rubrique « partenaires privés ». Un poids lourd d'ailleurs bien connu de Ceva, puisque la société installée à Libourne était, il n’y pas si longtemps, une filiale de... Sanofi. Dont le nom ressort donc au rang des donateurs de la fondation du professeur Raoult, avec 50 000 euros de rémunération apportés en septembre 2015.
Le sujet du financement par des fonds privés est éminemment sensible. Le chef de l’infectiopôle de l’hôpital de Marseille a sans doute choisi d’y avoir recours pour compléter ses financements publics. La méthode est encouragée depuis des années dans la recherche publique - un problème que Didier Raoult soulignait d’ailleurs dans son rapport sur le bioterrorisme de 2003 (épisode 1 de notre série).
Sur ces liens d’intérêts, une question mérite néanmoins d’être posée : quand il fait la promotion des dépistages massifs, l’épidémiologiste ne fait-il pas le jeu - et les affaires - de son principal partenaire privé ? En effet, BioMérieux est l'un des trois industriels français à produire des tests de dépistage du Covid-19, et le laboratoire vient de se lancer dans la production de réactifs utilisés pour les tests. Son cours en bourse a fait il y a deux semaines une belle envolée après que les autorités sanitaires américaines et la FDA aient annoncé l’autorisation en urgence de l'un de ses tests.
Enthousiasme communicatif
Même question concernant le vétérinaire Ceva, un autre de ces partenaires privés qui s’est lui aussi lancé dans la bataille contre le coronavirus, et surtout le laboratoire Sanofi. Celui-là même qui... produit la chloroquine (sous la marque Nivaquine) et son dérivé l’hydroxychloroquine (Plaquenil). Il y a trois semaines, Sanofi avait d’ailleurs salué avec enthousiasme les essais « prometteurs » du professeur Raoult en proposant de mettre gratuitement 300 000 boîtes de son hydroxychloroquine à disposition des autorités françaises. « Nous avons commencé à les distribuer, confirme un porte-parole au Média, les hôpitaux qui le demandent ont accès à ces stocks ».
Depuis le début de la crise du Covid-19 en France, le laboratoire a augmenté son volume de production. Les capacités ont doublé, précise-t-on chez Sanofi sans donner de chiffres précis – « ça représente des dizaines de milliers de boîtes », indique-t-on seulement. On se dit par ailleurs prêt, dans la mesure où le protocole du professeur Raoult s’imposerait, à répondre à la demande partout où le laboratoire peut commercialiser son Plaquenil - ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où Sanofi ne dispose pas d’autorisation de mise sur le marché.
« C’est un médicament facile à produire, on est capable de le faire très rapidement. En plus, si les posologies varient légèrement entre les différentes études, par exemple en Chine ou à Marseille, une boîte suffit à traiter un patient. Pour nous, ce n’est pas un sujet ».
Et sur la question des relations avec le professeur Didier Raoult et son IHU ? On assure chez Sanofi qu’elles appartiennent désormais au passé : « Au lancement de l’Institut, on avait une convention qui nous liait, une convention de recherche sur les maladies infectieuses. Ce partenariat s’est achevé en 2015. Sans qu’il n’y ait de suites industrielles ».
Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.