« L’histoire avec sa grande hache » : l’écrivain Georges Pérec, avec ce jeu de mots, a désigné ce qui a tranché dans son histoire personnelle en le privant de ses parents dès l’enfance. Avec cette émission, Le Média vous propose de nous tourner vers le passé, récent ou plus éloigné, en compagnie de celles et ceux qui l’explorent et qui le font connaître.
Une femme pape au Moyen Âge ? Enquête historique | Agostino Paravicini Bagliani, Julien Théry
Une femme a-t-elle été pape au Moyen Âge ? C'est ce que l'on a cru à partir du XIIIe siècle, époque où des écrivains et des savants ecclésiastiques se sont mis à relayer l'histoire d'une papesse dont le sexe féminin n'aurait été révélé, à la surprise générale, que lors de son accouchement en pleine procession publique à Rome. L'éminent historien Agostino Paravicini Bagliani, invité de Julien Théry pour ce nouvel épisode de "La grande H.", évoque ses recherches dans les manuscrits du Moyen Âge sur l'apparition, le développement et le sens profond de cette légende.
À une date incertaine du haut Moyen Âge, une femme très brillante dans les études aurait réussi à se faire passer pour un homme, serait rentrée dans les ordres sacrés et aurait gravi tous les échelons de la carrière ecclésiastique jusqu'à être élue pape. Son identité de femme n'aurait été découverte que lorsqu'elle accoucha en pleine procession publique, non loin du palais pontifical du Latran à Rome. Depuis cet épisode mémorable, l'habitude aurait été prise, après chaque élection pontificale, de vérifier rituellement la masculinité du nouvel élu.
Tels sont les principaux traits de la légende de la papesse Jeanne, sur laquelle s'est récemment penché l'éminent historien de la papauté médiévale Agostino Paravicini Bagliani, Professeur à l'Université de Lausanne et Président de la SISMEL (Società Italiana per lo Studio del Medioevo Latino). Dans un livre savant paru en italien, dont une version allégée à destination du grand public vient de paraître en français, A. Paravicini Bagliani a réuni et analysé de près tous les textes conservés dans des manuscrits médiévaux qu'il a pu trouver au sujet de la papesse, pour écrire une histoire de l'apparition et du développement de la légende.
L'histoire du pape femme, nous explique A. Paravicini Bagliani dans cet épisode de "La grande H.", a circulé à l'oral pendant une durée indéfinie avant qu'un premier ouvrage conservé jusqu'à nos jours, daté de 1250-1254, en fasse mention pour la première fois. Ce sont des religieux mendiants, dominicains et franciscains, souvent liés à la Curie romaine, en particulier le chroniqueur Martin le Polonais, qui ont été les principaux relais du récit au XIIIe siècle. Boccace, au siècle suivant, donne à la légende une dimension particulièrement misogyne qu'elle ne possédait pas au départ, mais qui sera par la suite cultivée, notamment par les protestants, tout heureux de trouver là matière à polémique contre l'Église catholique.
Après être revenu sur les différentes étapes et les enseignements de sa vaste enquête dans les manuscrits du Moyen Âge, A. Paravicini Bagliani propose une interprétation du sens profond de la légende. Si elle apparaît dans les textes ecclésiastiques au milieu du XIIIe siècle, c'est parce que l'on est préoccupé à cette époque, dans l'Église catholique, par la question du sacerdoce féminin. Des textes de l'Antiquité tardive, remis en avant au milieu du XIIe siècle par une compilation juridique, le Décret de Gratien, pouvaient laisser supposer qu'il avait existé des femmes diaconesses et même prêtres dans le christianisme primitif. Un débat s'était fait jour à ce sujet, alimenté par mouvements laïcs contestataires comme celui des Pauvres de Lyon (dits aussi vaudois). Pour exclure définitivement des femmes de l'accès aux ordres majeurs de l'Église, il fallait inventer un précédent au plus haut de la hiérarchie ecclésiastique, qui venait justifier l'interdiction générale.
Montage Bérénice Sevestre. Une émission de Julien Théry.