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La grande H.

« L’histoire avec sa grande hache » : l’écrivain Georges Pérec, avec ce jeu de mots, a désigné ce qui a tranché dans son histoire personnelle en le privant de ses parents dès l’enfance. Avec cette émission, Le Média vous propose de nous tourner vers le passé, récent ou plus éloigné, en compagnie de celles et ceux qui l’explorent et qui le font connaître.

Nazisme et management : des logiques communes ? | Johann Chapoutot

Nazisme et management : des logiques communes ? | Johann Chapoutot

Historien du nazisme et de sa vision du monde, Johann Chapoutot  a récemment fait paraître un essai dont la réception n’a pas été unanime : Libre d’obéir : le management, du nazisme a aujourd’hui. Il revient avec Julien Théry sur la démarche du livre et profite de l'occasion pour répondre aux objections qui lui ont été opposées.

C’est la lecture de l’abondante littérature nazie sur la Menschenführung, la conduite des hommes, qui a attiré l’attention de Johann Chapoutot sur les  similitudes frappantes entre les discours de l’époque sur la nécessité de « faire mieux avec moins » et ceux qui prolifèrent aujourd’hui aussi bien dans la sphère entrepreneuriale que dans celle du gouvernement néolibéral. Avec l’expansion du Reich au fil des conquêtes hitlériennes et le développement de l’effort de guerre, la nécessité d’administrer le plus efficacement possible avec des moyens réduits devint une obsession pour les cadres nazis. Et si le nazisme fut tout entier « un grand moment managérial », c’est parce que son idéologie poussa à l’extrême l’utilitarisme qui dominait en Occident depuis les débuts de la Révolution industrielle. Le darwinisme social cultivé en Europe depuis le XIXe siècle, tout particulièrement en Angleterre et en France, fut porté à son paroxysme par l’anthropologie nazie. Pour cette dernière, seule l’utilité d’une vie humaine pouvait justifier son existence – son utilité pour la prospérité et la promotion de la race germanique, appelée à dominer les autres sur tous les plans.

Dans son livre, Johann Chapoutot examine en particulier le cas emblématique de Reinhard Höhn (1904-2000). Jeune et brillant juriste engagé très tôt dans le militantisme nationaliste et antisémite, Höhn intègre le SD, c’est-à-dire l’élite de la SS, au début des années 30. Adjoint de Reinhard Heydrich, il devient, tout en montant les échelons de la hiérarchie dans la SS jusqu’au grade de général, professeur de droit à l’Université Humbold de Berlin et directeur de l’Institut d’études sur l’État, voué à des recherches en matière d’organisation institutionnelle adaptée au gouvernement du Reich par la race supérieure. Après la défaite de 1945, Höhn se fait discret pendant quelques années, avant d’être embauché par un think-tank patronal qui lui confie la fondation d’une école de management à Bad Harzburg en 1956. Ses techniques de « management par délégation de responsabilité », dont l’élaboration a commencé dès le temps du Reich, connaissent un immense succès et son Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft forme plus de 600 000 cadres allemands jusque dans les années 80 : autant dire que son influence est dominante dans le « Miracle économique allemand »… Höhn publie, dans le même temps, une série de manuels qui se vendent abondamment.

Nazisme et management : des logiques communes ? | Johann Chapoutot
Portrait de Reinhard Höhn sur une plaque commémorative apposée au siège de L'Institut de recherches sur l'Etat (Berlin, Wannsee) dont il était directeur au temps du Reich.

Non seulement un penseur nazi du management, ancien dignitaire du Reich qui ne s’est jamais repenti en aucune manière de son engagement, a joué un rôle de premier plan dans l’essor économique de la République Fédérale d’Allemagne, mais ses idées sur l’organisation des hommes et de la production ont été pleinement en phase, et même pionnières à certains égards, dans le développement du management lui-même. Non seulement la « délégation de responsabilité » renvoie à l’engagement personnel, à l’esprit d’initiative et à la culture d’entreprise prisés aujourd’hui par la science managériale, mais la substitution d’agences autonomes, flexibles et temporaires à l’administration d’État, théorisée par Höhn au cours de sa seconde carrière, correspond pleinement à l’esprit du « New public management » devenu dominant depuis les années 1980 (et inculqué par exemple aux élites françaises à l'ENA). Paradoxalement, souligne Johann Chapoutot, l’ordo-libéralisme, version allemande du néolibéralisme, a été promu par d'anciens opposants au nazisme, autour du chancelier Adenauer, mais la vision purement utilitariste, productiviste de l’humanité qui le caractérise a pour résultat une réification des « ressources humaines » qui n'est pas sans similitude avec celle opérée par l’idéologie nazie.

Nazisme et management : des logiques communes ? | Johann Chapoutot
1971 : Reinhard Höhn remet leurs diplômes à des militaires de l'armée allemande qui ont suivi la formation de son Ecole de management. Droits réservés.

Certes choquant, de tels constats incitent à une réflexion autour de la nature de notre modernité, à laquelle le nazisme appartient pleinement. Si aberrant qu’il soit, ce dernier n’a jamais fait que porter à l’extrême des idées et des pratiques partagés par l’ensemble de la culture Occidentale depuis la mi-XIXe siècle environ (et importées dans les empires coloniaux). Johann Chapoutot souligne à quel point les lectures de son livre qui l’accusent de soutenir la thèse d’une essence nazie du management sont de mauvaise foi. Il s’agit bien sûr, pour ces critiques en forme de déni, de défendre l’idéologie entrepreneuriale et les formes néolibérales du gouvernement, lequel se trouve plus que jamais absorbé par la sphère du management sous la Présidence d’Emmanuel Macron. Mais, plus profondément, l’enjeu est aussi de maintenir à tout prix l'illusion d’une extranéité complète du nazisme à l’histoire de l’Occident contemporain. Une telle démarche passe par l'affirmation de la spécificité absolue du nazisme en relation avec le génocide des juifs qu’il a perpétré – alors que son histoire ne saurait s’y réduire (l'entreprise d'extermination ne concerne que les quatre dernières années du Reich) et que les nazis sont loin d’en avoir été les seules parties prenantes. Le résultat est la méconnaissance bien commode des points communs troublants entre les visions nazies et néolibérales de l’homme. C'est aussi l'incapacité à expliquer rationnellement, par des causes historiques et non par une obscure mystique du mal absolu, le nazisme et l'adhésion dont il fit l'objet.

Quelques articles sur le livre de Johann Chapoutot :

Raphaël Bourgois, « Les influences nazies du management moderne », France Culture, La Grande Table Idées, 8 janvier 2020.

Eric Aeschimann, « Nazisme et management : de troublantes convergences ? », entretien avec Johann Chapoutot, L'Obs, 11 janvier 2020.

Guillaume Erner, « Franchir le point Godwin avant 7 heures du matin », France Culture, 20 janvier 2020.

Olivier Sibony, Non, les managers ne sont pas des nazis ! », Contrepoint, 20 janvier 2020.

Johann Chapoutot : « Les nazis agissaient en managers, avec une conception du travail non autoritaire », entretien avec Charles Jaigu, Le Figaro, 23 janvier 2020.

François-Guillaume Lorrain, « Le management selon les nazis », Le Point, 28 janvier 2020.

Eric Aeschimann, « Nazisme et management : pourquoi Johann Chapoutot ne franchit pas le 'point Godwin' », L'Obs, 2 février 2020.

« Le nazisme, par son imaginaire de la concurrence et de la performance, participe de notre modernité », entretien avec Johann Chapoutot, Le Vent Se Lève, 23 février 2020. •••

Nazisme et management : des logiques communes ? | Johann Chapoutot
Le Prince de Galles, roi d'Angleterre sous le nom d'Edouard VIII en 1936, était un admirateur du nazisme. En 2015, le quotidien The Sun fait scandale en exhumant un document qui monte la future reine Elizabeth II faisant le salut nazi en sa compagnie. 

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