Chaque semaine, Serge Faubert raconte l’actualité française à travers le prisme des délibérations au Sénat et à l’Assemblée nationale. Ce qui perce de l’esprit des lois et de l’équilibre des forces politiques, au-delà du jeu des petites phrases.
La politique du bulldozer
Les échanges qui ont émaillé le débat sur la motion de censure n’ont pas échappé à la règle du genre. Ils ont été violents et sans concessions. À l’image du clivage que suscite dans l’opinion le projet de loi.
Le projet de loi sur les retraites a donc été adopté en première lecture. Nulle surprise : le rapport de force au sein de l’Assemblée nationale empêchait qu’il en fût autrement.
La motion de la droite a recueilli 148 voix quand il en fallait 289 pour renverser le gouvernement ; celle de la gauche a rassemblé 91 voix.
La droite n’a pas voté pour la motion de gauche. Le PS et le PC n’ont pas voté pour la motion LR. En revanche, la France insoumise a voté pour les deux motions. Imitée par les deux tiers du groupe Libertés et Territoires. Enfin, 13 non-inscrits ont voté la motion de gauche, et 9 se sont portés sur la motion de droite.
Quoi qu’il en soit, le prix de cette victoire reste lourd pour LaREM. D'abord parce que l’exécutif peine à convaincre qu’il était nécessaire d’interrompre les débats au bout de deux semaines. « Il aurait fallu à ce rythme 8 semaines de débats complets au sein de cette assemblée, week-end compris, pour en arriver à la fin », s’est justifié Édouard Philippe à la tribune.
Il aurait fallu 8 semaines ! Comme si l’on ne pouvait consacrer deux mois de débat à une réforme qui engage les conditions de vie de toute la population française, à l’âge où chacun est forcément plus vulnérable. Une réforme qui ne concerne rien moins que l’utilisation d’un quart de la dépense publique. N’insistez pas, l’on vous dit !
Pourtant, en 1984, un projet de loi sur la presse avait nécessité 166 heures et 50 minutes de discussion en première lecture. Soit 20 jours étalés sur trois mois, entre décembre 1983 et février 1984. Oui, 8 semaines, c’était donc possible. Alors pourquoi cet empressement qui renforce l’image de brutalité du pouvoir ?
« Parce qu’il fallait faire adopter cette réforme avant les élections municipales , a accusé Philippe Vigier, le président du groupe Libertés et territoires. Le temps d’un parti, fût-il celui du maître des horloges, n’est pas celui d’un pays. En particulier lorsqu’il s’agit de légiférer pour les 50 prochaines années. »
Il y a une seconde raison. La discussion législative abordait l’article 9 de la loi (banc-titre), celui qui détermine comment est fixée la valeur du point. Une question sur laquelle l’exécutif redoutait de se retrouver en difficulté, tant le projet de loi a été rédigé à la hâte. La droite n’a pas manqué de le souligner.
« Certes, j’ai bien compris, Monsieur le Premier ministre, que le président de la République préfère les amateurs aux professionnels, a tonné Damien Abad, le patron des députés LR. Mais le paradoxe, c’est que vous êtes devenus les professionnels de l’amateurisme ! L’amateurisme, c’est un texte mal ficelé, bancal, lacunaire, qui met toutes les professions ou presque dans la rue. L’amateurisme c’est une concertation ratée, un calendrier précipité, un ministre remercié, un financement oublié et une loi bâclée. »
À ce réquisitoire, Édouard Philippe a répondu avec une candeur désarmante, irrecevable à ce niveau de responsabilité : « Nous n’avions pas la prétention, Mesdames et Messieurs les députés - je le dis très tranquillement et avec beaucoup d’humilité -, nous n’avions pas la prétention d’avoir les réponses à toutes les questions qui [viennent] immanquablement lorsqu’on touche à 42 systèmes existants,à la complexité de la vie telle qu’elle est, du monde du travail, des aspirations des uns et des autres, et des évolutions de ces aspirations, On ne peut pas, à un instant T, avoir toutes les réponses ».
Mais l’humilité feinte du Premier ministre a vite laissé la place aux charges contre l’opposition de gauche. C’est Gilles Le Gendre, le président du groupe LaREM qui s’est chargé de la besogne : « Je veux le dire à nos collègues de LFI et GDR : le 49.3, ce n’est pas le fait du Premier ministre. Le 49.3, ce n’est pas la responsabilité de La République en Marche. Le 49.3, ce n’est pas la faute de la majorité, unie et solidaire. Le 49.3, c’est vous ! C’est seulement vous ! C’est entièrement vous ! ».
Mais où se niche la véritable obstruction ? Pour Jean-Luc Mélenchon, ce sont les marcheurs qui ont bloqué le débat. « L’obstruction parlementaire, c’est vous. Les marcheurs, vos odieuses méthodes, vos provocations, vos grossièretés, votre acharnement contre nous, et à présent le 49.3 ! Vous allez accepter de laisser passer sans débat un texte que vous n’avez jamais lu, puisque le gouvernement l’a augmenté, lui tout seul, de 200 amendements et de 7 ordonnances tout d’un coup transformés en articles de loi. Vous serez dès demain matin la risée du monde civilisé démocratique. Oui, parfaitement ! Les grands rénovateurs. Où ailleurs qu’en France et sous votre gouvernement, une loi au contenu inconnu, aux dispositions inconnues et réécrite par l’exécutif tout seul avant d’être adoptée sans vote ? Dans quel autre pays une chose pareille est-elle possible ? »
Il n’y a pas que l’image du pouvoir à être atteinte. Le recours au 49.3 a fait des dégâts jusque dans les rangs de la majorité. En 48 heures, 4 parlementaires ont quitté ses rangs. Le sénateur des Bouches-du-Rhône Michel Amiel ; le député du Rhône Hubert Julien Lafferière ; la députée des Alpes-de-Haute-Provence Delphine Bagarry et la députée du Val-de-Marne Albane Gaillot. Cette dernière a d’ailleurs voté la motion de censure déposée par le PS, le PC et la FI.
L’onde de choc a même atteint les cadres intermédiaires de LaREM. Outré par le recours au 49.3, le responsable départemental des Deux-Sèvres, Johan Baufreton, un historique du mouvement, a claqué la porte de son parti. Les députés marcheurs ne sont plus que 297 aujourd’hui. S’ils tombent en dessous de la barre des 289, ils perdront la majorité absolue. Certes, avec les 46 députés du Modem, alliés zélés, ils sont assurés de pouvoir faire passer les textes du gouvernement. Mais le Modem risque de monnayer son aide au prix fort.
Le texte de loi va prendre la direction du Sénat. Le gouvernement voudrait qu’il soit examiné en avril. Mais Gérard Larcher, le président LR de la chambre haute, penche pour le début du mois de mai. Car cela permettrait d’attendre les résultats de la conférence de financement, désertée par la CGT et plus récemment par Force ouvrière.
Seul hic, mais de taille, le retour du texte de loi à l’Assemblée ne pourrait vraisemblablement pas se faire avant les vacances. D’autant que le Palais Bourbon ferme pendant les trois mois d’été afin de procéder à d’importants travaux de réfection. Bref, ce n’est pas tout de suite que le président de la République pourra tourner la page de la réforme des retraites.