Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
Covid-19 : mais à quoi sert ce gouvernement ?
“On gère”, “tout est sous contrôle”, “la crise était imprévisible”, “nos prédécesseurs ont failli”, “l’heure est à l’union nationale, pas à la critique”, “les français doivent se discipliner”. Depuis le début de la crise, une bonne partie de la communication du pouvoir est consacrée à nier ses responsabilités.
Il est de bonne guerre de railler les français qui cherchent de l'information auprès de sources peu fiables. Mais il faudrait surtout se demander ce qui les y pousse. Car ils ne cherchent pas tant à être rassurés, qu’à connaître la vérité. Or les injonctions contradictoires du gouvernement ne les y aident pas. Un jour : “il faut continuer à aller travailler” et “les masques sont inutiles”. Le lendemain : “restez chez vous” et “portez des masques”. Il y a de quoi être sceptique.
Que penser de ces dirigeants qui savent parfaitement qu'il est crucial d'agir sans délai face à une telle épidémie, et qui, disposant d'informations de sources fiables, sont incapables de bien les analyser et de prendre les bonnes décisions ?
Car ils ne pouvaient pas ignorer le risque pandémique croissant. En analysant les articles consacrés au coronavirus dans la revue Science tout au long du 1er trimestre 2020, Pascal Marichalar a montré l’accumulation des éléments établissant la forte probabilité d’une transformation de l'épidémie frappant la Chine en pandémie. Or ces publications sont bien connues des experts gouvernementaux, qui ont donc forcément alerté.
Qu'a fait le gouvernement de ces informations ? S'est-il assuré que tout était en place pour pouvoir faire face ? La lecture du fil Twitter de Maître Pandaï, qui confronte les décisions du gouvernement français à celles des gouvernements étrangers et aux recommandations d’organisations internationales comme l’OMS est édifiante.
L’arrivée de l’épidémie en France a révélé le degré d’impréparation du pays. Au sommet de l’État on avait conscience que tout manquait : capacités hospitalières, matériel médical, tests, médicaments, et, comme l’a largement documenté Mediapart, masques. D’où cette insupportable communication de crise cherchant à dissimuler retards et pénuries derrière une prétendue stratégie. Le désastre sanitaire, qui aurait en partie pu être évité, a été amplifié par la sous-réactivité de l’exécutif. Il ne restait donc plus que la solution de dernier recours : le confinement global.
Comment expliquer ces dysfonctionnements ?
On peut écarter l’hypothèse d’une volonté de nuire. Par ailleurs, on vient de voir que ce n'est pas un problème d'absence d'information. Il faut plutôt chercher du côté d’une non prise en compte de l'information disponible.
Il y a bien entendu la priorité donnée par le gouvernement au maintien de l'activité économique, pour ne pas dire le processus de valorisation du capital. Si on étudie plutôt les faits du point de vue de sa capacité à tenir compte de l’information disponible, on est conduit à analyser les effets de son arrogance.
Les phénomènes de sous-estimation du risque - particulièrement des évènements rares - sont connus et documentés par la psychologie. Ces biais cognitifs conduisent à négliger ou rejeter tout élément soulignant le risque objectif. Cette tendance est renforcée par la détention d’un pouvoir. Cette dernière augmente la confiance en soi du décideur, diminuant d’autant sa disposition à écouter les conseils qu’on lui donne.
Les œillères idéologiques et l’excès de confiance en soi de nos dirigeants les ont poussés à poursuivre pendant des années des réformes préjudiciables au système de santé en ignorant les alertes que leur lançaient les chercheurs comme les professionnels. N’oublions pas que dans la stratégie “flatten the curve”, la capacité hospitalière dépend des choix passés de politiques de santé publique. Autrement dit, elle aurait pu être plus importante aujourd’hui, si les gouvernements successifs n’avaient pas persisté dans leur obsession pour le démantèlement du service public.
On parle beaucoup de défiance envers la parole publique, mais ici le problème est inverse : c'est l’État qui ne fait confiance qu’à lui-même. Or bien anticiper la crise ou la gérer efficacement quand elle est là, c'est au contraire s'appuyer sur l'ensemble des capteurs de la société et parfois s'en remettre à celles et ceux qui, sur le terrain, sont au contact du problème.
Cette tendance à la méfiance prend également une forme institutionnelle, qui se manifeste dans un manque d’attention à ce que disent certains experts et agences spécialisées. Comme l’explique le sociologue Didier Torny dans un entretien à Mediapart, alors que l'OMS recommandait, à partir des années 2000, d’ajouter à une logique de prévention des pandémies une logique de préparation matérielle, la France a suivi le chemin inverse dans les années 2010 en ne renouvelant pas ses stocks de matériel sanitaire stratégique. On est alors passé d'une logique de stocks à une logique de commande au privé et d'importation, se rendant vulnérable en cas de rupture des chaînes d'approvisionnement.
“Il y a effectivement une pensée administrative et politique construite sur des schémas comptables dans lesquels le stock, la réserve sont pensés négativement, comme des immobilisations et dépenses inutiles. C’est la culture de Bercy : traquer partout toutes les réserves d’argent public dormant.” (D. Torny)
Parallèlement les sociologues Olivier Borraz et Henri Bergeron soulignent, dans un article sur le site AOC, que les institutions chargées de la préparation et gestion des crises sanitaires subissent aussi la tendance de l’État français, en cas de crise, à ne pas faire confiance aux agences existantes pour leur préférer la création d'organisations ou de conseils ad hoc.
Et en particulier, pour l’État Macroniste, on retrouve ces attitudes déjà vues lors des trois grandes crises précédentes du quinquennat (affaire Benalla, Gilets Jaunes, Réforme des retraites) : un exécutif dépassé, dogmatique, jetant de l’huile sur le feu par sa communication défaillante, ne tenant que par les institutions de la Ve République et la force de la matraque, en refusant d’assumer toute responsabilité.
Par contraste, remarquent les chercheuses Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman,
“Les femmes, et plus largement toutes les personnes qui réalisent un travail de première nécessité, sont acculées à prendre leurs responsabilités, elles ne peuvent pas ne pas s’occuper de leurs patients, de leurs proches, nous nourrir ou nous livrer, nettoyer nos rues ou nos poignées de porte. C’est cela que nous applaudissons tous les jours à 20 heures : la capacité à assumer ses responsabilités vis-à-vis d’autrui.” (AOC, 7/04/20)
Dans cette optique, on trouve une clé pour expliquer l’attitude de nos dirigeants dans ce que François Bégaudeau appelle la "bêtise” (Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019). Le bourgeois, dit-il, n'a de contact avec le réel que sous-traité. Il n'exécute pas lui-même les actions nécessaires à la réalisation de ses projets ; d'autres font le boulot, dans l’entreprise comme dans l’espace domestique. Ces conditions matérielles d’existence engendrent une pensée hors-sol, qui ne s’embarrasse pas de l’avis du subordonné, et une déresponsabilisation dans la prise de décision : il y aura toujours quelqu’un pour passer la serpillière.