Chloroquine, la molécule qui m'a rendu fou - L'agent provocateur (1)
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Didier Raoult, la chloroquine… Trier le vrai du faux, le défi stimule le journaliste. Mais quand il le plonge dans l’hystérie, à l’épicentre des angoisses d’une société confrontée à une crise sans précédent qui révèle des antagonismes et des fractures béantes, l’exercice se révèle casse-gueule. Une mission impossible dont je ne suis pas sûr d’être sorti indemne. Premier épisode : la France se prépare à prendre la vague du coronavirus sans le savoir, et sans s’en inquiéter. Dans le monde d’avant, le virus est encore un sujet exotique. Chacun à mieux à faire, Didier Raoult aussi. Jusqu’à ce que tout bascule.
« Il est juste devenu fou… Peut-être qu’il faudrait arrêter de relayer ces idées ?? Bien à vous ». Ce singulier message est arrivé il y a une quinzaine de jours. Derrière le ton sec de l’alerte se cache un éminent professeur de médecine de l’AP-HP. Une de ces figures de la lutte contre le coronavirus. Sur le front médiatique mais pas seulement, il a aussi les mains dans le bain de virus. Pas n’importe où, pas sur n’importe quel front de cette drôle de guerre, là où le décompte mortel se fait : dans le service de réanimation d’un grand hôpital parisien.
Depuis plusieurs jours, les avertissements arrivent de partout, souvent de ces régions où la situation est, selon la terminologie officielle quotidiennement égrenée par le directeur général de la santé Jérôme Salomon, la plus « tendue ». De l’Est de la France par exemple, où on lutte corps à corps avec l’ennemi invisible, sans protection et souvent à perte. « Raoul (sic) fatigué du cerveau ou génie ? Tu peux me dire ? Les médecins corses, les natio, mes amis, le suivent », textote une connaissance vivant en Corse, autre point chaud de la crise sanitaire. La veille, de Corse déjà, un autre message était arrivé : « Et dire que c’est lui qui a raison depuis le début ! ». Son auteur, haut fonctionnaire, n’a pas pris un jour de repos depuis plus de trois semaines, tellement la situation semble déraper sur place.
Pour comprendre les polémiques et la controverse qui électrisent la France autour de la figure du professeur Raoult, il faut remonter dans le temps. Pas trop loin : seulement quelques semaines avant la crise. Avant le virus, avant le monde d’après. Fin janvier 2020, la bataille fait rage autour de la réforme des retraites ; les éditeurs de Matzneff le proscrit le lâchent les uns après les autres ; la campagne des municipales s'accélère ; Benjamin Griveaux espère toujours renverser la donne et peut-être convaincre Cédric Villani de se rallier à son panache pour prendre Paris ; Patrick Balkany voudrait sortir (de prison) et rentrer (chez lui).
À l’autre bout du monde, la Chine vit une drôle d’histoire. Celle d’un foutu virus qui semble se répandre, un machin au nom curieux venu d’une bestiole tout aussi curieuse, le pangolin... La Chine est loin, et ses chinoiseries avec. Bien sûr, certains se sont déjà inquiétés, mais ces voix sont restées peu audibles hors des cercles d’experts et des gens avertis. Officiellement, pas d’inquiétude réelle.
Un avion en provenance de Chine...
Le 31 janvier, Didier Raoult est interrogé par un journaliste marseillais sur le virus qui prospère au pays de la grande muraille. La chose n’a pas encore fait de mort hors de ses frontières, à l’intérieur desquelles on en recense officiellement 213. Dans l’Hexagone, 6 personnes ont été diagnostiquées positives (le premier cas détecté remontant au 14 janvier). « Des infections respiratoires, il y en a plusieurs centaines de millions par an dans le monde », relativise le professeur Raoult dans les colonnes du quotidien La Provence.
À ses yeux, « la chance que cette épidémie augmente de façon significative le nombre de morts est très faible ». Pas de quoi paniquer, par conséquent : l’interviewé prend la chose avec distance. « Dans les paranoïaques, poursuit-il dans le même entretien, il y en a toujours un qui a raison. Pour les infections, c’est comme pour le terrorisme : il y a une surreprésentation dans les médias qui n’a pas grand-chose à voir avec le nombre de décès ».
Le même jour, un avion en provenance de Chine se pose à Istres, un peu avant 12h30, pas si loin de l’institut dirigé par Didier Raoult. En amorçant sa courbe et sa descente, l’appareil a peut-être survolé la Timone et l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection (IHU). Dans la foulée, ses 182 passagers sont placés en quarantaine dans un centre de vacances de Carry-le-Rouet, une petite station balnéaire située à 30 kilomètres de Marseille. La France est connectée directement avec la maladie.
Le professeur Raoult ne peut l’ignorer : parmi les rapatriés français de Wuhan, ceux qui présentent des symptômes d’une possible contamination sont transférés à l'IHU pour y être dépistés – il expliquera plus tard avoir lui-même proposé ces tests, pour éviter une situation comparable à celle du bateau de croisière Diamond Princess (que sa quarantaine a transformé en bouillon de culture). 48 heures plus tard, un second avion atterrit sur la même base militaire d’Istres, avec 250 nouveaux rapatriés à son bord. Alors que la population locale s’inquiète de cette proximité forcée, le professeur a mieux à faire que s’appesantir sur le sujet.
Son avis sur le coronavirus chinois, l’infectiologue l’a déjà livré quatre jours plus tôt, à la télévision. Le 27 janvier, il explique à la rédaction locale de France 3 que le nouveau venu « n’est jamais qu’un virus respiratoire de plus ». Il tient à rassurer chacun : « Je ne crois pas que, actuellement, il y ait des raisons d’être inquiet en France. Ce n’est pas un virus très contagieux, ce n’est pas un virus très mortel ». Mieux vaudrait se soucier des effets du VRS (virus respiratoire syncytial), responsable de « 1500 à 2 000 morts en France ».
« Ça n’a rien à voir avec le Corona chinois, précise-t-il doctement, c’est beaucoup, mais comme c’est plus ancien, c’est négligé. Ça ne fait pas la Une de l’actualité ». Mais désormais, comme il le remarquait une semaine plus tôt dans une vidéo sur le site de l’IHU, on fait toute une histoire mondiale d’un « bus qui tombe au Pérou » ou de « 3 chinois qui meurent ». « Je ne sais pas moi, les gens n’ont pas de quoi s’occuper, on va aller chercher en Chine de quoi avoir peur ? »
À contre-courant, à trottinette
Deux mois plus tard, ce retour sur images vidéo est forcément cruel. Les mots du professeur Raoult paraissent pour le moins malheureux. On pourrait encore y ajouter sa vidéo du 17 février, un monument dans lequel il explique qu’il y a avec le coronavirus « moins de morts que par accident de trottinette »… Ces déclarations à l’emporte-pièce n’ont pas été pour rien dans la défiance manifestée à son égard, et par éclaboussures dans le procès instruit contre son protocole - au-delà des discussions d’ordre scientifique.
À sa décharge, il faut reconnaître qu’il n’a pas été le seul à se tromper (on peut simplement citer l’infectiologue de l’hôpital Bichat, Yazdan Yazdanpanah, guère plus clairvoyant), mais peu importe. Il est aujourd'hui l’homme de la controverse, au cœur de toutes les conversations. Ce rappel est important quand il s’agit, quelques semaines plus tard, de se faire une idée - ou du moins d'essayer - sur le personnage. Entre temps, le virus a fait son chemin jusqu’en Europe et en France, où il a tout déréglé en quelque jours. Et dans le même temps, après cette entrée en crise singulière, Didier Raoult s’est paradoxalement imposé comme le héros de la lutte contre le Covid-19 pour une partie de l’opinion. En empruntant là encore un chemin de traverse, à contre-courant de la voie officielle.
En deux vidéos publiées sur le site de l’IHU, tout bascule. La France découvre Didier Raoult et sa chloroquine, qui devient sur Internet l’arme fatale de beaucoup. Dans la première, une courte intervention mise en ligne le 25 février, il délivre un scoop. La bonne nouvelle vient du même pays que le mal : « Les Chinois, qui sont ceux qui vont le plus vite et les plus pragmatiques, plutôt que chercher un vaccin ou une nouvelle molécule ont testé les molécules qui sont anciennes et connues, et sans toxicité ».
Ces tests cliniques confirment d'après lui l’efficacité de la molécule antipaludique contre le virus, que des premières expérimentations réalisées in vitro avaient déjà détectée. Devant les rires (de soulagement) de la salle devant laquelle il s’exprime, Didier Raoult siffle « la fin de partie » : ce coronavirus « est probablement l’infection respiratoire la plus facile à traiter de tous ! »
Le 16 mars, l’institut hospitalo-universitaire de Marseille met en ligne une seconde vidéo d’une communication du professeur Raoult qui a l’effet d’une bombe. En quelques heures, elle fait le tour d’Internet, suscitant un énorme espoir alors que le pays, qui se ronge les sangs, s’apprête à vivre confiné. Dans cette conférence donnée devant ses équipes, le directeur de l’IHU dénonce ce choix et étrille la stratégie du gouvernement de ne pas tester massivement la population. « La quarantaine » est bonne « pour le XVème ou le XVIème siècle », explique-t-il. Le confinement général ne serait ni plus ni moins que de la sorcellerie, sans résultats probants.
Loin d’être des modèles, la France, l’Italie et l’Espagne sont au contraire les pays où la situation est le moins sous contrôle, avec une « évolution exponentielle » du virus. À cette stratégie de l’échec, Didier Raoult préfère celle de la Corée du Sud, qui a fait ses preuves. Ce qu’il faut faire aujourd’hui, « c’est diagnostiquer et traiter », puis isoler les malades, martèle le professeur à l’allure de biker, qui annonce avoir réalisé un test sur 24 personnes traités à la chloroquine.
Ces patients contaminés par le Covid-19 se sont vu prescrire, à partir du 9 mars, une dose quotidienne de 600 milligrammes d’hydroxychloroquine. « Chez les gens qui n’ont pas reçu de Plaquenil [marque commerciale de l’hydroxychloroquine, NDLR], au bout de 6 jours, il y a 90 % des gens qui sont [encore] porteurs, tandis que quand vous mettez du Plaquenil, au bout de 6 jours il n’y a plus que 25% qui sont porteurs, constate le conférencier. Tous les gens qui meurent avec le Corona, à part ceux qui meurent de complications ultimes, meurent avec le virus. Donc le fait de ne plus avoir le virus change le pronostic ».
La provocation et la castagne, Didier Raoult adore ça. Il semble s’en nourrir. Il a construit son personnage et sa réputation en partie sur ce levier. Depuis des années, il ferraille contre l’establishment scientifique. Naturellement, ceux-là le lui rendent bien, ces haines déjà anciennes donnant désormais leur pleine mesure. La mesure - puisqu’on en parle - et l’humilité, ce n’est pas pour lui. Sa parole parfois borderline jure forcément avec la prudence de ses confrères, et encore plus avec les réponses tout en circonvolutions des autorités.
À cet égard, la façon dont Jérôme Salomon a tenté d’échapper, sans trop donner l’air de se défiler, aux questions sur les dépistages sans ordonnance et sans symptôme pratiqués par Raoult et son équipe lors de sa conférence de presse du 22 mars était un modèle du genre. Là où le directeur de la Santé a tout fait pour éviter de parler du « problème Raoult », celui-ci se serait en sens inverse probablement fait un plaisir de lui régler frontalement son sort, si la situation s’y était prêtée et un micro s’était tendu.
Un document prémonitoire
En 2003, Didier Raoult est missionné par le ministre de la Santé Jean-François Mattei et la ministre de la Recherche Claudie Haigneré pour produire un rapport sur le bioterrorisme, afin de mieux adapter la réponse de l’État. Le Média s’est replongé dans ce rapport au vitriol - une lecture riche d’enseignements. Elle laisse transpirer le tempérament bien trempé d’un scientifique visiblement ravi de régler leur sort aux baronnies de la politique de santé publique – ceux qu’il appelle aujourd’hui « les petits marquis ». Et elle fait écho sur bien des points à la polémique actuelle en pleine crise du coronavirus.
Dans le rapport d’étape de 9 pages qu’il adresse le 5 septembre 2002 au ministre de la Santé, Didier Raoult affûte sa plume : « Les infrastructures sont inadaptées à la manipulation des agents pathogènes. En effet, il n’existe aucun laboratoire de type P3 utilisable pour la culture des bactéries dangereuses dans 3 des 4 plus grandes villes de France […]. Quand les structures existent, comme à Paris, il y a une appropriation des moyens par certains chefs de service (les professeurs de virologie interdisent aux bactériologistes de manipuler dans le P3, ce qui n’a pas de fondement scientifique) ».
Il y a déjà dix-sept ans, il dénonce les pratiques et croise le fer avec ceux qui, à Paris, ne le ménagent pas aujourd’hui. Dans son courrier, il constate, sévère, qu’« aucun investissement spécifique d’État n’a été réalisé ». Puis que le ministère « a pris dans l’urgence un certain nombre de décisions, dont plusieurs apparaissent scientifiquement contestables, qui n’ont pas été corrigées depuis. [...] Les choix d’équipements hospitaliers qui ont été faits, pour une somme totale vraisemblablement proche de 20 millions de francs, sont disproportionnés et inadaptés [...] dans des sites dont certains n’ont aucune expérience de biologie moléculaire ».
On pense ici inévitablement aux pseudos experts qu’il fustige en 2020. Plus on avance dans la lecture, plus elle devient électrique. Jusqu’à tourner au brûlot quand l’auteur livre sa conclusion : « La raison de ces choix est en fait liée à des prises de décision basées sur des rumeurs ou sur des expertises contestables et non sur des faits. En effet, le choix des experts […] paraissent [sic] partiellement aléatoires [sic] ou basés [sic] sur des réseaux. Il n’y a aucune vérification de la compétence des experts ».
Neuf mois plus tard, le 17 juin 2003, Didier Raoult remet son rapport au gouvernement. Il ne mâche toujours pas ses mots. « Le pays doit faire un effort pour gérer au mieux les crises en maladies infectieuses. Celles-ci restent une cause de mortalité importante dans le pays et les niveaux de résistance aux antibiotiques sont parmi les plus élevés du monde », écrit-il à l’attention des deux ministres qui l’ont missionné.
Le ton se fait plus cinglant encore. « La gestion des molécules antibiotiques est probablement la plus mauvaise du monde, avec des niveaux de prescription uniques : le pays est considéré comme le contre-exemple mondial sur l’utilisation des antibiotiques. Notre politique de vaccination contre l’hépatite B est unanimement condamnée. Chaque événement nouveau est géré en urgence, ce qui fait prendre des responsabilités considérables aux politiques, du fait de l’absence de démarche et d’organisation rationnelle ».
Au moment de refermer ce document, on se pince. Avec l’impression d’être soudainement revenu au temps présent. À se demander si ce n’est pas le Raoult de 2020 qui termine la charge par ce constat implacable : « Au total, le pays a montré ces dernières années une capacité limitée à gérer les problèmes infectieux, ce qui entraîne qu’il est un des moins bien préparés à un problème d’épidémie massive »...
Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.