"Misère sexuelle", autopsie d'un concept fumeux
La notion a fait son retour sur les réseaux sociaux ces dernières semaines. Mais le concept de « misère sexuelle », essentiellement utilisé par des hommes hétérosexuels, n’a pas de validité scientifique et contribue à renforcer la culture du viol. Décryptage.
C’est une vieille rengaine du milieu masculiniste. Sur les réseaux sociaux, de jeunes hommes remettent régulièrement sur la table le sujet de la misère sexuelle, qui serait source de tous leurs maux. Derrière cette expression obscure se cache un bulldozer de machisme. Elle est utilisée par des personnes hétérosexuelles pour qualifier leur absence de vie sexuelle ou la rareté de leurs rapports. Un ascétisme subi qui les ferait souffrir au quotidien car il les empêcherait d’assouvir des « besoins » jugés fondamentaux. La faute à la société du paraître, qui ne permettrait qu’aux hommes considérés comme beaux de coucher avec des femmes.
Ainsi, la notion de misère sexuelle sous-tend l’idée que les femmes doivent du sexe aux hommes et que ceux-ci ont une libido plus développée. Ce concept est même utilisé pour justifier des pulsions et des comportements violents de la part des hommes envers les femmes, du harcèlement jusqu’au viol. Car à cause du féminisme et d’une certaine libération sexuelle qu’il aurait permise, les femmes seraient devenues plus aguichantes que jamais, et il serait d’autant plus difficile pour les hommes de se « contrôler ».
Début février, l’expression « misère sexuelle » est revenue en force sur le réseau social Twitter, notamment avec la publication de ce tweet :
Des internautes masculins se sont alors mis à défendre son existence bec et ongles, quand des militantes féministes ont soulevé les aspects hautement problématiques d’une telle idée de la sexualité. Mais cet argumentaire antiféministe est loin d’être nouveau. Dès 1994, l’auteur à succès Michel Houellebecq en avait fait un thème majeur de son œuvre. Sans pour autant utiliser l’expression de « misère sexuelle », il la théorisait dans L’Extension du domaine de la lutte.
Morceau choisi : « Le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. […] Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »
Le "besoin" de sexe ne repose sur aucune donnée biologique
Ce qui atterre le plus Ovidie dans la mobilisation du concept de misère sexuelle, c’est qu’il est d’après elle complètement fumeux. « Il n’a aucune valeur scientifique, c’est quelque chose qui n’est pas défini clairement, qu’on ne peut pas mesurer, ça ne veut pas dire grand-chose. Mais c’est un truc qui revient souvent dans les débats, et qui pour moi est un non-débat », assure la réalisatrice et autrice de Baiser après #MeToo : lettres à nos amants foireux (Hachette).
D’autant que si frustration sexuelle il y a, les hommes « miséreux » peuvent toujours se masturber, fait remarquer Valérie Rey-Robert, autrice de Une Culture du viol à la française (Libertalia). « Ils ont des mains en état de fonctionnement. Or, ce n’est pas ça qu’ils évoquent. Ce n’est pas le sexe qui leur manque, c’est le fait d’avoir une relation sexuelle avec une femme. »
Problème : le « besoin » de sexe avec une femme ne repose sur aucune donnée biologique. « Il y a des besoins fondamentaux dans la vie : se nourrir, boire, dormir », rappelle Valérie Rey-Robert. L’autrice propose à ces hommes de se poser les bonnes questions : « Est-ce qu’ils sont réellement en manque de sexe ? Ou est-ce que c’est une construction sociale qui dit que les hommes doivent avoir du sexe, sinon ils ne se sentent pas bien ? » L’illusion d’une misère sexuelle est tellement forte que certains hommes inventent tout un mythe autour de cette absence de rapports : ils auraient besoin de se « vidanger », leurs testicules deviendraient « bleus » et douloureux…
Ce qui choque aussi les féministes dans l’emploi du terme de misère sexuelle, c’est qu’il est réservé aux hommes. Ainsi, l’homme mâle serait un animal au désir sexuel dévorant, tandis que la femme aurait une libido en sommeil : son corps servirait soit à assouvir la soif de l’homme, soit à la procréation. « Le problème, c’est que dans notre culture, il y a une totale dissymétrie dans l’accès au plaisir, note Ovidie. On considère qu’il est indispensable aux hommes et qu’il est complètement facultatif pour les femmes. C’est ce qui fait que la plupart des rapports hétéros se terminent par une éjaculation et non pas par un orgasme du côté de la partenaire féminine. Cette dissymétrie justifie les deux notions fumeuses que sont le besoin et la misère sexuelle. »
Un élément constitutif de la culture du viol
En outre, le fait qu’il existe une misère sexuelle des hommes implique que les femmes leur doivent du sexe pour les soulager de ce mal de vivre. Et ça, c’est un élément constitutif de la culture du viol. « Le problème, c’est que non seulement ils affirment que c’est un droit, mais ils disent aussi que si on ne leur fournit pas du sexe, il va y avoir des problèmes. Par exemple, avec le viol d’enfants par les prêtres, ils vont dire “c’est parce qu’il faudrait leur permettre de se marier”, alors qu’ils ne comprennent pas que violer un enfant, ça n’a rien à voir avec le fait d’être marié avec une femme majeure et consentante. C’est non seulement un droit, mais ça devient limite un devoir pour les femmes, parce que si elles n’acceptent pas du sexe, il arrivera des choses encore pires, c’est-à-dire du viol. »
Pourquoi les hommes hétéros sont-ils les seuls à employer cette expression ? Pour Ovidie, c’est parce que la sexualité féminine est encore taboue. « On va se poser la question du manque d’amour : une femme qui est célibataire longtemps, on va avoir un petit peu pitié d’elle parce qu’on va se dire “Oh la la, la pauvre, elle a pas son bouquet de fleurs à la Saint-Valentin”. Mais on va beaucoup moins se poser la question du manque sexuel, qui peut vraiment être fort chez les femmes. L’accès des femmes au plaisir n’est pas considéré comme légitime dans la société, donc elles ne vont pas le revendiquer plus que ça. »
Un scandale pour Martin Page, auteur de Au-delà de la pénétration, hétérosexuel et allié féministe. Selon lui en effet, si misère sexuelle il y a, elle concerne davantage les femmes hétéros que les hommes hétéros, qui jouissent beaucoup plus facilement lors d’une relation. « Admettons qu’on parle de misère sexuelle : il faudrait évoquer les femmes en couple qui vivent des situations de misère sexuelle dans leur relation avec leur conjoint ou leur mari ! Ça, c’est la norme, et on peut en discuter. Ce qui est gênant, ce sont les hommes qui parlent du fait qu’ils ont moins de probabilités de coucher. C’est très minimal, égoïste, ils sont centrés sur eux-mêmes. »
"Qu'ils envoient chier la masculinité !"
Pour Martin Page, le monde de la sexualité et de l’amour est par essence très violent et injuste. Se focaliser sur le malheur des hommes hétérosexuels est donc une aberration. Il prend l’exemple des applications de rencontres. « Aux États-Unis, il y a des “catégories” qui sont moins désirées que les autres : les hommes asiatiques sont moins désirés par les femmes hétérosexuelles, et les femmes noires sont moins désirées en général, d’après les statistiques. Et ça, c’est violent ! On peut aussi parler de la grossophobie, un truc hyper courant et institué : des gens bien sous tous rapports, ça ne les gêne pas de dire qu’ils ne coucheraient jamais avec une personne en surpoids. Elle est là, la violence. C’est aussi difficile pour les femmes plus grandes que la moyenne, pour les hommes plus petits… La sexualité et l’amour sont pris dans les règles du capitalisme et d’une société patriarcale. »
Plutôt que de se lamenter sur leur sort, l’auteur et éditeur invite donc les hommes se sentant « miséreux » sexuellement à repenser la masculinité. « La sexualité a des canons, et si on est un mec qui ne correspond pas à ces canons, c’est plus difficile, mais ce n’est pas grave ! Soit on y correspond, soit on réfléchit à élargir le champ. C’est aussi, peut-être, l’occasion de découvrir sa part queer, de déconstruire cette masculinité qui nous fait souffrir. Mais au lieu de ça, ils blâment les femmes. C’est une occasion manquée ! Ce n’est pas en tapant du pied que les choses vont changer. S’ils ne correspondent pas aux clichés de la masculinité, qu’ils envoient chier la masculinité ! »
Alors que faire du terme de misère sexuelle ? Le remplacer par autre chose pour déplacer le débat ? C’est que suggère Ovidie. « Il me semble qu’il ne faut pas le remplacer par un terme, mais par plusieurs. Est-ce qu’on parle de solitude ? Est-ce qu’on parle d’un manque d’interactions amoureuses ? Est-ce qu’on parle d’absence de toucher ? Est-ce qu’on parle de frustration sexuelle pure et physique ? À mon avis, tout ne relève pas de la même chose. C’est hyper compliqué. Je pense que pour chaque situation, il faut un terme précis. »
« Cette expression, je ne la remplacerais pas », tempère Valérie Rey-Robert. « Parce que si on fait perdurer l’idée de misère sexuelle, ça veut dire qu’on valide une idée misogyne. La misère sexuelle, c’est en soi misogyne, donc on ne peut pas la remplacer. Il faut au contraire la supprimer. »
Crédits photo de Une : Thomas Samson / AFP.