Projet de loi séparatisme : l'islamophobie d'État consacrée
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Présenté ce 9 décembre en Conseil des ministres, le projet de loi confortant les principes républicains apparaît comme un nouvel affront du gouvernement envers la communauté musulmane : le gouvernement s’attaque directement à la liberté de culte et vise spécifiquement les associations cultuelles musulmanes.
« Ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est au séparatisme islamiste » : lors de son discours du 2 octobre dernier sur le thème de la lutte contre les séparatismes, le président de la République Emmanuel Macron donne le ton. Les mots sont importants : les termes islam, islamisme et islamisme radical seront prononcés à 52 reprises lors de l’allocution présidentielle. Ultime artifice langagier : en novembre, le séparatisme disparaît du titre du projet de loi, dorénavant censé conforter les principes républicains.
« Indirectement, on sait très bien qu’il s’agit de la communauté musulmane qui est visée par ce projet de loi puisqu’il s’inscrit dans une lutte antiterroriste », explique Nabil Boudi, avocat au barreau de Paris. C’est ce que confirmera le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dans une interview accordée à Radio Classique le 6 octobre dernier, justifiant l’intitulé initial du projet de loi : « L’idée était bien de lutter contre le séparatisme principal qu’est l’islam radical ».
Un projet de loi "fourre-tout"
Un séparatisme qui, selon le président de la République, se manifeste par « la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives et culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l’enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République ». L’initiative du gouvernement pourrait affecter de nombreuses libertés, de l’interdiction de l’instruction à domicile à la question des héritages, en passant par le contrôle des fédérations sportives ou encore l’obligation de déclarer les dons étrangers de plus de 10 000€ pour les associations cultuelles musulmanes. « C’est un texte fourre-tout avec l’idée qu’il y aurait du séparatisme dans chacune des sphères sociales visées par ce texte. Au milieu de tout ça, on s’attaque à une loi qui est un pilier républicain depuis plus d’un siècle », s’étonne Raberh Achi, politiste et enseignant en sciences sociales.
En réponse à l’attentat visant Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), le 16 octobre dernier, le président de la République a élargi le périmètre de l’initiative. Le projet de loi confortant les principes républicains est enrichi d’un « délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à sa vie privée ou professionnelle dans le but de l’exposer à un risque d’atteinte à son intégrité ou à ses biens ». Dans la foulée, le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France), accusé de « propagande islamiste » par le ministre de l’Intérieur, est dissous. Le 3 décembre, Gérald Darmanin poursuit son offensive en annonçant « une action massive et inédite contre le séparatisme visant 76 mosquées soupçonnées de séparatisme ».
Brandi à tout-va, le séparatisme (tel qu’invoqué par le gouvernement) n’aurait pourtant pas de valeur juridique, d’après Nabil Boudi. « C’est une notion qui n’a aucune résonance juridique et par conséquent, c’est du vent. Juridiquement, le séparatisme, à l’international, c’est lorsqu’un groupement ou une milice veut faire sécession, constituer un nouvel État. Là, ce seront des enfants de 3 ans qui feront acte de séparatisme ? », interroge l’avocat en écho aux propos du ministre de l’Intérieur qui, dans les colonnes du Figaro, « avait remarqué que dans certains quartiers, il y a plus de petits garçons que de petites filles » à l’école et assurait vouloir « sauver ces enfants des griffes des islamistes ».
Une atteinte à la liberté de culte
C’est un texte créé il y a 115 ans que le gouvernement s’apprête à modifier : la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, pilier de la laïcité en France, permet l’organisation des cultes. « On fait tout pour que les associations cultuelles musulmanes changent de statut. La question n’est donc pas de s’attaquer à un séparatisme islamiste : on veut que l’Islam change de statut », pointe Raberh Achi. En effet, les associations cultuelles musulmanes ont plus généralement opté pour le statut d’association sous la loi de 1901, qui permet une plus grande liberté (le régime de 1905 est notamment plus contraignant en termes de contrôle financier).
Avec ce projet de loi renforçant les principes républicains, le gouvernement contraint les associations cultuelles musulmanes à changer de statut. Le tout conditionné par la signature d’un « contrat de respect des valeurs de la République » permettant d’obtenir des subventions. La volonté de l’État est la même concernant la formation des imams puisque le gouvernement entend labelliser leur formation. « Pour avoir le statut d’imam, il va falloir passer par un filtre étatique. C’est une atteinte grave à la libre organisation du culte. C’est discriminatoire parce qu’on n’impose pas ces restrictions-là à d’autres cultes en France », assure Nabil Boudi.
Les motifs de dissolution des associations seront également renforcés : l’article 8 permettra de leur imputer les agissements de certains de leurs membres. « Ce qui est inquiétant, c’est que ce sont des agissements personnels, qui n’ont même pas lieu dans le cadre de l’activité de l’association », dénonce Nabil Boudi. « Demain, si l’on a des responsables politiques qui sont condamnés pour des propos haineux - c’est déjà arrivé - est-ce que l’on va dissoudre le parti, qui est également une association ? », questionne-t-il. Le gouvernement n’a d’ailleurs pas attendu l’adoption du projet de loi pour dissoudre le CCIF ou l’ONG BarakaCity.
Un arsenal législatif préexistant
Selon Nabil Boudi, « l’arsenal législatif en matière sécuritaire est total en France. Il n’y a aucune faille dans la justice antiterroriste française. On est sur de la surenchère législative et sécuritaire extrêmement lourde, alors que le droit actuel permet d’appréhender tous les comportements ». En effet, la mise en danger de la vie d’autrui, les menaces de commettre un crime ou un délit contre les personnes ou encore les menaces en ligne sont des délits punis par le Code Pénal.
Le gouvernement assure pourtant ajouter deux nouveaux délits suite à l’assassinat de Samuel Paty, notamment sur la question de la divulgation d’informations personnelles et de menaces sur un agent public et aux salariés des entreprises délégataires. « Les questions du contrôle des associations et des financements étrangers existent déjà », poursuit Nabil Boudi. Le financement public des cultes est par ailleurs interdit par la loi de 1905 car « la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». De ce fait, ce sont principalement les fidèles, via des dons aux associations, qui financent les cultes.
Le président de la République n’en est d’ailleurs pas à sa première tentative d’amender la loi de 1905. En 2019, déjà, Emmanuel Macron avait proposé de réformer le statut des associations cultuelles sur les mêmes bases que le projet de loi, dans un document qui avait été envoyé aux responsables des cultes. « Le combat contre la radicalisation est légitime. Mais de là à utiliser une loi aussi symbolique pour essayer de modifier à sa guise l’organisation du culte... C’est une forme d’interventionnisme étatique », dénonce Raberh Achi. Sous le coup des critiques, Emmanuel Macron avait abandonné ce projet pour finalement le présenter de nouveau l’année suivante.
« Ce n’est pas un hasard si la loi sur la sécurité globale a occupé à raison et en grande partie les médias et les réactions. Cela a complètement éclipsé le projet de loi confortant les principes républicains. Est-ce qu’on profite du contexte actuel pour glisser ce type de mesures ? Je ne sais pas, mais il est certain qu’il y a beaucoup moins de réactions », ajoute le politiste.
« Une loi qui va fragiliser les principes de la République »
Le président de la République l’assure, il ne faut pas « se laisser entraîner dans le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans ». Pourtant, le mal est fait. Organisations et associations s’élèvent pour dénoncer le caractère discriminatoire et stigmatisant de ce projet de loi et des actions gouvernementales.
C’est notamment le cas de la Ligue des Droits de l’Homme qui, dans un communiqué suite à la dissolution du CCIF, affirme que l’initiative va « accroître les tensions et conforter l’idée que ce sont bien toutes les personnes musulmanes qui sont ici mises en cause ». Le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, interviewé par l’AFP, déplore « une obsession politique » autour de l’islam en France. Le Collectif du 10 novembre contre l’Islamophobie, dans une tribune pour Libération, évoque de son côté une communauté musulmane « cible de discours venant parfois de “responsables” politiques, d’invectives et de polémiques relayés par certains médias, participant ainsi à leur stigmatisation grandissante ».
« C’est une loi qui va fragiliser les principes de la République, cela va augmenter les crispations, la fracture ne va faire que s’accentuer alors qu’aujourd’hui, le principal défi en France, c’est le vivre-ensemble », explique de son côté Nabil Boudi, qui s’inquiète de voir une France fracturée entre celle « considérée comme séparatiste et celle qui ne l’est pas ». Alors que « l’islam est une religion qui vit une crise partout dans le monde », selon les termes du président de la République, la réponse adéquate est-elle un projet de loi visant exclusivement la communauté musulmane ?
Non, d’après Raberh Achi, qui s’inquiète des effets délétères de ce nouveau projet de loi. « En s’attaquant dans des textes de droit à un phénomène minoritaire, contribue-t-on à rassembler l’immense masse d’individus français et étrangers de confession musulmane en France à la République, ou au contraire à créer une forme de suspicion ? », interroge l’enseignant. « On rate aujourd’hui l’objectif de banaliser l’islam tel qu’il est pratiqué par l’ensemble des musulmans en France », conclut-il.
Emmanuel Macron aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020. Crédits : Ludovic Marin / AFP.