Le Ciné-club hebdo d'Eugenio Renzi #10
Eugenio Renzi est critique de cinéma. Ancien membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma, il écrit aussi pour le quotidien italien Il Manifesto.
L'Amérique, c'est le cinéma – et inversement. En tout cas depuis que D. W. Griffith, avec Naissance d'une nation (1915), a fondé l'une par l'autre et inversement, avec la mise en cinéma d'une identité héroïque (et blanche) où violence et racisme ont une place centrale. Le Ciné-club de cette semaine s'interroge sur l'émergence d'un autre cinéma, de John Singleton et Spike Lee à Pedro Costa, Youssef Chahine ou Raoul Peck. En passant par celui de Mathieu Bareyre, réalisateur de L'Époque (sortie la semaine prochaine), avec lequel on s'entretient le mercredi. Et en continuant, au jour du Seigneur, l'hommage à Michel Piccoli.
Dans un texte écrit pour le catalogue du Festival des trois continents, « L’existence d’une histoire et d’une culture noires », Serge Daney analysait l’émergence d’un cinéma afro-américain entre 1965 et 1975. Il y voyait un programme avec trois objectifs : corriger les erreurs et les distorsions véhiculées par les films des Blancs sur les Noirs ; témoigner et réfléchir sur la réalité noire telle qu’elle est ; créer une image positive à laquelle le public noir puisse s’identifier.
Les films que nous vous proposons cette semaine ont été réalisés en amont (Naissance d’une nation) ou en aval (Detroit) de ce programme. Ou bien dans des cinématographies parallèles à celle des États-Unis (Pedro Costa, Youssef Chahine, Raul Peck). La question qu’on peut (se) poser est : sommes-nous sortis de cette phase d’émergence ? Est-ce que quelque chose a émergé (qui aurait pris la place du vieux cinéma blanc hollywoodien) ?
Vaste interrogation, à laquelle on ne propose ici pour début de réponse qu’un aperçu sur quelques films, notamment L'Époque, dont nous avons rencontré le réalisateur, Matthieu Bareyre.
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Lundi : film lunaire
Naissance d’une nation / Birth of a Nation (1915, 2h10), de D.W. Griffith. Disponible en VOST sur Youtube ou bien en VOD sur UNIVERSCINÉ.
« On ne peut pas se dire cinéphile sans l’avoir vu » – lirait-on dans le Dictionnaire des idées reçues à l’entrée Naissance d’une nation si Flaubert y avait ajouté un supplément cinéma. Prenons les choses autrement. Tous ceux qui ont fait du cinéma (aux États-Unis, mais pas que) l’ont vu. Mieux, ils l’ont étudié. D. W. Griffith a inventé le cinéma (comme langage) en l'émancipant définitivement du théâtre (filmé). Avec lui, la caméra quitte la salle, franchit la rampe, envahit la scène qu’elle découpe en plans.
Au nom de cet intérêt formel, on oublie le reste. On excuse notamment le fait que Naissance d’une nation est aussi une apologie du KKK. Une séquence, parmi les plus étudiées du film, cristallise la peur primordiale de l’Amérique blanche. On y voit un esclave émancipé, Gus (joué par l’acteur blanc Walter Long), poursuivre dans une forêt la jeune Flore (Mae Marsh), laquelle, plutôt que de se laisser prendre par cet homme noir, décide de se jeter dans le vide. Son sacrifice sera vengé par le Klan.
Ce n’est pas le seul meurtre du film. À côté des morts romanesques de Flore et de Gus, il y a l’assassinat, historique, d’Abraham Lincoln. On peut y ajouter celui, symbolique, du théâtre (où a lieu l’attentat contre le président), commis par Griffith lui-même. Trois meurtres – l’esclave noir Gus, le président Lincoln, le théâtre – qui sont à parts égales fondateurs de la nouvelle nation. Et c’est par le cinéma qu’advient cette fondation.
Griffith n’a pas simplement donné un langage au septième art, dont ses élèves directs (Ford, DeMille, Stroheim) et indirects se sont vite emparés. Il a posé les bases d’un programme moral et politique que Hollywood s’est efforcé depuis d’accomplir : doter L’Amérique (blanche) d’un passé héroïque. Ce programme a pu par moments être corrigé, dévié ou ou renversé au profit d’autres idéologies (y compris antiracistes). Mais il n’a jamais été éradiqué.
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Mardi : film de lutte
The Boyz’n the Hood, la loi de la rue (1991, 1h52), de John Singleton. Disponible sur CANALVOD, MYTF1, ORANGE.
« C'est un film que Serge Daney mettait plus haut que ceux du rival de Singleton, Spike Lee », nous confie Frédéric Moreau, « comme certains préféraient alors Hal Hartley à David Lynch ou Roger Avary à Quentin Tarantino. L'Histoire ne leur a pas donné raison – ni absolument tort.
Début mai 1992, lors de sa dernière intervention publique, Daney dit : « On parlait des Noirs américains ; je ne suis pas fou de Spike Lee mais il y a un film que j’aime beaucoup, c’est Boy’z in the Hood, qui est un film en apparence assez naïf et très traditionnel mais que je trouve beaucoup plus sympathique et beaucoup plus précis que le dernier Spike Lee [Jungle Fever, sauf erreur, NDF*] qui est un film d’idéologue, donc avec tous les risques de l’idéologie. »
Il y a autant de couleurs dans le premier film de John Singleton que dans le troisième de Lee, Do the Right Thing, dont le sujet est voisin – comment être Noir en Amérique et ne pas mourir trop vite – et qui est davantage resté dans les mémoires. Presque autant de musique et d'effets. Mais il y a plus de douceur et moins de théâtre, moins de frontalité et plus d'arabesques. Boy'z in the Hood commence à l'enfance, devant une carte du monde – on comprend que cela ait plu à SD –, comme une sorte de conte où la violence est déjà là, séduisante autant qu'elle fait peur.
La suite est plus sombre. Mais guère moins précise : c'est fou le nombre de gestes, de personnages, de détails que Singleton est capable de faire tenir en une scène. Regardez le barbecue qui ouvre la partie adulte. Boy'z a vieilli, mais dans le bon sens. De toute façon c'est un film baigné d'une lumière de fin d'après-midi, qui habite l'épaisseur du temps.
On l'a oublié, mais il y a eu un moment – tout sauf un âge d'or – où, au sortir des années 1980 et avant la vague indépendante, la mise en scène, certes tapageuse mais alerte, effetiste mais raffinée, redevint possible à Hollywood.
Hélas, la carrière de Singleton ne fut pas à la hauteur : un clip pour Michael Jackson, le remake de Shaft, un Fast and Furious, des épisodes de série, et, juste après Boy'z, un film sans doute à redécouvrir, Poetic Justice. Quand sort Boy'z, Singleton a 23 ans : il est le premier réalisateur noir être à nominé pour l'Oscar. Il meurt en 2019 : il avait 51 ans. Aucune justice. Reste la poésie ».
Frédéric Moreau
* Note de Fred.
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Mercredi : évasion
L'Époque (1h34, 2020), de Matthieu Bareyre. Disponible en exclusivité sur le site de la coopérative Les Mutins de Pangée.
Est-ce que l'Époque a toujours été le titre de ton film ?
Oui. C'est le premier que j'ai trouvé. Il n'y en a jamais eu d'autres.
Tout film, en un sens, prétend décrire une époque. A minima, il documente la sienne, dont il est plus ou moins consciemment l'expression. Mais rares sont ceux qui affichent cette prétention au point d'en faire un projet.
Avec le recul, je me rends compte de la dimension programmatique du titre. Au moment où je l'ai choisi, j’étais intrigué par la possibilité de déjouer son usage. C'est une expression qui sert en général à magnifier le passé. Il me plaisait de décliner cette nostalgie au présent. Pour dire que l’époque que nous vivons peut être aussi formidable, pour peu qu'on s'y intéresse. Ceux qui sont jeunes aujourd'hui diront peut-être un jour: quelle époque ! La beauté de la jeunesse n'apparaît qu'une fois qu'elle n'est plus là. Je voulais dire : regardez-vous maintenant !
Certains ont trouvé ce titre prétentieux.
C'est qu'ils se méprennent sur mes intentions. Ils évaluent mon film par rapport à une ambition qui n'est pas la mienne. Je n’ai jamais voulu faire un portrait complet de la société française, mais au contraire aller à la recherche de choses qui ne sont pas spécialement représentatives. Et appeler ces choses-là « l'époque ». Par effet de contraste. Car précisément ce sont des choses qu'on ne voit pas, ou peu. Ce titre produit alors une ligne de partage nette entre ceux qui acceptent mon parti-pris et ceux qui le refusent. Et cette ligne recoupe celle d’une certaine sociologie. Souvent, les spectateurs issus d'un milieu blanc et bourgeois ne se retrouvent pas dans mes images. Ils ne comprennent pas d'être relégués aux seconds plans. Ils considèrent que cette époque est avant tout la leur. Et ils m'expliquent plus ou moins ouvertement qu'il aurait fallu que des gens comme eux occupent le devant de la scène – comme c'est le cas partout ailleurs. Il y a aussi un clivage générationnel. Alors que les plus âgés trouvent mes images effrayantes, les jeunes en sortent enthousiasmés.
Tu filmes, surtout de nuit, soit des lieux qui sont habités aussi pendant la journée, mais pas de la même manière – Les Champs Elysées, La Place de la République, les squares… – Soit des lieux qui n'appartiennent qu’au monde nocturne.
Au départ, mon idée était de réaliser une enquête sauvage. Il s'agissait d'aller dans la rue et de poser des questions à des inconnus : quels sont vos rêves, quels sont vos cauchemars, qu'est-ce que vous faites dans la vie. Or pendant la journée les gens sont pris dans leurs activités. Ils tracent. Ils n'ont pas forcément l'envie ou le temps de répondre. La nuit on est un peu plus disponibles. Et plus ouverts, plus fous. La nuit on se protège moins. Je me suis dit que ce qui allait émerger de ce dispositif d'entretiens serait plus délirant la nuit que le jour. Je voulais capter ce délire, le prendre au sérieux.
Souvent, ceux qui ont une maladie mentale disent des choses très justes, dans leur délire. Mais on ne les écoute pas. Il en va de même pour ceux qui vivent dans la rue. On ne fait pas très attention, on les regarde avec condescendance. Alors que si on les écoute, on remarque qu'ils restituent plein de choses qu’ils ont observées du monde actuel.
Généralement, on considère que la nuit est un lieu d'illusion et de mascarade. Pour toi au contraire, c'est la nuit que les masques tombent.
Je ne dirais pas qu'ils tombent. Plutôt que le jour on porte les masques qu'on nous donne, alors que la nuit on choisit ceux qui nous conviennent. En filmant à Pigalle, Bastille ou Oberkampf, la nuit, il m'est arrivé de tomber sur des jeunes bourgeois qui font des études dans le 8e ou qui travaillent dans des cabinets d'avocat et qui abandonnent leurs costards à la maison pour venir faire la fête dans ces quartiers plus populaires où ils peuvent s'émanciper un peu du regard de leur propre milieu social. Ils appellent ça « faire tomber l'étiquette ». La nuit, les rapports sont plus déliés. On peut passer toute une soirée à discuter avec quelqu'un sans savoir ce qu'il fait, d'où il vient. Cela n'arrive pas le jour.
J’ai été critiqué pour cela. Certains spectateurs attendent d'un documentaire une certaine rigueur sociologique. Et quand ils ne la trouvent pas, il pensent qu'il s'agit d'un défaut. Or je n'ai rien contre la sociologie. Au contraire, j'en lis très souvent. Mais ce n'est pas ce que je cherche au cinéma.
Est-ce que pour l'avenir tu envisages d'autres manières de faire du cinéma ?
Est-ce que cela m'intéresserait de faire un film d'auteur, avec un scénario, un producteur qui cherche des financements, le CNC, l’aide des régions, etc... ? Je ne dis pas non, c'est d'ailleurs ce que je suis en train de faire pour mon prochain film. Je ne suis pas contre la fiction a priori. Il se trouve que, pour l’Époque, je n’ai pas vraiment eu d’autre choix que celui de partir sur une production de type documentaire… sans passer par le mode de financement du cinéma d’auteur.
Je ne dis pas non, mais à condition de préserver l'énergie pour le film. Tous les cinéastes que je connais passent des années à retravailler leur scénario dans l’espoir de satisfaire les commissions. Cela finit par les dégoûter de leur propre projet. Dans un contexte normal, un scénario est une étape de la réalisation d'un film. Mais puisqu'on l'utilise pour discuter avec l'institution qui finance le projet, il devient l'enjeu central. Aujourd'hui, il y a une sacralisation du scénario. C'est mortifère. Et absurde. Je suis bien plus passionné par le casting. L'Époque, d’une certaine manière, est un casting sauvage, à grande échelle. Un film qui cherche ses acteurs.
Tu peux dire quelques mots sur ton nouveau projet ?
En filmant l'Époque, j'ai rencontré Rose, qui a pris une place importante dans le film. C'est par elle que L'Époque s'ouvre et s'achève. Entre le début et la fin, on passe souvent la voir, place de la République. C'était une vrai rencontre pour moi. Et déjà pendant la réalisation de ce film-là je songeais à lui proposer de participer au prochain. Le nouveau film sera une fiction, s'appellera La vie en Rose, et sera en quelque sorte un biopic, inspiré de toutes ses aventures.
Dans L'Époque, il est question des violences policières, qui reviennent fortement d'actualité ces jours-ci. Et dans le nouveau ?
Oui, c'est inévitable. Rose est noire. Il y a tout une partie de sa vie où elle a eu à faire avec la police. Il est vrai que c'est d'actualité. Mais pour toute une population française, ce n'est pas une affaire d’actualité, c'est leur histoire. À Nuit debout, les gens des quartiers nous racontaient comment ce qu'on commençait à vivre à l'époque était leur quotidien depuis trente ans. Je ne cherche pas à saisir des sujets d'actualité. Au contraire, j'essaie plutôt de m'en distancier. Et notamment lorsqu'il s'agit du racisme, qui n'est pas une question parmi d'autres. Ce n'est pas un accident. Un événement. Ou un problème venu de l'extérieur. Notre société est fondamentalement raciste.
Parmi les choses que tu filmes, il y a la Cinémathèque Française. Tu filmes l'extérieur du bâtiment, encerclé par des CRS qui forment un barrage tout autour et empêchent l’entrée. Une image bien différente de ce lieu qui se présente toujours comme ouvert.
C'est une image qui réveille en moi quelque chose d’intime. Je ne viens pas d'un milieu d'artistes ou de cinéastes. J’ai commencé le cinéma en autodidacte. J'avais un rêve, qui était de trouver une famille. Chez des réalisateurs, dans la critique, et évidemment dans des lieux comme la Cinémathèque française. Probablement, c'était un fantasme un peu naïf. Je voyais bien que la Cinémathèque était une institution très fermée. Tout avait l'air verrouillé. Ce n'était pas un lieu où on intègre. Mais où on attribue une place. Quand on est jeune, à part acheter des livres et des DVD, on ne peut rien faire à la Cinémathèque.
C’est la même chose pour le cinéma. Je pensais qu'il était possible d'intégrer ce monde, rencontrer des gens de ma génération avec qui faire des films différents de ceux qu'on voit d'ordinaire. J'ai surtout rencontré des critiques pour qui le cinéma était une manière d’occuper une place vacante. Et qui n'avaient surtout pas envie de renverser les choses. Et qui faisaient preuve au contraire de beaucoup de déférence envers les aînés. Ce n'est pas que je voulais être un rebelle. Mais je pense que les jeunes cinéastes devraient s'organiser entre eux plutôt qu'attendre que la génération d’avant leur laisse une place dans le système actuel. Je crois que la Cinémathèque est l'un des lieux, sinon le lieu, de ce système de reconnaissance symbolique des jeunes par les aînés. J'ai compris ça et j'ai progressivement déserté Bercy, jusqu'au soir où on m'a carrément expulsé manu militari car j'avais filmé une occupation... Je n'en tire pas de la gloire. Cela m'a profondément affecté.
Tu as beaucoup accompagné ton film. Qu'as-tu tiré de cette expérience ?
Oui, nous sommes allé partout, à Paris, en banlieue, en province et aussi dans d'autres pays. Cela a été formidable. Mais épuisant. J'ai beaucoup travaillé sur L'Époque. Il y a eu trois ans de tournage, avec des moments durs, la nuit dans les rues de Paris. Et j'ai passé deux ans derrière le banc de montage. Pendant ce temps-là, je n'ai pensé qu'à ce film, tous les jours. Parfois dans une grande solitude. J'aurais voulu trouver des gens pour en parler alors. Quand le film a été fini, quand il a commencé à être projeté, c'était presque trop tard. Il fallait en parler avant... Par contre, j'aime bien les événements, quand je suis entouré de l'équipe et de ceux que j'ai rencontrés sur le tournage. Cela fait partie des plus beaux moments de ma vie.
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Jeudi : film jupitérien
Detroit (2017, 2h14) de Kathryn Bigelow. Disponible sur FILMOTV, CANALVOD, ORANGE, MYTF1 VOD.
Pour trouver plus jupitérien que Kathryn Bigelow, il faut remonter à John Milius, dont elle est la seule véritable héritière. Leur cinéma à eux deux ne peut naître qu’à l’endroit où les États Unis ne sont pas encore une nation, mais seulement un territoire. L’Amérique authentique, qu’ils cherchent à capturer, n’est ni l’état de nature, ni la société, mais à la frontière entre les deux. C’est une ligne éphémère et fluctuante, plus une idée qu’une chose, toujours en mouvement. Elle avance et se retire, comme les vagues que chevauchent les surfeurs de The Big Wednesday / Graffiti Party (Milius, 1979) et de Point Break (Bigelow, 1991). Cette frontière, où la nation est car elle n’est pas encore (les Etats Unis ne peuvent que devenir ; ils ne peuvent pas être au sens propre) est donc constamment déplacée : l’Ouest, l’Océan, le Vietnam, l’Irak, ce sont ces lieux où l’Amérique est en train d’imposer sa loi. Où alors elle peut renaître à elle-même.
Detroit raconte l’explosion d’une nouvelle frontière, cette fois-ci interne. Bigelow filme l'excitation d’un groupe de policiers à qui une révolte populaire donne l’occasion d’incarner l'héroïsme blanc américain qui est encore celui, violent et raciste, de Griffith.
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Vendredi : film vénusien
No quarto da Vanda / Dans la chambre de Vanda (2001, 2h50), de Pedro Costa. Disponible sur LACINÉTEK, UNIVERSCINÉ.
On est en 1997, Pedro Costa tourne Ossos dans le quartier de Fontainhas aux abords de Lisbonne, habité principalement par des ouvriers capverdiens et des dealers de drogue. C’est un petit tournage, mais suffisamment encombrant pour gêner la vie du quartier. Les camions sont trop larges pour ses ruelles. Les lumières et les bruits dérangent les habitants, qui se réveillent tôt pour aller au travail. Progressivement, Costa élimine tout ce qu’il peut. À la fin, il ne reste que lui, l'ingénieur du son et les acteurs. Pour le film suivant, Costa partira tout seul avec un camescope Panasonic (DX 100). C’est No quarto da Vanda.
Que se passe-t-il, dans ce film ? Un meurtre (celui du cinéma d’auteur) et une naissance (le cinéma indépendant en numérique). En filmant Vanda Duarte – qui avait joué dans Ossos –, Costa découvre que ce qui s’approche le plus du cinéma hollywoodien, tel que la critique européenne l’a fantasmé, n’est pas le cinéma d’auteur. Seul avec son caméscope, il peut en revanche devenir son propre studio. C’est l’idée d’un cinéaste/démiurge totalement maître de son temps, qui se donne les moyens de filmer des centaines d’heures de rushes, autrement dit autant qu’il veut, et d’attendre patiemment, en enregistrant le flux ordinaire de la vie, que quelque chose comme une fiction apparaisse. L’idée implique aussi, nécessairement, celle d’un cinéaste/fonctionnaire, qui se lève le matin et se met totalement à disposition de ce qui se trouve devant sa caméra : Vanda, sa chambre, le quartier de Fontainhas, le monde.
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Samedi : film marxiste ou sataniste
I Am Not Your Negro (2017, 1h34) et Le jeune Karl Marx (2017, 1h58), de Raoul Peck, disponibles sur CINÉMAS, CANALVOD, UNIVERSCINÉ pour l'un, MYTF1VOD, CANALVOD, UNIVERSCINÉ pour l'autre.
Ceux qui connaissent la vie de Karl Marx savent que chez lui on l'appelait le Maure, à cause de la teinte foncée de sa peau (et du culte qu’il vouait à Shakespeare).
Est-ce pensant à ce détail biographique que Raul Peck a eu l’idée, la même année, de tourner une fiction sur le jeune Marx et un documentaire sur l’écrivain afro-américain James Baldwin ?
Les deux films sont étonnement proches, même si le portrait de Marx (et de son acolyte Engels) est un roman en costume qui mêle discours, histoire et aventure, et celui de Baldwin un film d’archives (principalement des années 1960-70, mais aussi contemporaines). Les deux racontent la naissance d’une nation : celle de l’internationalisme prolétaire d’un côté (par lequel Marx et Engels remplacent l’universalisme des socialistes utopistes), la nation afro-américaine de l’autre (mais divisée entre deux tendances, l’un exclusive et l’autre inclusive). La difficulté affrontée est la même dans les deux films : comment donner la parole aux deux auteurs sans noyer leurs luttes dans des monologues (sur lesquels tout le monde est déjà d’accord) ? Comment faire entrer le contexte, et puis – surtout – comment le faire sortir de la scène ?
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Dimanche : film du seigneur
Adieu Bonaparte (1h55, 1985), de Youssef Chahine. Disponible sur ORANGE.
Encore Piccoli. Où en sommes-nous de sa politique d’acteur ?
Au tout début : la semaine dernière, on l’a vu naître comme acteur de cinéma dans Le Mépris. Et c’était encore du Griffith : la naissance ne peut être que mythique, et elle ne peut se faire qu’au prix d’une mort (en l’occurrence celles d’un producteur américain, joué par Jack Palance, et d’une star du cinéma, BB).
Et après ? Après il y a d’autres mythes. Celui de Bonaparte, par exemple.
Or Piccoli ne joue pas Bonaparte – Patrick Chéreau tient ce rôle, un peu ingrat. Piccoli incarne tout ce qui reste (de bon) de la Révolution française, dans la personne d’un Général (Caffarelli) qui accompagne Napoléon dans sa campagne d'Egypte.
Mais quel est-il, au juste, son rôle ? Peut-être encore et toujours celui de Paul Javal dans Le Mépris : réécrire le scénario, glisser sous le scénario officiel une autre histoire. Un travail de contrebande qui va parfaitement avec le jeu de Piccoli, à la fois frontal et rusé, dont Chahine se sert admirablement pour « aller avec un beau culot et pas mal d’inspiration au-devant de l’impasse de plusieurs films en un, tels qu’aucun public – français ou égyptien – ne pourrait les accepter tous. » (Serge Daney – tiens, le revoilà –, dans La Maison cinéma et le monde 3).
Ce film qui en réunit plusieurs est évidemment l’histoire d’amour entre Ali et Caffarelli, où se mêlent le désir, l’amitié, l’admiration d’un jeune homme arabe (Ali) pour le général napoléonien qui l’éduque. Où était le risque ? Celui de choisir entre un bon noir et un bon français. Ou bien de ne pas choisir du tout. Alors que faire ? Surtout pas fuir ces problèmes. Plutôt, foncer dedans, les remettre sans cesse en scène. « Adieu Bonaparte » est la phrase ironique qu’Ali adresse à Caffarelli. Qui sourit, et sans doute pense : « Hello, Griffith ».