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"La peur, l'angoisse et la colère" : amère rentrée pour les enseignants français

Par Elsa Gambin et Nicolas Mayart

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Elsa Gambin et page de Nicolas Mayart.

Protocole de rentrée tardif et à peine remanié, manque de considération des enseignants vulnérables, photos du ministre en vacances sur la plage, tribune de médecins insatisfaits, syndicats sur le pont… Pour cette rentrée inédite et à risque, les quelques 900 000 enseignants du pays sont tiraillés entre inquiétude sanitaire et joie de retrouver leurs élèves. Mais beaucoup dénoncent un problème majeur de communication gouvernementale.

Un silence assourdissant, tout l’été. Voilà ce que retiennent les enseignants de leur ministre, Jean-Michel Blanquer. Et puis, une petite semaine avant la rentrée, une curieuse omniprésence médiatique avec la proposition d’un « grenelle des professeurs » pour revaloriser le métier, doublée d’un déballage d’auto-conviction à grands renforts de « nous sommes prêts, nous saurons gérer ». 

« C’est faux, assure Alexis*, professeur d’anglais dans un lycée en Nouvelle-Aquitaine. Cette rentrée n’est pas sereine. Je n’ai plus aucune confiance en la parole de notre ministre, qui a déjà été contredit au printemps par le président et le 1er ministre à moins de 12h d’intervalle ». Pourtant, lui s’estime chanceux, accompagné au quotidien par une équipe de direction solide qui a su gérer avec intelligence le post-confinement. « Nous avons été privés du sens de l’enseignement avec la distance. Alors je m’imaginais naïvement que pendant les deux mois d’été le ministère pouvait penser des protocoles solides. Au lieu de ça, on l’a vu faire du beach-volley. C’est assez perturbant au final ».  

Jean*, instituteur d’une classe de CP en Seine-Saint-Denis, lui emboîte le pas : « Le ministre poste des vidéos d’annonce sur Youtube mais nous, sur le terrain, on reçoit les protocoles tard en soirée, 3 jours à peine avant la rentrée. Clairement, le gouvernement nous méprise : leur manque d’anticipation est enrobé dans une communication bancale, c’est inhérent au système Blanquer-Macron ». Un avis partagé par Josselin. Ce professeur des écoles en Bretagne, en cycle 3 [CM1 et CM2, NDLR], se dit agacé par ces informations qui arrivent d’abord par l’intermédiaire des médias. « C’est une méthode de gestion commencée sous Sarkozy. Le ministre déclare dans les médias, et on doit faire. Mais faire quoi ? Les parents, les profs, tout le monde est au courant en même temps ». Auparavant, une note du ministère arrivait par voie hiérarchique. À présent, chaque bout de discours de Jean-Michel Blanquer déclenche une vague de coups de fil ou de mails, pour des questions auxquelles personne ne peut répondre, les protocoles étant diffusés après l’intervention télévisée. Celui qui concerne la reprise de septembre 2020 s’est vu étoffé de quelques recommandations…vendredi dernier, à 21 heures. Soit trois jours avant la rentrée. 

Syndicalistes et médecins inquiets

Le SNES-FSU, syndicat le plus important du second degré, ne s’étonne même plus de voir le ministère repartir dans les mêmes travers. « Nous avons fait une demande d’un protocole sanitaire national plus strict dès la mi-août, se souvient Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU. Nous le trouvions alors léger et incomplet pour la rentrée ». La lettre restera sans réponse, « malgré des indicateurs qui repassaient à l'orange dans certains endroits ».

"L'impréparation du gouvernement et son manque d'anticipation permettent de se défausser de ses responsabilités au local". Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU.

Les inquiétudes du syndicat rejoignent celles de certains médecins, co-signataires d’une tribune le 29 août appelant à renforcer ledit protocole avec 4 propositions, dont le port du masque dès 6 ans, comme c’est le cas dans certains pays (en France, il n’est actuellement obligatoire qu’à partir de la 6ème).  

« Nous, ce qu’on veut, c’est une rentrée sécurisée pour tous, élèves comme professionnels, martèle le syndicat. On insiste beaucoup sur la dimension prévention. Il faut éviter le plus possible de retourner à des fermetures d’établissements. L’impréparation du gouvernement et son manque d’anticipation permettent de se défausser de ses responsabilités au local ». Le SNES-FSU invite les équipes éducatives à faire remonter rapidement les points de vigilance et les failles qui ne manqueront pas de se présenter.  

Parmi celles-ci, le flou qui entoure les personnels vulnérables, comme Josselin, qui ne se défait pas d’un sentiment d’insécurité. « J’ai une grosse appréhension. Nous, les personnels en situation de handicap ou ALD - affection longue durée -, on apparaît très peu dans les protocoles ». L’autorisation spéciale d’absence, créée pour la période de confinement en télétravail, a purement été supprimée pour cette rentrée. « Maintenant, il faut un arrêt de travail. Sauf que les médecins ne peuvent évidemment pas faire un arrêt de travail ‘préventif’ ».

Josselin, en ALD suite à un accident vasculaire, actuellement non hospitalisé, ne peut donc prétendre à un arrêt. Et même s’il ressent moins que les autres années « le côté excitant de la rentrée », il souhaite retrouver ses élèves et se tourne donc vers la solution du masque chirurgical de deuxième classe pour se protéger. Mais là encore, ça bute. « Les masques pour les personnels à risque ne sont pas arrivés pour la rentrée. Il y a toute une procédure pour les obtenir. Voir son médecin pour qu’il fasse un courrier, l’expédier à l’inspection, qui elle-même l’enverra au Département, qui décidera si on peut y prétendre... » L’enseignant a donc prévu de faire la tournée des pharmacies, à ses frais. « Je vais me retrouver du jour au lendemain dans un lieu clos. À quoi bon avoir fait tout ça avant ? J’ai un sentiment un peu amer… Il y avait 2 mois pour trouver des solutions ».  

Les masques seront-ils fournis à temps ?

Une période qui aurait pu également permettre de trouver des masques inclusifs (masques transparents qui permettent de voir la bouche). Eugénie, institutrice en REP+ en Pays-de-la-Loire auprès d’enfants d’à peine 3 ans, prend néanmoins « énormément de plaisir à préparer cette rentrée » après avoir très mal vécu la fin d’année. Même si, avec sa déficience auditive, elle aurait aimé disposer de masques adaptés, qui la fatigueraient moins. « Le masque entrave la compréhension. J’appréhende d’autant plus que je lis beaucoup sur les lèvres. Pour mes élèves, cette rentrée est synonyme de premier contact avec le monde scolaire, et nous nous devons d'enseigner dans les meilleures conditions possibles pour leur faire aimer l’école. Donc, pédagogiquement, cela aurait du sens d’avoir des masques inclusifs en maternelle ». 

"Notre quotidien, c’est une lutte permanente pour que les élèves ne pâtissent pas de 20 ans de mauvaises décisions. Ce qui rend fou les instits, c’est le fait qu’on soit inaudibles". Carine, professeur des écoles en Occitanie.

Eugénie regrette le manque d’humilité du gouvernement. « Ils devraient plutôt nous avouer qu’ils tâtonnent… Là ça devient de la malhonnêteté intellectuelle. C’est cette communication qui m’irrite le plus. Du coup, les gens qui ne sont pas dans le domaine de l’éducation nationale ont une perception erronée... Nous on pallie en permanence aux incohérences par respect pour l’enfant. Ce métier a un sens pour moi ! J’aimerais que le gouvernement parle enfin épanouissement de l’enfant et non plus évaluations ou rattrapage… ». 

Face aux consignes mouvantes et parfois contradictoires, Carine, professeur des écoles depuis 21 ans en Occitanie, parle de « désenchantement ». Quant à la Covid, elle se « prépare à l’avoir. Je me sens fataliste au regard de l’épidémie. Le protocole du ministère n’est pas sérieux, et même s’il l’était, un protocole très contraignant ne serait pas tenable. À la limite, ça fonctionnerait avec des groupes de 10 enfants... ». L'enseignante a très mal vécu l’après-confinement et le prof-bashing, des particuliers comme des médias. « Je vois chaque jour des collègues se démener. Mais à force de taper dessus, vous découragez les bonnes volontés. Notre quotidien, c’est une lutte permanente pour que les élèves ne pâtissent pas de 20 ans de mauvaises décisions. Ce qui rend fou les instits, c’est le fait qu’on soit inaudibles ». Aujourd’hui, Carine est épuisée. Elle a acheté des masques FFP2 cet été, en prévision de la rentrée.

« Bien sûr qu’on veut reprendre, retrouver nos élèves ! Mais il est où le feu sacré ? Là il s’agit de la santé de nos élèves et de la nôtre ! Vous savez, ça fait mal au coeur d’aller travailler blasée... ». L’institutrice prévoit déjà des fermetures massives. « On n’a pas le contrôle. Sur rien. C’était le moment d’alléger les programmes aussi, pas d’en rajouter... ». En attendant, son stagiaire ne sera pas présent à la rentrée, atteint de la Covid. 

Catherine, professeure d’histoire en lycée en Pays-de-la-Loire, l’a, elle, déjà eu. Dont quinze jours très difficiles, le virus apporté par son fils de 3 ans, et aucun soutien de son médecin après la maladie. « C’est un gros stress de ramener mes enfants à l’école... Quant à nous, on ne sait pas où on va. C’était du débrouillage pédagogique en juin déjà. De ‘l’enseignement hybride’. Ils l’ont pris pour argent comptant, car c’est un peu ce qu’ils nous demandent de refaire à la rentrée ! ». Vendredi soir, à trois jours de la rentrée, elle s’est mise à pleurer. « Les documents du ministère sont une aberration. Blanquer nous dit, les classes de 36 c’est rare. Moi je n’ai que ça depuis des années, des classes de 36 ! On est tous angoissés. Malgré tout, j’ai envie de reprendre ».

"Les collègues sont envoyés au casse-pipe"

Nathalie, elle, n'a pas fait la rentrée dans l’établissement où elle enseignait depuis 2008. Ni cette année, ni les prochaines d'ailleurs. La gestion de la crise sanitaire n’a fait que renforcer ses certitudes. « On est méprisés. S’il n’y avait que la question de la rémunération, des primes promises qui n’arrivent pas et du gel du point d’indice depuis une dizaine d’années, je ferais ma rentrée comme tout le monde. Mais là, j’ai l’horrible sensation que les collègues sont envoyés au casse-pipe ». 

"Sur les plateaux TV, les médecins et les politiques disent d’éviter les rassemblements dans les lieux clos et peu aérés, que le virus se transmet en parlant. Mais c’est la description exacte d’une salle de classe et de ce qu’on y fait !". Dominique, professeure d'espagnol en collège.

Pendant le confinement, elle se retrouve submergée par des crises d’angoisses nocturnes et surchargée par le travail que représentent les cours à distance, elle qui « n’est pas du tout formée au numérique ». Alors, malgré « la peur et la culpabilité lancinante » d’abandonner ses élèves, elle consulte son médecin. Celui-ci lui diagnostique une dépression liée à un burn-out. « J’ai trop donné avant et pendant le confinement, mon moral est fichu, alors le docteur m’a dit de ne pas mettre en péril mon intégrité physique en m’enfermant dans des salles de classe, souvent mal aérées, avec une trentaine d’enfants ». 

Plusieurs jours de réflexion lui sont nécessaires, un moment difficile afin d'arriver à accepter de stopper son activité, son "ancienne passion". Puis, c’est le déclic. Il y a quelques jours, elle annonce à son entourage qu’après son congé maladie, elle tentera de se mettre en disponibilité, « le temps d’une reconversion professionnelle pour repartir de zéro et me protéger de tout ça » ajoute-t-elle, à contrecœur.  

Les salles de classe, clusters en puissance ? C’est en tout cas ce qui « terrorise » Dominique, professeure d’espagnol au collège. Elle ne décolère pas des « incohérences dans la politique du gouvernement ». « Je suis grand-mère d’une petite fille scolarisée en maternelle, et ils disent que je serai trop âgée, trop fragile pour venir la chercher à l'école ou la garder chez moi un week-end, mais je dois m’occuper d’une trentaine de collégiens. C’est ubuesque », abonde-t-elle.  

Accro aux réseaux sociaux, elle partage des visuels sur Twitter et publie sur des groupes Facebook de profs en colère, comme les Stylos rouges : « C’est le seul moyen de sensibiliser mes collègues à ce qui se trame, il faut qu’ils se réveillent. Sur les plateaux TV, les médecins et les politiques disent d’éviter les rassemblements dans les lieux clos et peu aérés, que le virus se transmet en parlant. Mais c’est la description exacte d’une salle de classe et de ce qu’on y fait ! Franchement, je suis d’habitude plutôt heureuse de retrouver mes élèves. Mais là, les conditions de reprise font que je suis partagée entre la peur, l’angoisse et la colère ». 

Alexis, le professeur d’anglais, perçoit bien la tension qui entoure cette rentrée. Un autre point noir des protocoles l'interroge particulièrement : la chaîne de responsabilités. « S’il y a un cas dans une classe, de qui la responsabilité est-elle engagée ? La réalité de notre terrain est niée, ça donne la sensation qu’il n’y a pas de capitaine à la barre et qu’on doit empêcher le bateau de couler ». Lui et ses collègues tenteront de le maintenir à flots, masqués. Soutenus, pour la plupart, par la gouvernance des établissements. « Je n’ose pas imaginer la pression sur nos épaules, soupire Alexis. Le vrai tour de force sera de créer un climat de sûreté sans créer de paranoïa. Je ne vais pas me faire porter pâle, mais je suis plein d’incertitude. Combien de temps avant un 1er cas (1) ? » Réponse d’ici quelques jours. Alors, peut-être, la France lorgnera sur les protocoles plus stricts de ses voisins.  


(1) Depuis la rentrée, mardi, au moins une classe de maternelle, près de Lyon, est fermée jusqu’à jeudi, après la détection d’un cas chez une élève. Dans un communiqué, le Ministère des Solidarités et de la Santé précise qu’ « en cas de test positif, l’exclusion de la classe est de 7 jours, durée pouvant être prolongée en cas de persistance des symptômes. [...] Le dépistage d’une classe entière n’est justifié que dans deux cas de figure : si le professeur ou 2 enfants sont testés positifs. La classe peut être fermée si au moins 3 enfants sont positifs ».

* Les prénoms ont été modifiés

Crédits photo de Une : Loïc Venance / AFP.

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