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Décrocheurs de portraits : au tribunal, la contradiction écologiste

Par Filippo Ortona

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Au procès parisien des « décrocheurs de portraits », la désobéissance civile à la barre : quelle désobéissance, et contre qui ? Lors d’une audience singulière, ce sont plutôt les limites politiques de cette écologie « consensuelle » qui ont été soulignées. Celles d’une stratégie qui attend beaucoup du gouvernement, et très peu du conflit social. Les impressions de Filippo Ortona.

Le procès était ô combien attendu. Au petit matin, des dizaines de cars de CRS bloquaient les routes encerclant le tribunal de Paris, tandis que d’autres pelotons surveillaient les dangereux écologistes venus soutenir les 9 fauteurs de trouble, accusés de vol en bande organisée. En février dernier, ils avaient osé décrocher des portraits du président dans des mairies parisiennes pour alerter sur l’inaction d’Emmanuel Macron face à la crise climatique.

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Tout, dans cette procédure, témoignait d’une certaine absurdité. Comme la présence, parmi les accusés, du youtubeur Vincent Verzat, animateur de la chaîne « Partager c’est sympa  ». On a appris lors de l’audience qu’il avait été mis en examen pour avoir - littéralement - défroissé une banderole déployée pendant une action de décrochage afin de mieux la cadrer dans sa vidéo - ce qui constitue, selon le procureur, une participation active - , mais également pour avoir posté comme miniature de ladite vidéo un photomontage, où l’on peut croire qu’il porte un cadre présidentiel en compagnie de l’une des militantes. Un photomontage, donc, que le procureur a cru authentique jusqu’à ce que quelqu’un lui souffle l’évidence, dans un moment d’embarras collectif certain.

Cette séquence en compagnie de Monsieur Verzat aurait pu prêter à rire, mais le proc’, après avoir admis certains de ses manquements, n’a, à aucun moment, considéré sa relaxe. Cela sent mauvais, pour tout journaliste, et particulièrement en ce moment.

Comme l’expliquait Rémy Buisine, journaliste chez Brut et témoin cité par la défense de Monsieur Verzat, n’importe quel autre journaliste aurait pu se trouver dans sa situation. La théorie de l’accusation, selon laquelle ses gestes peuvent être considérés comme une participation active, ne repose finalement que sur un préjugé : tout journaliste qui se dit militant ne serait finalement qu’un militant, et serait donc à ce titre susceptible de poursuites judiciaires (cette phrase donne la mesure de la répression à la française : désormais, être militant constitue un mauvais point de départ judiciaire…).

Désobéissance et état de nécessité

Les autres 8 prévenu-e-s sont toutes et tous membres du collectif Action Non-violente COP21 et, pour certain-e-s, de l’association écologiste Alternatiba. Toutes et tous ont moins de 30 ans, ont des parcours universitaires et professionnels de bon niveau. Tout le monde a admis dès le début avoir commis les faits qui leur sont reprochés. En effet - ici résidait, d’ailleurs, l’intérêt de cette audience -, les prévenus ont souhaité plaider la justesse - voire la légalité - de leurs actes en raison de l’« état de nécessité  », une disposition du Code Pénal qui décharge de sa responsabilité pénale la personne qui, « face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace  ».

À travers leurs déclarations et celles des témoins cités par la défense (dont Christophe Cassou, climatologue et membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, GIEC), l’audience a pu prendre conscience de l’état d’urgence climatique dans laquelle se trouve notre planète - et des changements radicaux qu’il faut assumer, et vite. Preuve de la nécessité d’agir maintenant, ou bien de faire agir ceux qui ont le pouvoir - soit le gouvernement, selon la défense. Dans cette perspective, les prévenus ont profité de la tribune médiatique qui leur était offerte pour détailler l'une de leurs principales revendications : que la présidence Macron respecte les engagements pris par le gouvernement lors de la COP21 ; en d’autres mots, que la France respecte les accords de Paris, qu’elle a elle-même initiés.

Se posait inévitablement la question de la légitimité de la désobéissance civile. Quand les moyens légaux font défaut, le citoyen peut-il se mettre à agir dans l’illégalité, s’il a pour objectif la défense de l’intérêt général ? De quels autres moyens disposons-nous face à la lenteur et la pesanteur des nos démocraties ? Des interrogations formulées par l’un des avocats de la défense, maître Michaël Bendavid, lors de son plaidoyer. Le fait est que l’urgence est là, et surtout, que la désobéissance civile, affirme maître Bendavid, « ça marche  ».

C’est Marion Esnault - que Le Média a pu interviewer à la veille du procès - qui a détaillé les objectifs et les modalités de cette stratégie de désobéissance civile, qu’elle a apparenté à une stratégie non-violente (ce qui ne va pas de soi, les deux concepts étant sensiblement différents).

À la barre, Madame Esnault indique que leur action a pour but de « pousser le gouvernement  » à prendre les mesures nécessaires face à la crise climatique. Cette action, poursuit-elle, s’inscrit dans le cadre de la non-violence, qu’elle a ainsi présenté : une action « à visage découvert, […] avec zéro agressions  »; soient-elles verbales, physiques ou matérielles, dans le but d’alerter médiatiquement et donc politiquement sur l’enjeu climatique. Dans un sursaut d’analyse insurrectionnelle, la juge n’a pas manqué de souligner la faille potentielle de ce mode d’action : « Si le gouvernement ne fait rien, allez-vous aller plus loin ?  ». Ce à quoi Marion Esnault a répondu que non, l’objectif étant de « maintenir le consensus de l’action non-violente qui convainc beaucoup de monde  ».

Quelles violences ?

C’est hélas ici que résident - pour l’auteur de ces lignes - les limites de cette branche du mouvement écologique qu’on pourrait qualifier de « citoyenne » ou « consensuelle », et qui s’étend plus ou moins précisément d’associations comme Alternatiba aux Colibris de Pierre Rabhi (lire à ce propos l’enquête du Monde Diplomatique consacrée à ce gourou d’une écologie capital-compatible) jusqu’à ces personnalités médiatiques trop lisses pour êtres gênantes, à l’image de Cyril Dion. Lors de son très intéressant plaidoyer sur la vérité de l’état de nécessité et de la nécessité de la désobéissance civile, Me Bendavid a cité l’exemple de l’avortement. Sans désobéissance civile - les actions et revendications publiques, notamment - ce droit, nous a dit l’avocat, n’aurait peut-être jamais été accordé. « La désobéissance civile marche  », si ce n’est la seule chose qui marche, à en croire son plaidoyer. Cela sonnait creux, et pour plusieurs raisons.

D’abord, l’avocat oublie que la désobéissance civile n’a pas permis seule d’atteindre ce droit (ou d’autres) : il faut souvent en chercher la cause dans les conflits qui traversent le paysage social, que l’on ne peut réduire à des actions frappantes et médiatiques. Combien de manifestations, de résistances, de jours de prison, de violences subies - combien de violences commises, également, - a-t-on dû endurer avant de pouvoir avorter sans être inquiété ? Ou avant de pouvoir se mettre en grève (un exemple cité par l’un des témoins, spécialiste de la désobéissance civile), d’être capable de se réunir librement sur son lieu de travail ou d’être en mesure de taxer les riches ?

Donner ce « primat » à la désobéissance civile est une erreur historique et politique - ce serait comme affirmer que ce sont les actions de « désobéissance » des suffragettes anglaises qui ont offert le droit de vote aux femmes en Europe, en ignorant les innombrables mouvements sociaux, parfois très violents, qui ont participé à la conquête de ce droit.

Ensuite, l’interprétation de la désobéissance civile formulée par les prévenus - et exposée par leurs avocats - provoque un certain malaise. Sur le plan philosophique, en premier lieu : peut-on vraiment réduire ce concept à l’absence de violence ou aux visages découverts ? Et puis, au juste, c’est quoi, la « violence » ? Le fait de profiter de la masse pour pousser les lignes de police avec des armures en mousse, comme le faisaient les militants altermondialistes au début des années 2000 -  les fameuses « tute bianche  » (“vestes blanches”) italiennes - peut-il être considéré comme un geste violent ? Pour les « tute bianche  », cela relevait de la désobéissance civile. On a pourtant l’impression que ces militants écologistes auraient du mal à l’accepter, bien qu’ils et elles soient décidés à « assumer les conséquences judiciaires  » de leurs actes.

C’est ensuite l’objectif affiché par les décrocheurs de portraits qui pose question, cette fois-ci sur le plan stratégique. Parmi les rares phrases dotées de sens prononcées par le procureur, l’une résonnait particulièrement. Il s’agit d’une citation apocryphe, que le magistrat a voulu attribuer à Henry David Thoreau, le théoricien et militant américain du XIX siècle, auteur de La désobéissance civile . Le magistrat y a péché cet aphorisme, qui provient en réalité d’une préface écrite par Michel Granger - où l’on voit que le ministère public se satisfait parfois d’une simple recherche Google - : « la protestation s’appuie sur l’adéquation des principes et des actes, fournissant un modèle censé entraîner des comportements individuels similaires, (...) le gouvernement prendrait alors conscience de l’injustice de sa politique et changerait la loi  ».

Peut-on convaincre un banquier ?

On entrevoit dans cette formulation une stratégie politique qui se fonde sur une foi immense dans la capacité des institutions gouvernementales à... changer d’avis. On défie, donc, la machine étatique sur le plan médiatique en espérant qu’elle « prenne conscience » de la situation, et qu’elle fasse quelque chose pour la changer. Pourtant, l'État n'est pas neutre. Il agit en défense de certains intérêts, au détriment d'autres. La société est - sans n’être que cela - une société de classes, et le pouvoir au sein de l’État n’est pas partagé équitablement entre elles. Pour sortir du jargon, est-on sûr que l’« inaction  » justement décriée du gouvernement Macron relève de la seule « lenteur de nos démocraties » ou du domaine de la bonne volonté, et qu’il suffirait de faire changer d’avis nos gouvernants pour que les choses aillent mieux ?

Ne peut-on pas plutôt penser qu’une réelle transition sociale et écologique est incompatible avec le capitalisme, et que des intérêts privés forcent à l’inaction la présidence d’un ancien banquier ? Ces questions n’avaient pas leur place dans la bouche des juges ou dans le discours des militants. Il faut tout de même noter qu’ils ont préféré se distancier des autres mouvements qui agitent en ce moment le climat social - les gilets jaunes, notamment. Lorsque la juge a posé la question fatidique, à savoir si le fait de porter des gilets jaunes était une « allégeance à un autre mouvement politique  » - à tout un chacun de deviner lequel… -, les prévenus se sont empressés de nier tout lien de ce type : « Nous portons ces vestes depuis 2015  », ont-ils répondu.

Peu de temps après, la juge interroge une autre des prévenues, Pauline Boyer, coordinatrice d’Alternatiba, en abordant le thème de la violence dans les mouvements sociaux : « la violation de la loi est parfois contre-productive. Regardez le récent mouvement social [ comprendre : les gilets jaunes, NDA] qui a débouché sur des violences sans convaincre les foules…  ». « C’est pour cela que nous menons des actions non-violentes à visage découvert  », répond Madame Boyer. Une manière de dire « ne nous mettez pas dans le même panier » ? Le slogan « fin du mois, fin du monde, même combat  » fait pourtant bien partie des revendications des gilets jaunes...

Paris, le 8 décembre 2018. Lors de la Marche pour le Climat, des militants de l'ANV-COP21 arborent un gilet jaune à l'effigie de leur organisation.

Deux écologies ?

Tout cela peut s’entendre d’un point de vue judiciaire, vu les risques qu’encourent les milliers de gilets jaunes passés par des prétoires rarement bienveillants comme celui-ci ; d’un point de vue politique, cependant, le trouble persiste. On ne sortira pas de la crise climatique sans toucher à de grands intérêts, ceux-là mêmes qui régissent et soutiennent le système en place. Que fera-t-on lorsque leurs défenseurs réagiront brutalement face à une vague écologiste bien décidée à changer de paradigme social ? Pense-t-on vraiment que tout le monde aura droit aux mêmes réquisitions que les décrocheurs de portraits, qui risquent la lourde peine de 1000 euros d’amende, dont 500 avec sursis ?

Le débat est peut-être gênant, mais il est nécessaire. Il doit s’ouvrir entre les différentes interprétations de la lutte écologique - d’un côté, celle d’une écologie majoritaire, consensuelle, tout compte fait compatible avec le système en place, accueillie avec bienveillance par les médias mainstream et les greffiers des tribunaux, mais qui garde un grand pouvoir de rassemblement et une capacité certaine à poser simplement les questions qui nous attendent. En face, celle d’une écologie consciente des actes nécessaires pour aborder la confrontation qui guette face à celles et ceux qui détruisent nos vies et notre planète.

Photo de Une : Stephane de Sakutin / AFP.

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