Parce qu’il n’est plus possible que seuls “les milieux autorisés” soient autorisés à penser notre monde, ses réalités et ses combats. Cette émission se veut le carrefour des intellectuel·le·s, penseuses·eurs et actrices·eurs des luttes sociales dissident·e·s et/ou invisibilisé·e·s.
Gazer, mutiler, soumettre : la police au service du néolibéralisme autoritaire
Paradoxalement, la prolifération des « armes non létales »(ou prétendues telles) est allée de pair, depuis une vingtaine d'années, avec une répression policière de plus en plus violente. Julien Théry reçoit Paul Rocher, qui montre dans un livre récent que ce type d'armement est caractéristique du développement de l'autoritarisme néolibéral.
Les nuages de gaz lacrymogènes et les détonations incessantes composent l'atmosphère désormais habituelle des manifestations en France : des ZADs aux campus, des quartiers populaires aux cortèges syndicaux, toute expression d'une opposition collective à l'État expose aujourd'hui à la violence des « armes non létales ». Un nouveau palier a été franchi avec la répression du mouvement des Gilets jaunes.
Dans son livre Gazer, mutiler, soumettre ; politique de l'arme non létale, récemment publié aux éditions de La Fabrique, Paul Rocher propose une analyse analyse critique du recours massif à l'arsenal « non létal », qui s'est développé partout dans le monde et constitue aujourd'hui le principal pilier du maintien de l'ordre à la française.
Les industriels du très juteux secteur des « armes non létales » présentent leurs produits comme peu dangereux s'ils sont utilisés dans certaines conditions et veillent d'ailleurs à employer pour désigner ces produits des expressions très euphémisantes et trompeuses : « lanceurs de balles de défense », « grenades de désencerclement ». Les appareils d'État ont besoin de cette terminologie typique de la novlange néolibérale pour justifier l'utilisation massive et occulter les effets en réalité dévastateurs de ces armes, immédiats ou à moyen/long terme (les gaz lacrymogènes, dont on commence seulement à prendre conscience de la nocivité réelle, étant particulièrement concernés dans le second cas). De fait, le nombre d'éborgnés, mutilés et autres blessés victimes de la police lors de manifestations a connu une croissance exponentielle ces dernières années.
C'est que la notion d'« arme non létale » et la distance physique croissante qu'elles favorisent entre les policiers et les manifestants encouragent les premiers à un usage systématique et sans discernement. L'utilisation dans des modalités non-règlementaires est en réalité la règle (tirs à hauteur de visage en particulier), comme on peut le constater dans les manifestations. Elle n'est jamais sanctionnée, ce qui revient de facto à l'encourager.
Plus largement, l'usage massif des « armes non létales » favorise l'extension démesurée de la « zone grise » d'impunité, entre droit et non-droit, dans laquelle les politiques et les hiérarchies policières ont pris l'habitude de faire agir la police. Comme il a été clairement démontré par la presse concernant la répression du mouvement des gilets jaunes, en particulier avec les ordres illégaux donnés aux policiers à Paris le 8 décembre 2018, l'objectif est désormais de dissuader les citoyens de manifester en raison du risque objectif d'être mutilé dans l'exercice de ce droit. Les « armes non létales » sont ainsi utilisées dans une logique terroriste à proprement parler : faire régner la terreur. La police prend ainsi une fonction politique, très éloignée de sa vocation théorique de protection des citoyens.
C'est que le forcing des divers gouvernements, en particulier au cours des dernières présidences de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, pour imposer à la société française une conversion au néolibéralisme et à ses inégalités radicales ne peut se faire que par la violence, en l'absence de consensus et donc faute de légitimité politique. L'accélération du processus avec la « Loi travail » imposée par François Hollande et Manuel Valls en 2016, puis avec les multiples offensives d'Emmanuel Macron (entre autres contre les retraites) dans le cadre de sa « révolution » néolibérale sont bien allées de pair avec une explosion des violences policières.
La situation est d'autant plus inquiétante qu'une sous-culture de plus en plus extrémiste et violente prospère depuis de longues années dans les rangs de la police et de la gendarmerie. Leur socialisation professionnelle inculque désormais aux membres des forces de l'ordre une forte animosité envers les manifestants et, dans bien des cas, comme le suggère plus que jamais l'actualité récente, des préjugés racistes. •••
Paris, 14 juin 2016