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Notre regard singulier sur l'état de la France et la marche du monde. Au-delà des faits, le sens de l'actualité.

Coronavirus : vers une crise mondiale ?

Dans l’univers interconnecté qui est le nôtre, toute crise localisée est-elle potentiellement une crise globale ? La mondialisation est-elle un incontrôlable accélérateur de pandémies ? Toute grosse crise en Chine est-elle désormais susceptible d’entraîner l’humanité entière dans le désastre ? Ce sont quelques-unes des questions que pose la propagation du coronavirus, qui touche aujourd’hui une trentaine de pays dans le monde, dont la France. Pour répondre à ces questions, nous avons fait appel à Jean-Joseph Boillot, professeur agrégé en sciences économiques, spécialiste des pays émergents, des chaînes de valeur mondiales, et auteur de Chindiafrique. Verbatim.

Le spectre de la pénurie de médicaments

“Dans tout un ensemble de pays émergents, on observe déjà des pénuries importantes. En Chine même, on a eu une pénurie de masques, pendant plusieurs semaines. En terme de médicaments, la Chine produit environ 80 % des principes actifs qui servent à l’essentiel des médicaments dans le monde. Et un pays comme l’Inde dépend en totalité des approvisionnements chinois. Depuis 15 jours, les usines d’Inde sont en rupture d’approvisionnement. Et en Afrique, tout à coup, on a également une rupture d’approvisionnement en médicaments.

C’est la première fois qu’on a sur le plan sanitaire une crise de cette ampleur qui teste la capacité de la chaîne de valeur mondiale d’adresser un problème de ce type-là, et pour l’instant la réponse n’est pas convaincante.

La Chine est-elle déjà en récession ?

Je suis incapable de vous dire quelle est la situation en termes de cas contaminés et de décès. À titre personnel, je rajoute un zéro à chaque nombre. En Chine, je pense que les autorités ont largement sous-estimé l’ampleur de la crise, sans forcément en être conscientes au départ. Il y a beaucoup de problèmes statistiques qui se posent : beaucoup de gens sont restés chez eux, sont morts chez eux, et n'ont donc pas été comptabilisés dans les statistiques de contamination.

Pour répondre aux gens qui disent que c’est pas plus grave qu’une épidémie de grippe : c’est nettement plus grave qu’une épidémie de grippe !

Sur le plan économique, si vous prenez les données statistiques publiées par la Chine, on est encore sur un trend [une tendance, NDLR] de croissance de 5 ou 6%. Mais je ne vois pas du tout comment, avec ce choc, on ne va pas connaître une récession”. “La question est de savoir : soit l’épidémie a atteint un pic, et là on aurait le scénario de Xi Jinping, qui repousse à la reprise de la production, et on aurait une reprise graduelle jusqu’au mois de juin, et à ce moment-là le PIB Chinois perdrait 2 points de croissance, pour atteindre environ 4 %.

Vers une crise économique mondiale ?

Il y a un autre scénario qu’on ne peut pas écarter, comme on peut le voir avec ce qui se passe en France, en Europe. On a un phénomène de réduction de l’épidémie peut-être en Chine, mais elle devient une pandémie. Ce serait toute l’Asie qui serait touchée. Or la Chine ne produit rien à 100 %. Mais il y a des composants produits au Japon, ou en Corée, à Taïwan, ou Hong-Kong. Singapour est déjà en récession, on le sait car on a des données précises.

Les prévisions du FMI pour l’année étaient d'environ 3% de croissance, on va je pense en perdre la moitié, soit 1,5 % de croissance à l’échelle mondiale. Ça me surprend qu’un pays comme la France n’ait pas commencé à anticiper les conséquences économiques de cette pandémie, alors qu’elle se relevait péniblement.

J’ai tendance à penser que la crise du coronavirus est comparable […] en choc à la crise de 2008, qui était la crise du monde capitaliste de marché, qui s’est exprimée par un grand choc sur les marchés financiers, et qui s’était répandue comme une épidémie sur ces marchés. Et il a fallu 10 ans pour récupérer les niveaux de 2008.

Avec le coronavirus, “s’est ajoutée dessus, une concomitance, le fait qu’il y ait une incertitude sur le bon niveau des marchés, car je ne sais pas dans quelle mesure le choc sur L’Oréal, LVMH, Alstomn etc. va être une petite récession, ou un choc beaucoup plus fort. Je pense que les indices les plus pertinents dans cette crise sont ceux qui traduisent l’activité réelle, donc le pétrole, les hydrocarbures, les matières premières.” Or, “on voit que les cours du cuivre et des métaux s’effondrent. Il y a bien un phénomène de correction sur les marchés qui a été insuffisant et qui devrait continuer dans les semaines à venir. De ce point de vue-là, c’est bien une crise mondiale, dont le point de départ est la crise chinoise. Un peu comme le coronavirus, elle va développer une pandémie économique mondiale”.

L’échec du modèle autoritaire chinois

De la même façon qu’on a pu critiquer lors de la crise financière en 2008 le mode capitaliste du monde, on s’aperçoit que le mode capitaliste d’État chinois est le vrai responsable de la crise du Coronavirus. Ce n’est bien sûr pas lui qui l’a nécessairement créé. Mais la façon dont cela impacte l’ensemble de la Chine et l’ensemble reste du monde sont liés à un mode de régulation en Chine tout à fait caractéristique de l’incapacité des régimes autoritaires à permettre une circulation relativement fluide de l’information. La Chine est un pays où tout le monde a peur. Et à juste titre : vous avez des journalistes chinois qui ont disparu, par exemple. Dans le quartier où habite une partie de ma famille en Chine, ma fille m’expliquait que personne n’ose parler. Et donc s’il y a un malade, personne ne va en parler.” D’autre part, “grâce aux technologies modernes […], les autorités ont imposé des censures extrêmement strictes à un moment-clé de l’épidémie.

L’information n’arrive en haut que transformée par des petits chefs qui ont peur du plus grand chef, etc. Ils sont dans une économie de commandement. La planification a du bon, mais l’économie de commandement manque de souplesse. Un autre exemple intéressant, c’est celui des trains à grande vitesse. Il y a eu des effets de contagion massifs quand les Chinois sont partis pour fêter les fêtes de fin d’année. Le système chinois présente les défauts des qualités du système de marché, et vice-versa. L’autre défaut, c’est le modèle d’industrialisation, cette croyance qu’on va amener l’harmonie par le progrès, qui a conduit à une sur-industrialisation, et à ces concentrations urbaines de 30, 40 millions d’habitants, par exemple autour de Wuhan.

L’étrange fascination du pouvoir français pour la censure chinoise

Ça fait des décennies que je travaille sur la Chine, et j’ai vu, pendant des années, deux camps s’opposer : vous aviez le camp anti-chinois […], ceux qui dénonçaient l’autoritarisme du régime. Et puis vous aviez le camp des “réalistes”, comme Malraux sous De Gaulle, et puis aujourd’hui l’ancien premier ministre Raffarin. Avec ce camp des “réalistes”, on a dépassé manifestement les bornes. On a en Chine une doctrine, un vieux fond de civilisation, qui leur permet de gérer l’“autre” de façon extrêmement efficace. Et ils ont bien compris que pour attirer ces gens dont on parle, il faut leur payer leur voyage, des visites qui peuvent durer plusieurs mois. La Chine a investi massivement dans ce qu’on appelle les “public relations” depuis pas mal d’années.

Je n’oppose pas les États-Unis et la Chine comme deux systèmes totalement différents. Le modèle chinois n’est pas singulier, il appartient à une vision de l’avenir, qui est l’idéologie du progrès. Et il n’y a pas besoin d’utiliser une répression de masse pour contrôler toute la population […]. C’est en ce sens qu’il y a une fascination pour le progrès à la chinoise, et la rapidité du progrès technologique en Chine. La question, c’est qu’est-ce qu’on peut répondre face à cela ? On des mouvements de résistance, votre média en est une bonne illustration. Et vous avez en face à ces résistances, des régimes de plus en plus autoritaires sur la planète.

Changer de modèle industriel ?

Il ne faut pas exagérer la dépendance mondiale vis-à-vis de l’industrie chinoise. Je trouve que là encore, le coronavirus va avoir bon dos. On entend dire qu’il ne peut plus y avoir d’industrie automobile car tous les composants viennent de Chine. Dans un modèle économique de consommation de masse […] où l’on fait la chasse aux prix les plus bas, là, oui, il y a une crise systémique. Et moi je dis, tant mieux ! Il est possible que de cette crise du capitalisme mondial Made in China, s’ouvre tout un ensemble d’opportunités pour redéfinir nos modèles de production.

L’épidémie du coronavirus, tant sur le plan économique que biologique, est l’expression d’un système industriel du progrès qui n’est pas soutenable pour les gens et la planète. Il ne faut pas dire “chic, tant mieux”, car la population chinoise souffre, mais anticipons suffisamment le changement systématique exigé par ce genre de crise, pour développer des alternatives. Mais derrière la démondialisation, attention, il y a le risque de la montée des populismes xénophobes. Et le Front National saute sur l’occasion. Attention : la relocalisation ne signifie pas la fin du progrès.”

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