Économie, international, technologies… Cette émission prend le risque du “pédagogisme” pour mieux aller au fond de sujets qui se caractérisent par leur complexité apparente mais qui constituent des enjeux prégnants de notre époque.
[DATA] Lutte contre le COVID-19 : oui, la lenteur de l’État français a tué
Données et simulations à l'appui, Le Média montre comment le gouvernement a tardé à mettre en place le confinement, et que des milliers de victimes seraient encore en vie si des mesures plus précoces avaient été prises.
"Je ne laisserai personne dire qu'il y a eu du retard sur la prise de décision s'agissant du confinement". C’est ainsi que s’exprimait Edouard Philippe, samedi 28 mars, dans une allocution télévisée. Cependant, une analyse comparative des réactions de dizaines de pays face à la pandémie montre que le gouvernement français fait partie de ceux ayant agi au stade le plus avancé de l'épidémie, et demeure en retard en terme de politique de tests.
Des chercheurs de l’Université d’Oxford ont mis au point une base de données recensant jour par jour, pour une centaine de pays, les différentes mesures mises en place dans la lutte contre le Covid-19, parmi lesquelles :
- les fermetures nationales des écoles ;
- les fermetures nationales des lieux de travail ;
- les premières annulations d’événements publics ;
- les mises à l’arrêt des transports en commun ;
- les restrictions des déplacements à l’intérieur des pays ;
- les interdictions des voyages à partir des pays à risque ;
- les tests systématiques pour toutes les personnes symptomatiques ;
- le traçage occasionnel des contacts (pas nécessairement au travers d'une application).
Ces données permettent de reconstituer la chronologie des mesures mises en place par les gouvernements de différents pays face à la crise :
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- Mesure non adoptée
- Mesure adoptée
- Non référencé
Comment comparer la réactivité de différents gouvernements ? Se focaliser sur la date de mise en vigueur des mesures d’endiguement n’aurait qu’un sens très limité, car la donnée-clé est le stade de l'épidémie au moment où ces mesures ont été mises en place. Les pays atteints le plus tard par l’épidémie n’avaient en effet pas de raison d’ordonner un confinement généralisé trop en avance. En revanche, ceux où la propagation avait déjà démarré devaient agir très vite pour contenir l'épidémie, car dans la phase exponentielle le nombre d'infections double en quelques jours seulement. On peut donc calculer, selon une méthode suggérée par Julien Gossa, dans chaque pays et pour chaque mesure d’endiguement, le nombre de jours qui se sont écoulés entre sa mise en place et le franchissement d’un certain seuil de l’épidémie. Par exemple, le nombre de jours écoulés entre la fermeture des écoles et le dixième décès. Ces délais d’action constituent alors une mesure du niveau d’anticipation (ou au contraire d’impréparation) des gouvernements.
L’incroyable lenteur de la France dans les mesures de confinement
Nous avons réalisé cette analyse pour 42 pays comprenant les membres de l’OCDE ainsi que l’Argentine, le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, Taïwan, la Russie, l’Arabie Saoudite et l’Afrique du Sud. Les résultats sont disponibles ci-dessous, mesure par mesure, classés soit par date d'application, soit par délai de mise en place.
Si l'on s'en tient au classement chronologique, la France a agi à peu près dans la médiane des autres pays de l'OCDE. Cependant, le virus l'ayant gagnée plus tôt que la plupart des autres pays, elle a agi alors que l'épidémie était déjà à un stade avancé. Elle figure ainsi dans le fond du classement en terme de délai d'adoption par rapport au franchissement des 10 décès.
Délai d'adoption de la mesure
Par rapport au franchissement du seuil des 10 morts
- Entre 87 jours avant et 19 jours avant
- Entre 18 jours avant et 14 jours avant
- Entre 13 jours avant et 9 jours avant
- Entre 8 jours avant et 1 jour avant
- Entre 0 jour après et 10 jours après
- Mesure non adoptée
- Non référencé
Quelle que soit la mesure considérée, et indépendamment du seuil retenu, la France fait partie des pays ayant réagi au stade le plus avancé de l'épidémie.
Parmi les pays à la traîne, on trouve également les États-Unis, dont la réaction s'est faite tardivement au niveau fédéral. Retard également pour le Royaume-Uni et les Pays-Bas, qui ont en commun d’avoir initialement fait le choix de laisser circuler le virus afin d’atteindre le seuil d’immunité collective. La proximité de ces pays avec la France dans le classement n’est pas un hasard : tous les éléments suggèrent qu’elle avait choisi la même direction. C’est ainsi que Sibeth Ndiaye avait par exemple déclaré, le 4 mars, lors d’une interview pour France Inter : “Si le virus circule, on laissera les gens vivre”. La France semble ainsi faire partie des quelques pays qui ont délibérément tardé à agir.
Un retard aux conséquences dramatiques
Afin d'estimer l'impact du retard de la France dans les mesures de confinement, nous avons simulé l'évolution du nombre de décès dans l'hypothèse où les mesures auraient été prises plus tôt. Pour cela, nous avons adapté un modèle réalisé par l'Imperial College de Londres, et dont le code source est librement accessible.
Le résultat de cette simulation est visible sur la figure ci-dessous. On y observe le nombre de décès relevés dans les hôpitaux, et l'estimation du nombre de décès si toutes les mesures de confinement avaient été prises simultanément le 11 mars (hypothèse 1) et le 13 mars (hypothèse 2), plutôt que d'imposer ces mesures progressivement jusqu'au 17 mars.
On estime ainsi qu'entre 3.000 et 8.000 décès auraient pu être évités parmi ceux survenus en milieu hospitalier à ce jour si les mesures avaient été appliquées dès vendredi 13 mars. Si le confinement avait été appliqué dès le mercredi 11 mars, on estime que le nombre de décès évités se situerait entre 7.000 et 10.000. Ces chiffres doivent être interprétés avec prudence, mais ils montrent à quel point un retard de quelques jours peut avoir des conséquences dramatiques.
C'est sur la durée que l'on pourra réellement comparer le succès des différentes stratégies opposées au SARS-CoV-2. Il faut en effet s'attendre à ce que l'épidémie resurgisse avec la sortie progressive du confinement, et les pays qui ont pris des mesures drastiques très tôt seront tout aussi exposés qu'à la première vague. Mais le retard de la France était irresponsable dès lors qu'aucune mesure sérieuse n'était prise ni pour maîtriser la propagation de l'épidémie dans des proportions acceptables, ni pour protéger les personnes vulnérables. En l'absence de traitement et de vaccin, seules deux voies sérieuses s'offrent aux gouvernements : l'atténuation, avec pour objectif d'atteindre l'immunité collective sans déborder le système de santé et en isolant les personnes vulnérables, et l'endiguement, qui consiste à faire régresser l'épidémie au maximum par des mesures de traçage et de distanciation sociale.
Tests : la France toujours à la traîne
Selon l'avis des chercheurs du Mivegec interrogés par Libération, ces stratégies impliquent toutes deux une capacité élevée de tests PCR, destinés à identifier les personnes contagieuses. Et là encore, la France n’est pas en avance :
Politique de test adoptée
- Non référencé
- Tests réservés aux personnes symptomatiques remplissant certains critères
- Tests pour toutes les personnes symptomatiques
- Tests généralisés
Tests pratiqués par millier d'habitants
- Entre 0 et 6 par millier d'habitants
- Entre 7 et 11 par millier d'habitants
- Entre 12 et 20 par millier d'habitants
- Entre 21 et 26 par millier d'habitants
- Entre 27 et 135 par millier d'habitants
- Non référencé
On observe que la France fait partie des pays avec la politique de test la plus restrictive, ne ciblant que les cas sérieux avec une forte suspicion, pour un rythme relativement faible comparé aux autres pays (27ème sur 42 en terme de tests effectués par millier d’habitants). Cela n’est pas près de changer : lors de son allocation du lundi 14 avril, Emmanuel Macron a en effet annoncé qu’au 11 mai, soit la date du déconfinement, la France ne testerait que les personnes symptomatiques. Après avoir confiné trop tard, la France pourrait déconfiner trop tôt.
Mise à jour du 28/04/2020
Dans son allocution devant l'Assemblée Nationale ce mardi 28 avril, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé qu'à la sortie du confinement, la France serait dotée d'une capacité de 700.000 tests par semaine. Une capacité calibrée selon ses dires pour tester jusqu'à 25 contacts symptomatiques ou non pour chaque personne testée comme contaminée, dans une limite de 4000 contaminations par jour. Mais si, comme l'estime l'équipe Covid-19 de l'Imperial College, 4 % des Français ont été contaminés, l'essentiel des contaminations ayant probablement eu lieu entre mars et avril, environ 44.000 contaminations par jour auraient eu lieu durant cette période, bien au-dessus de la capacité visée par le gouvernement.
Mise à jour du 01/05/2020
Les simulations de nombre de décès ont été mises à jour à partir de données plus récentes.