Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
Great reset : grande machination ou business as usual ?
“Un plan global appelé le Great Reset est en cours. A son origine se trouve une élite mondialiste qui veut se soumettre l’humanité dans son ensemble, en imposant des mesures coercitives destinées de limiter de façon draconienne les libertés individuelles et celles des populations tout entières.” Tels étaient les mots du sulfureux archevêque Mgr Carlo Maria Viganò dans une lettre ouverte à Donald Trump, le 25 octobre 2020. La nouvelle fit son chemin dans les milieux conservateurs du monde entier, ainsi que chez ceux qui raffolent de ces histoires de plans démoniaques des élites mondiales.
Du 25 au 29 janvier 2021, le Forum économique mondial organisait l’« Agenda de Davos », une semaine de rencontres et de débats, soit la version en ligne, Covid oblige, de l'habituel Forum de Davos. D'après son site internet, l'évènement verrait le lancement de l’initiative du « Great Reset », un programme censé élaborer un nouveau cadre économique pour l’après-crise Covid.
C’est en juin 2020 que le prince Charles et le président du Forum économique mondial Klaus Schwab avaient rendu public le plan “Great Reset”, la Grande Réinitialisation. Dans la foulée sont publiées des vidéos de présentation étranges, aux airs de stock-vidéos, avec une touche dystopique angoissante. Un baratin à base d'écologie, et d'un meilleur capitalisme, pour un vivre-ensemble global.
Le thème est relancé après un discours de Justin Trudeau lors d’un meeting avec l’ONU en septembre 2020. Ses propos sont d’une banalité consternante mais le mot "reset" est lâché, et l'extrait va enflammer les réseaux sociaux.
Chez nous, c’est surtout en novembre 2020 que le grand public en prend connaissance : c’est la thèse centrale du fameux documentaire Hold-Up : un plan des «élites» pour exterminer une partie de la population mondiale, et asservir le reste grâce aux moyens offerts par les nouvelles technologies : tracking numérique via la monnaie dématérialisée, reconnaissance faciale, intelligences artificielles, puces nanotechnologiques sous-cutanées.
Bref, si aujourd'hui vous tapez “great reset” dans votre barre de recherche Youtube, vous trouverez une palanquée d’exposés apparemment très informés sur la gigantesque machination qui se prépare. Du totalitarisme Greta-Thubergien, à l'horrible plandémique de Bill Gates, en passant par la machination communiste de Joe Biden, chacun y va de son interprétation en fonction de ses petites obsessions.
Pour les conservateurs (qui sont les plus actifs dans la diffusion de cette interprétation), ceux qu’ils appellent "les mondialistes" utilisent la crise du Covid pour assurer rien de moins que l’avènement du communisme vert.
Que les milieux économiques mondiaux affirment vouloir saisir l’occasion de la crise du Covid pour transformer le capitalisme, ce n’est pas un scoop : tous les organisateurs du “Great Reset” le disent. Le but est, selon eux, d'orienter les investissements vers le progrès mutuel en se donnant pour priorité une meilleure coopération internationale, la réduction des inégalités, et la préservation de l’environnement.
Faut-il comprendre que le Forum va cesser de publier son classement annuel de la compétitivité des pays, qui accélère la concurrence entre les économies ? Ou encore qu'il recommanderait une annulation massive des dettes publiques ? Non, bien sûr. En réalité, on oscille entre changements cosmétiques et déclaration de bonnes intentions sans le moindre début d’indication sur la manière de faire.
Grand Reset est donc un nom très mal choisi : on ne réinitialise rien, on rafistole un peu le système. Le livre de Schwab et Malleret n'énonce rien de folichon : c'est de la prospective ou de la futurologie qu'on a aussi entendue dans la bouche d’Emmanuel Macron : l'annonce de la fin de l'ère néolibérale, du ralentissement de la mondialisation, et un certain retour de l'Etat, le constat d'une destabilisation des sociétés en raison des inégalités, la prévision du rôle croissant des technologies numériques.
C'est pour cela que ceux voient dans le Great Reset une application de la stratégie du choc font fausse route. Si les milieux conservateurs croient pouvoir emprunter ce concept à l’intellectuelle de gauche Naomi Klein pour dire la pandémie est une opportunité pour instaurer une dictature mondiale, Klein elle-même refuse cette utilisation. Comme elle l'explique dans un article de The Intercept, le Great Reset n'est rien d'autre que ce que fait le Forum de Davos chaque année : annoncer qu'il va tout chambouler pour finalement ne toucher à rien. Quiconque est habitué à la novlangue de Davos, à base de “global”, “innovant, “disruptif”, sait bien que “reprogrammer le capitalisme” y est chaque année à l'ordre du jour.
Il suffit pour s'en convaincre de regarder les titres ronflants des éditions passées : "De nouveaux débuts. Faire la différence" (2000), "Façonner le monde post-crise" (2009) “Repenser, Redessiner, Reconstruire” (2010), “La grande transformation” (2012) "Un nouveau contexte global" (2015) "Créer un futur partagé dans un monde fracturé" (2018). On a donc bien une continuité.
L'interprétation que Naomi Klein donne du Grand Reset c'est qu'avec cette rhétorique de la “prise de conscience” et de la “volonté d’agir pour un monde meilleur” les élites économiques transnationales veulent empêcher que la régulation vienne de l’extérieur, c'est-à-dire des États poussés par leurs opinions publiques, préférant un “laissez-nous faire, c’est promis, nous allons nous auto-réguler”. Klein accuse au contraire le parti Républicain et l'industrie des énergies fossiles de produire là un épouvantail contre ce qui ressemble à un timide début de prise de consience écologique. Plus largement, en l'intégrant dans son narratif “mondialistes” contre “nationaux”, le camp conservateur essaye de faire oublier sa propre responsabilité dans la mondialisation libérale.
Résumons : on a donc un plan qui oscille entre déclarations de bonnes intentions et business as usual. Des critiques qui lui donnent une importance et une nocivité qu'il n'a pas. Et d'autres qui pointent à juste titre son manque d'ambition et son hypocrisie.
Nos inquiétudes à propos du Great Reset semblent donc dissipées : ce n'est pas la mise en place d'un gouvernement mondial non élu, mais simplement le nouveau nom que le Forum de Davos donne à son baratin habituel. On pourrait rétorquer : "ce gouvernement mondial, c'est justement le forum de Davos lui-même!". En effet, quand des milliardaires et des chefs d'Etat se rejoignent dans un lieu retiré, encerclé de gardes armés, pour discuter de l'avenir du monde, il y a de quoi se poser des questions. La réponse tentante, c'est que c'est l’assemblée secrète où les maîtres du monde conspirent. La réalité, elle, est beaucoup moins palpitante. L’influence véritable de Davos est largement surestimée.
Le chercheur en relations internationales Jean-Christophe Graz le montre dans son article intitulé Qui gouverne ? Le Forum de Davos et le pouvoir informel des clubs d'élites transnationales. Notamment en interrogeant des participants au Forum, il s'est aperçu qu'on y vient avant tout pour faire des affaires plutôt qu'influencer la politique. On va à Davos d’une part pour se montrer, pouvoir dire qu'on en est, mais surtout pour négocier tranquillement des contrats. La majorité des participants sont des hommes d'affaires. Une bonne analogie serait celle des salons professionnels où les membres d'une branche viennent se rencontrer et faire des affaires entre eux. Le Forum de Davos est moins un lieu où il se forme des projets politiques précis qu'un lieu où se consolide un consensus idéologique entre élites transnationales. Le plus important n'est pas les conférences et les grandes annonces, c'est le réseautage de pause-café, les invitations à déjeuner.
C'est typiquement la densité de ces interconnexions qui donne de la force à la bourgeoisie internationale. Mais c'est une chose d'avoir des discussions entre cravatés autour d'une fondue pour s'échanger des informations économiques stratégiques, c'en est une autre de parvenir à traduire les éventuelles idées qui en sortent en politiques publiques appliquées l'administration d'un Etat.
Le Forum est la réunion des riches et des puissants, le rendez-vous des maîtres du monde. Mais ce n’est pas l’endroit où se concotent les plans de domination du monde.