Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
À qui profitent les sondages ?
Dans notre contexte de pré-campagne, les sondages semblent jouer un rôle déterminant : certaines candidatures sont crédibilisées, d’autres sont déjà qualifées de “petites candidatures”. Être bien placé dans les intentions de vote, c'est déterminant pour prendre le leadership d’une alliance, capter le “vote utile”, et même pour réclamer des désistements.
Les sondages sont non seulement un enjeu dans la compétition entre organisations politiques, mais aussi dans la compétition interne aux organisations politiques. Avant, pour être désigné candidat, il fallait être bien placé dans l'appareil du parti. Désormais c'est surtout avoir la cote dans les sondages qui permet de faire la différence.
Par un genre de “vote utile interne”, les adhérents ou les sympathisants font leur choix non seulement en cherchant celui qui représente le mieux leur sensibilité, mais aussi en pensant à celui qui est déjà le plus populaire auprès du grand public, afin de l’emporter par la suite.
Aujourd'hui on a donc une situation politique où les partis ne jouent plus de la même manière leur rôle dans la détermination des élites gouvernantes. Situation que le philosophe Bernard Manin appelle la “démocratie du public”.
Dans son livre Principes du gouvernement représentatif, paru en 1995, Manin retrace les origines historiques et théoriques de notre régime politique. Il analyse la manière dont s’organise le rapport entre gouvernants et gouvernés.
À la fin du 18e siècle on pensait que si l’on voulait instaurer une démocratie, un gouvernement du peuple par lui-même, il fallait mettre en place des dispositifs comme la participation directe des citoyens, le tirage au sort des gouvernants, le mandat impératif, la révocabilité des dirigeants. Or le régime dont on a hérité - que Manin appelle "gouvernement représentatif" - a précisément été pensé (par Madison et Sieyès notamment) et construit en opposition à de tels dispositifs démocratiques.
Le gouvernement représentatif est un mélange d'éléments démocratiques, et d'éléments aristocratiques, un mélange entre participation populaire et élitisme. Ce sont bien les citoyens ordinaires qui désignent les dirigeants (élément démocratique), mais une fois élus, les dirigeants prennent leurs décisions de manière autonome (élément aristocratique).
Manin distingue trois grandes époques du gouvernement représentatif : le parlementarisme au XIXe, la démocratie de partis au XXe avec l’installation du suffrage universel, et la démocratie du public vers les années 1970 avec le développement des médias de masse.
Ce qui nous intéresse c’est de savoir si le passage de la “démocratie de partis” à la “démocratie du public” donne plus ou moins d'autonomie de décision aux dirigeants, et aux candidats aux élections. Manin penche pour la première option : dans la démocratie du public, les dirigeants (président, ministres, députés, etc.) gagnent en autonomie sur les citoyens qui les ont désignés, par rapport au temps de la démocratie de partis.
Dans la “démocratie de partis” les partis politiques reflétaient les intérêts de classe, les différents blocs sociaux, et le personnel politique s'y conformait. Les clivages sociaux s’imposaient aux candidats via le parti.
Mais il s’est produit un certain nombre de bouleversements entre l'après-guerre et les années 90 : transformations du monde du travail, le perte d'influence de la religion dans la société, la chute du bloc de l'Est, l'essor d'un média de masse comme la télévision, la moindre affiliation des journaux aux organisations politiques, etc.
On a alors assisté à un effritement des fidélités partisanes : l’électorat se détermine moins à partir de sa condition socio-culturelle qu’au cas par cas, selon le type d’élection, de la personnalité, des thèmes proposés. En d'autres termes, on a un électorat plus volatil.
En “démocratie du public”, l’opinion publique s’éparpille en une multitude d'enjeux, qui ne recoupent pas parfaitement les blocs idéologiques plus homogènes et cohérents que proposent les partis. L’état de l’opinion publique peut ne plus coïncider avec ce que votent les gens.
En contexte de démocratie du public, le candidat est beaucoup plus autonome à l'égard de son organisation : il peut même imposer en partie sa lecture à son parti, réagir plus rapidement à l'actualité ou au dernier sondage, quand la machinerie idéologique d'un parti met beaucoup plus de temps à se transformer. Le candidat potentiel peut donc maintenant se permettre de procéder par tâtonnement, essais et erreurs, à partir de sondages, en lançant des ballons d'essais ou en tentant des coups médiatiques.
Nombreux sont les candidats à la présidentielle qui prennent leur distance avec leur parti, voire créent leur propre mouvement : Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron en 2016, Arnaud Montebourg ou Eric Zemmour aujourd’hui. De son côté Xavier Bertrand quitte les LR en 2017 en faisant le calcul que la sélection du candidat de la droite se ferait par sondages.
Aujourd'hui on vit toujours sous le régime du gouvernement représentatif. Si bien que même dans la "démocratie du public", il demeure un principe élitiste : les gouvernants et les aspirants au pouvoir exercent une certaine domination sur les simples citoyens. Manin explique que ce pouvoir repose notamment sur le fait que l’élite politique a l'initiative dans la proposition d'une offre politique, à laquelle les citoyens ne peuvent pas (ou peu) contribuer et ne font donc que réagir (p. 285).
On aurait pu croire qu'en se débarrassant des partis, de leurs rigidité et de leur hiérarchie bureaucratique, on allait rapprocher l'élite de la base, favorisant ainsi le contrôle des dirigeants par les citoyens.
Mais ce que montre Manin c'est qu'il se passe le contraire : un accroissement de la domination du personnel politique sur les citoyens. Il en est de l’électorat comme du public d'un théâtre : il est seulement spectateur, alors que dans la démocratie de partis, le parti était censé aider ses membres à participer à l'écriture de la pièce. Du moins lorsque les militants parvenaient à contrecarrer la tendance à la rigidification bureaucratique d'une direction peuplée de professionnels de la politique - ce que le sociologue Robert Michels a nommé "la loi d'airain de l'oligarchie".
On comprend que l'enjeu est de trouver la forme d'organisation militante qui présente les avantages des partis sans les inconvénients. Tout spécialement pour les classes populaires ; la bourgeoisie dispose de bien d'autres réseaux pour faire valoir ses intérêts.
L'enjeu est aussi de ne pas laisser à des groupes d’intérêts privés (médias, instituts de sondages) le monopole sur l'organisation du débat public et sur la détermination des critères de mise en avant des candidats.