Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
2022 : le bloc bourgeois s'organise, le bloc de gauche se construit
Quel est l'état du paysage politique à un an des présidentielles ? Dans ce nouveau numéro d'On sort les dossiers, le Stagirite analyse la construction des blocs politiques en vue des élections présidentielles de 2022 et dresse un état des lieux des forces de gauche.
"Le problème de la police, c'est la justice !" lance Fabien Vanhemelryck, le patron du syndicat Alliance, lors du rassemblement du 19 mai devant l’Assemblée nationale. Ce rassemblement n’était pas une marche blanche citoyenne en mémoire des policiers tués, mais bien plutôt une tribune de revendication animée par des syndicats de police. Postures et revendications d’extrême droite étaient donc affichées, en présence du ministre de l’Intérieur, de représentants de partis et de personnalités de droite et d’extrême droite. Mais aussi en présence... de représentants de partis de gauche et candidats ou potentiels candidats à la présidentielle : A. Hidalgo, Y. Jadot, O. Faure, F. Roussel. Venus là faire quoi, on ne sait pas très bien. Soutenir les policiers ? Montrer qu’ils ne sont pas laxistes sur la sécurité ? Valider l’emballement sécuritaire du pouvoir, de l’extrême droite, et des syndicats de police ?
Même après les tentatives d'explication des personnalités de gauche, on ne peut que s'interroger sur cette quasi unanimité, et plus largement, sur l'état du paysage politique à un an de la présidentielle.
Retour en 2017 : la stratégie électorale de Macron est une réussite. Il observe un double phénomène : à droite, la fraction des classes supérieures qui soutenait le programme néolibéral de Jupé rechignent à voter Fillon ; et à gauche, une fraction des classes supérieures veut poursuivre la ligne néolibérale de Hollande. C'est la formation du bloc bourgeois. Et c'est sur cette vague que Macron a l'idée de surfer.
Autour des classes privilégiées (cadres supérieurs, dirigeants d'entreprises), numériquement très minoritaires mais directement favorisées par son programme, Macron attire donc dans un bloc bourgeois une partie des classes moyennes séduites par le deal qu'il leur propose : flexibiliser le marché du travail, “moderniser” le capitalisme français pour favoriser leur ascension sociale par le mérite individuel.
J'emprunte l'expression "bloc bourgeois" aux économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, comme je l'ai expliqué dans ce précédent épisode d'On Sort Les Dossiers.
Alors qu'historiquement les blocs de gauche et de droite faisaient chacun coexister des classes supérieures et des classes populaires, le bloc bourgeois se détache complètement des classes populaires.
Si bien que dès les premières mesures du quinquennat Macron, un mouvement social éclate. Tout ce qui n'est pas classe privilégiée se soulève, colère qui va culminer avec les Gilets jaunes, coalition de classes populaires ne trouvait ni à gauche ni à droite la représentation politique en mesure de défendre ses intérêts. On a alors cru qu'on assistait à la naissance d'un bloc populaire, en miroir du bloc bourgeois.
Macron s'est débarrassé de ce problème par la répression de la mobilisation et par le subterfuge du "Grand débat". Pourtant, cet épisode lui a aussi fait comprendre la fragilité de son bloc bourgeois, parce ce qu'il est difficile de gouverner en ayant contre soi absolument toutes les classes populaires du pays, et parce qu'en interne, son bloc présente des fissures.
En effet, si sa politique répond bien aux attentes des classes privilégiées, elle fragilise les classes moyennes en faisant baisser leur pouvoir d’achat. C'est un phénomène connu : les réformes néolibérales finissent toujours par désavantager les salariés dans les négociations salariales. Celles et ceux qui avaient adhéré au "projeeeet", et cru aux promesses de la start-up nation, se sentent lésés et se demandent si leur place est bien dans le bloc bourgeois.
Il se passe donc ce qu'avaient prévu Amable et Palombarini, dans L'Illusion du bloc bourgeois. Pour eux, un bloc est une alliance entre des groupes sociaux qui peuvent avoir des demandes hétérogènes mais qu'un programme politique parvient à tenir ensemble. En revanche, si les demandes sont trop contradictoires, un bloc ne peut pas tenir.
Macron le comprend bien, et change donc de stratégie pour mettre le cap à droite. Il garde le volet néolibéral, mais ajoute des thèmes qui parlent beaucoup plus à la droite traditionnelle pour faire baisser la tension avec une partie des classes populaires, attirer à lui les retraités, et chasser directement sur les terres de LR.
Il semble donc que Macron cherche à devenir le leader non plus d'un bloc bourgeois, mais d'un bloc de droite. Si Macron part chasser sur les terres de la droite, qui va récupérer ce qui reste du bloc bourgeois ? Un autre Macron est-il possible ?
Quelqu'un qui serait capable de capter les déçus du macronisme (par ses atteintes aux libertés publiques, par son instrumentalisation des thèmes identitaires, par ses hypocrisies sur l’écologie).
En somme, quelqu'un qui pourrait être la version 2022 de Macron 2017, c'est-à-dire économiquement néolibéral et politiquement libéral.
Hidalgo ? Le problème du Parti socialiste, c'est qu'il ne peut pas rejouer la stratégie du Macron de 2017 : car s'il semble bien néolibéral au plan économique, il a cependant épousé les positions identitaires-sécuritaires du Macron 2022.
Jadot ? Sa base électorale est écartelée : une partie des électeurs EELV est macrono-compatible, alors qu'une autre se sent plus proche de la France Insoumise que de LREM, donc refusera catégoriquement de se faire embrigader dans un nouveau bloc bourgeois.
La structure de l'électorat écologiste montre bien la difficulté d'une union des gauches : une partie lorgne vers un nouveau Macron, une autre vers la gauche de gauche, faisant du rapport à l'environnement le moyen de renouveler la réflexion politique.
Mais il faut bien distinguer le fait de rassembler le plus possible d'électeurs dans une union électorale instable, du fait de former un bloc au sens d'Amable et Palombarini, doté d'une véritable cohérence, et donc capable de s'opposer aux autres blocs.
Il semble illusoire, par exemple, de croire qu'on pourrait construire un bloc des déclassés à partir du mouvement des Gilets jaunes tant ses composantes sont traversées par des contradictions insurmontables : il est très difficile de bâtir un programme économique cohérent en voulant à la fois contenter des petits patrons (aux demandes libérales) et des ouvriers et employés (en demande de protections sociales). Le Rassemblement national s'y essaye bien dans le discours, mais son programme en est incapable : demandez-leur ce qu'ils pensent d'augmenter le Smic, et vous verrez.
De même, l'option de reconstruire le vieux bloc de gauche des années 80 à l’identique est impossible, parce qu'une partie de la bourgeoisie de gauche est toujours prête à faire défection pour rejoindre un nouveau Macron, puisqu'elle adhère à la transformation néolibérale et qu'elle est complaisante à l'égard de son autoritarisme.
Nombreux sont ceux qui souhaitent s'opposer clairement au macronisme sur ces deux fronts (rupture avec le néolibéralisme, défense des libertés publiques). Les partis qui cherchent à les organiser sont La France insoumise ou le Parti communiste (quand son leader ne se montre pas au même rassemblement qu’Éric Zemmour). On aurait là la base d'un bloc de gauche renouvelé, de gauche populaire, qui se positionnerait en face du nouveau bloc de droite macronien, en réactivant un véritable clivage gauche-droite.
Ce bloc de gauche populaire semble être dans une situation à la fois difficile et prometteuse. Difficile parce qu'il subit les attaques de l'ensemble du spectre politique qui dénonce sa prétendue opposition aux valeurs de la République - alors même que c'est précisément cette gauche qui l'a défendue mercredi dernier. Difficile également parce que son électorat initial n'est pas numériquement gigantesque (autour de 13%). Mais bloc prometteur parce que c'est la seule alliance sociale cohérente, face à des blocs qui reposent sur des alliances chancelantes. C'est peut-être justement cette cohérence qui lui permettra d'amener à lui de plus en plus de soutiens. Car si on en croit ce sondage IFOP pour l'Humanité, son socle programmatique entre en résonance avec des demandes largement présentes dans la société française.