Dans une société où la transparence est sur toutes les lèvres, la culture du secret n’en finit pas de se développer, Le Média traque les dysfonctionnements de services publics pris au piège de l’argent-roi, mais plus largement les mensonges d’Etat et les infractions des multinationales.
Triple lanceuse d'alerte, en lutte depuis 12 ans contre une multinationale
Anne de Haro est une lanceuse d’alerte ayant travaillé comme juriste pour Wolters Kluwer, de 1994 à son licenciement en 2018. Wolters Kluwer (WK) est un groupe d'origine néerlandaise qui emploie 19 000 salariés à travers le monde, sur 170 implantations et à un chiffre d'affaires de 3 milliards de dollars.
En 2007, la direction Wolters Kluwer France (WKF) met en œuvre la fusion des 9 entreprises qui constituent le groupe en France. Les instances de représentation du personnel sont consultées. Lors de cette consultation la direction de l'entreprise cache aux représentants du personnel le montage financier qui va être réalisé. En fait la fusion se réalise par voie de transmissions universelles de patrimoine, mais au final il y a une cession à une entreprise. Une coquille vide créée en 2004. Le montant de cette cession est de 753 millions d'euros. Pour payer la plus grosse partie de cette somme un emprunt est consenti par la société mère Wolyers Kluwer BV . Elle prête 445 millions d'euros à la nouvelle société Wolters Kluwer France et 55 millions d'euros à la holding Wolters Kluwer France. Le prêt est consenti au taux Euribor majoré de 2,5 points. Cet endettement se traduit dans les comptes de l'entreprise par un emprunt jusqu'en 2022. L'entreprise est structurellement endettée, ou autrement dit endettée artificiellement.
Les conséquences : le montage financier de la fusion génère un résultat net fiscal à zéro. L'entreprise WKF ne paie plus d'impôt sur les sociétés et ne verse plus de participation aux salariés alors qu’elle est très rentable. L’argent remonte de la France vers les Pays-Bas via le remboursement d’un prêt à elle même. Avant la fusion l'entreprise versait environ 16 millions d'euros par an d'impôts à l’État français et 5 millions d'euros aux salariés au titre de la participation. Elle va dès lors économiser ces sommes tout en continuant à percevoir les aides de l’État français (les aides à la presse (4 millions par an) et les abattement de cotisations sociales Fillon et journalistes).
En 2008, les élus découvrent l'emprunt qui grève les comptes et les résultats de l'entreprise. Quatre syndicats décident d'agir : la CGT, le SNJ, la CFDT, la CNT . Les salariés se mobilisent et écrivent à leur député et à leur sénateur. Les salariés auront alors quelques réponses et leur initiative va déclencher un contrôle fiscal. Le Contrôleur fiscal propose un redressement, mais sur intervention de la hiérarchie de Bercy, le ministère des Finances va finalement valider ce montage financier, grâce au verrou de Bercy, et il n'y aura pas de redressement. A l'époque, c'est François Baroin qui est ministre des finances.
En 2009, la direction WKF présente un Plan de suppression de postes. 115 postes seront supprimés et l'entreprise sera durablement désorganisée.
Les salariés apprennent alors, grâce au livre de Nicholas Shaxson sur les paradis fiscaux, que WK est propriétaire dans le Delaware du plus grand immeuble de domiciliation d'entreprises. WK domicilie et défiscalise plus de 285 000 sociétés, dont la moitié de Wall Street. C'est un choc pour les nombreux salariés du groupe en France car ils pensaient travailler pour un éditeur juridique ou de presse spécialisée.
Sur la base de ce rapport les organisations syndicales saisissent le TGI qui va les débouter. Les salariés font appel devant la Cour d'appel de Versailles qui en 2016 va leur donner raison et reconnaître que WKF a procédé par manœuvres frauduleuses. La direction WKF forme un pourvoi en cassation et voilà les salariés devant la chambre sociale de la cour de cassation.
L'audience devant la Cour de cassation a lieu le 24 janvier 2018. Les salariés ont demandé a assister à l'audience et leur avocat a plaidé par observations. Le lendemain Anne de Haro est convoquée à un entretien préalable au licenciement. L'entretien a lieu le 8 février 2018.
Le 28 février 2018 les salariés reçoivent la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation. Anne de Haro est entourée de tous ses collègues. Elle leur lit l'arrêt qui casse la décision de la Cour d'appel qui leur était favorable. C'est une cassation sans renvoi. Ce qui veut dire qu’ils ont définitivement perdu. Sur le plan juridique, l'arrêt qui devient dès lors une jurisprudence leur paraît être un non-sens. En effet il permet aux commissaires aux comptes qui ont attesté des comptes, dans lesquels il y avait des fraudes, de ne peut plus invoquer la fraude pour corriger la situation une fois les comptes approuvés. Or, un juge doit toujours pouvoir rétablir la situation en cas de fraude même si le commissaire aux comptes a produit une attestation. C'est un principe du droit. Si le juge ne corrige plus la fraude à quoi sert-il ?
Anne de Haro diffuse l'arrêt dans l'entreprise et rapidement des salariés lui indiquent un problème : trois des magistrats qui ont participé au délibéré travaillent régulièrement pour WKF, ils sont même salariés de cette entreprise. Anne reçoit alors un coup de fil d'un journaliste qui travaille pour le Canard enchaîné qui lui demande des preuves. Anne de Haro recherche des preuves et elle trouve que ces trois magistrats sont inscrits dans le registre du personnel, qu'ils travaillent régulièrement plusieurs fois par an et qu'ils bénéficient même des chèques cadeaux de noël au titre des œuvres sociales du comité d'entreprise. En revanche, ils ne sont pas inscrits sur les listes électorales de l'entreprise. Ils réalisent des formations à destination des avocats et des DRH pour le compte de WKF qui vend très cher ces formations ou journées d'actualité. Les magistrats reçoivent pour ces travaux des salaires (entre 600 à 1000 euros), une fiche de paie est établie. Or, il est interdit à un magistrat d'être salarié d'une entreprise privée. Dans cette affaire il s'agit de : Yves Frouin président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la cour de cassation, et Laurence Pecaut-Rivollier, conseillère à la chambre sociale de la cour de cassation.
Le 28 mars, Anne de Haro fais une alerte interne au groupe en indiquant que la situation est porteuse de commission d'infractions pénales (corruption, prise illégale d'intérêt). Elle reçoit au mois de mai la réponse suivante : l'alerte est pertinente, mais l'enquête est close ». L'inspection du travail qui avait pourtant refusé un précédent licenciement va cette fois autorisé son licenciement. Elle est licenciée pour faute grave le 18 juin 2018. Elle a 2h30 à pour ranger ses affaires et quitter l'entreprise où elle travaillait depuis 24 ans.
Avant de se faire licencier, Anne de Haro aura dénoncé pendant toutes ces années : Le montage financier de WKF, le non paiement des participations au salariés, le plan de surpression de 115 postes, le fait que les juges de la Cour de cassation, qui ont jugé leur affaire, travaillent également pour WKF.