Chaque semaine, Serge Faubert raconte l’actualité française à travers le prisme des délibérations au Sénat et à l’Assemblée nationale. Ce qui perce de l’esprit des lois et de l’équilibre des forces politiques, au-delà du jeu des petites phrases.
Retraites : les illusionistes démasqués
Les débats au sein de la Commission spéciale de l’Assemblée nationale, chargée d’examiner le projet de loi sur les retraites, ont permis de mettre en évidence bien des lacunes et des incohérences. En particulier autour de la valeur du point, qui devrait s’appuyer sur un indice aux contours plus que flous.
La commission spéciale de l’Assemblée n’est donc pas parvenue à terminer l’examen des 22 000 amendements du projet de loi réformant les retraites. Cela n’était jamais arrivé dans l’histoire de la Vème République. Les députés de la France insoumise, épaulés par le PS et le PC, ont atteint leur objectif qui était de retarder au maximum les débats.
Pourtant, il serait faux de croire que les séances de la commission spéciale se sont résumées à une guérilla stérile. De l’aveu même d’Olivier Véran, député LaREM et co-rapporteur du projet de loi sur les retraites, le débat a été de qualité : « On n’a pas perdu du temps parce qu’on a eu des débats de fond », souligne l’élu isérois. « On a eu un tour d’horizon global assez important. Moi je ne regrette pas du tout le travail qui a été fait en commission. Je regrette seulement qu’on n’ait pas pu mener le travail à son terme ». Une appréciation à laquelle Jean-Luc Mélenchon a fait écho, aussi surprenant que cela puisse paraître. « Je veux donner acte du fait que, nonobstant les circonstances, nous avons vu dans cette commission un débat de haut niveau qui n’a pas été une simple répétition des mêmes arguments sans fin ».
Pourquoi cette unanimité ? De fait, les discussions ont permis de déblayer le terrain autour de la question-clé de cette réforme : la valeur du point. On a ainsi appris que ce dernier ne serait pas indexé sur les salaires, mais sur un indice qui n’existe pas encore : le revenu moyen par tête. Ce nouvel indicateur doit agréger les salaires, les revenus des indépendants et le traitement des fonctionnaires.
En commission, le chef de la France insoumise n’a pas manqué de souligner les glissements successifs du gouvernement : « Premièrement, le rapport Delevoye dit : c’est le salaire moyen. De salaire moyen, on passe à revenu d’activité. Je vous interroge et vous me dites que ça a l’air d’aller de soi. Non : il y a déjà un premier changement. Deuxièmement je vous fais remarquer que revenu d’activité n’existe pas. Vous dites “bah si, c’est quand on agglomère les salaires et les revenus des gens qui n’ont pas de salaires”. Je vous dis : peut-être bien mais ça n’existe pas en statistique ! Vous en convenez, au bout d’un moment. Et pour terminer le ministre dit : “On peut supposer que l’INSEE nous fera un bon indice”. Et moi je vous redis pas du tout, ce n’est pas l’INSEE qui va le faire : c’est le Conseil d’État ».
Le secrétaire d’État chargé des retraites, Laurent Pietraszewski, s’est empressé de répondre à Jean-Luc Mélenchon : « On aura un indicateur aggloméré qui sera précisé et donné en décret au Conseil d’État. Et c’est bien l’INSEE, organisme indépendant, qui le produira tous les ans. »
Un décret en Conseil d’État, qu’est-ce que c’est ? Eh bien c’est tout simplement un décret du gouvernement soumis au dit conseil pour avis. Autrement dit, c’est le gouvernement qui va construire le revenu moyen par tête. Et l’INSEE fera simplement les calculs. Côté indépendance, on est donc loin du compte, puisque l’exécutif pourra changer le mode de calcul du revenu moyen en fonction du contexte.
Les mauvaises surprises du projet de loi ne s’arrêtent pas là. Comme l’a également relevé Jean-Luc Mélenchon, le gouvernement peut déroger à l’application du revenu moyen par tête. Ce que confirme le rapporteur de la loi, Nicolas Turquois, député Modem de la Vienne : « Si la trajectoire prévue par le conseil d’administration n’est pas adaptée par la règle d’or, le gouvernement peut reprendre la main sur ce point-là ».
La règle d’or, c’est la limitation de la part des retraites à 14% du PIB. Un chiffre arbitraire que le gouvernement entend graver dans le marbre, alors qu’il n’a cessé de croître depuis la Libération, le nombre de seniors augmentant. Et c’est bien là le problème : si la part des retraites est bloquée et que le nombre de retraités augmente, il faudra bien pouvoir baisser les pensions. Ce que permettront justement les mécanismes de fixation du revenu moyen par tête.
Lundi, les députés entameront l’examen du texte en séance publique. La France insoumise entend poursuivre sa stratégie d’obstruction. Mais la partie s’annonce moins facile. Comme le remarque Philippe Gosselin, député LR et vice-président de la Commission des lois, « le président Ferrand va vouloir présider le plus largement possible pour fixer la doctrine des débats, s’appuyer [...] au maximum sur le nouveau règlement qui a été voté au printemps dernier, qui est un règlement un peu guillotine. Le temps de parole est limité, si les amendements sont identiques, d’un même groupe, on n’a pas de temps de parole et de droit de parole ».
Les débats, procédure accélérée oblige, doivent s’étaler sur deux semaines. Ensuite, il y a la trêve des élections municipales qui se tiennent les 15 et 22 mars. Mais Marie Lebec, la porte-parole du groupe de LaREM, n’exclut pas que les députés puissent siéger pendant la période électorale. « On verra le nombre d’amendements que les oppositions déposent. On peut espérer que la France insoumise, après avoir fait son show pendant 10 jours en commission, fasse le choix d’avoir une position qui soit un peu plus raisonnable ».
Damien Abad, le patron du groupe LR ne veut pas envisager cette éventualité. Car nombre de députés de son parti – mais aussi des autres formations – vont s’investir dans la campagne des municipales. « Pour nous, c’est une ligne rouge qu’il ne faut pas franchir, parce que ça veut dire qu’on priverait les députés du débat public local. Ça veut dire qu’on dirait “les députés, ce n’est pas important" ».
À ce chemin de croix pour la majorité présidentielle vient s’ajouter la mise en place d’une commission d’enquête sur l’étude d’impact à la demande du Parti socialiste. « Je crois que c’est une exigence démocratique que de demander si l’étude d’impact est fondée dans ses hypothèses, dans ses projections. Si elle est complète, si elle n'est pas partielle et partiale », explique Boris Vallaud, député PS des Landes.
En outre, le PC entend déposer une motion référendaire avec l’appui des groupes FI et PS. Une procédure rare, visant à soumettre le projet de loi à référendum. La motion doit être signée par un dixième des députés, soit 58 en l’espèce. Cette motion a reçu un renfort inattendu, celui du Rassemblement national : « Nous la soutiendrons tout comme nous soutenons tout ce qui va dans le sens de pouvoir faire reculer le gouvernement sur cette réforme injuste », affirme Sébastien Chenu, député RN du Nord.
Quoi qu’il en soit, le groupe communiste est bien décidé à jouer la carte de l’unité à gauche. « C’est l’addition des stratégies qui va faire mouvement », tonne Sébastien Jumel, député PC de la Seine Maritime. « Et donc, du groupe de la France insoumise jusqu’aux communistes en passant par les socialistes, on va additionner nos arguments, additionner nos forces. On va leur pourrir la vie parce qu’ils veulent pourrir les retraites. Et on va le faire par tous les moyens ».
Mardi soir, devant les 320 députés de la majorité présidentielle invités à l’Élysée pour resserrer les rangs, Emmanuel Macron a répété qu’il voulait que le projet de loi soit définitivement adopté avant l’été. Ce n’est pas gagné...