Trump et l'Apocalypse : dernière campagne avant la Fin du Monde ?
Historien, Joël Schnapp a publié Prophéties de fin du monde et peur des Turcs au XVe siècle : Ottomans, Antichrist, Apocalypse (éd. Classiques Garnier).
TRIBUNE. Aux États-Unis, la campagne qui oppose la démocrate Kamala Harris à Donald Trump est sur le point de s'achever avec l'élection présidentielle de ce mardi 5 novembre. Selon l'historien Joël Schnapp, on n'a pas assez remarqué la composante eschatologique de la propagande déployée par le candidat républicain. L'accusation raciste et apparemment loufoque portée par Trump contre les immigrés qui mangeraient les animaux domestiques, par exemple, reprend une tradition religieuse liée à l'Apocalypse. Or les chrétiens évangéliques blancs, auxquels s'adresse cette rhétorique, constituent une partie importante de l'électorat des swing states, où l'élection va se jouer.
Dès les débuts de la campagne présidentielle américaine, les médias du monde entier n’ont cessé de souligner le caractère dystopique des prises de parole du candidat républicain. Le quotidien britannique The Guardian écrivait notamment, en mars 2024, qu’en dépit de sa victoire du Super Tuesday, le candidat Trump avait prononcé un discours sombre et peu susceptible d’entraîner les foules. À une semaine du scrutin, le ton de l’ex-président s’est encore durci : il multiplie les propos aussi invraisemblables que complotistes, lance quotidiennement des tombereaux d’insultes et d’invectives à l’endroit de sa rivale démocrate. Les spéculations quant à sa santé mentale sont nombreuses et pourtant rien n’y fait : en dépit de toutes ses sorties de route, le candidat Trump est toujours en course et le résultat de l’élection n’a jamais semblé aussi imprévisible.
Les facteurs de cette incertitude sont certainement multiples, mais il en est un auquel on n’accorde souvent, à tort, qu’une attention relative : il s’agit de la composante eschatologique du discours trumpien. Dès son entrée en politique, le milliardaire a toujours joué, consciemment ou non, avec les tropes et les modèles bibliques. On sait qu’il aime incarner la figure d’un homme qui a péché, mais a été choisi par Dieu. De nombreux commentateurs ont souligné sa tendance à se présenter comme un nouveau Cyrus, un nouveau David, voire le Dernier Empereur du Monde tel qu’il apparaît dans la tradition du Pseudo-Méthode, l’auteur anonyme d’une célèbre apocalypse remontant au VIIe siècle après Jésus Christ. On se souvient, entre autres, qu’en 2019, lors de négociations commerciales avec la Chine, il s’était exclamé devant les caméras : I am the Chosen One ! (« Je suis l’Élu ! »).
Depuis son retour à la compétition présidentielle, Trump s’est engagé de nouveau sur la même voie, en accentuant toujours plus la dimension apocalyptique de ses propos. À l’entendre, c’est le cœur même de l’Amérique qui a été mis en péril sous la présidence de Joe Biden. Selon lui, les démocrates auraient détruit volontairement l’économie du pays. Le candidat Trump n’a d’ailleurs pas hésité, il y a quelques jours, à parler d’un Armageddon économique à venir pour le Michigan si la candidate démocrate venait à être élue (pour mémoire, la bataille d’Armageddon est l’ultime bataille entre le Bien et le Mal lors de la fin du monde, d’après l’Apocalypse de Jean).
Mais c’est surtout la question migratoire qui alimente les délires eschatologiques de l’ex-président. On s’est beaucoup moqué des accusations portées par Trump contre les Haïtiens de Springfield : ils mangeraient des chiens, des chats et des animaux domestiques. Une bonne partie des internautes se sont gaussés joyeusement de cette inanité. C’est sans doute un tort car attaquer un groupe humain en lui attribuant des habitudes alimentaires immondes est un grand classique du racisme : les juifs n’ont-ils pas accusés jusqu’à l’époque contemporaine de boire le sang des enfants chrétiens ?
Se présenter comme l’adversaire des forces du Mal qui déferlent sur l’Amérique et témoignent de l’imminence de l’Armageddon, c’est endosser les habits du sauveur de l’humanité.
On pourrait pousser plus loin l’analogie en se référant à une source bien plus ancienne : on pense de nouveau ici au Pseudo-Méthode. En effet, dans ce texte désormais accessible à tous (Harvard University Press en a publié une nouvelle traduction en anglais en 2012), voici ce qu’on lit sur les peuples de Gog et Magog :
« Car tous, à la manière des scarabées, mangent des nourritures abominables et corrompues : des chiens, des souris, des chats, des serpents, des cadavres, des fœtus, des avortons, des fœtus pas encore formés ou qui portent à peine des traces de formation et ceux des bêtes impures. Quant aux morts, ils ne les enterrent pas mais ils les mangent »1.
La coïncidence est frappante et il n’est pas exclu qu’un conseiller du président ait eu ce texte (ou des traditions similaires) en tête. Quoi qu’il en soit, il est fort possible que, derrière l’apparente maladresse raciste de Trump, se cache un autre objectif : l’amalgame entre les migrants et les tribus de Gog et Magog, c’est-à-dire les peuples immondes qui, au chapitre 20 de l’Apocalypse de Jean, se rassemblent et viennent menacer le camp des saints2. La fin justifie les moyens : se présenter comme l’adversaire des forces du Mal qui déferlent sur l’Amérique et témoignent de l’imminence de l’Armageddon, c’est de facto endosser les habits du sauveur de l’humanité. Et au diable les critiques !
Il faut ici prendre en compte l’efficacité politique d’un discours qui nous semble aussi suranné qu’irrationnel.
Cette rhétorique de la Fin des Temps n’est, à l’évidence, pas seulement une question de foi : certes, Trump a toujours affiché son christianisme évangélique, mais il faut ici prendre en compte l’efficacité politique d’un discours qui nous semble aussi suranné qu’irrationnel. Les procédures de la démocratie américaine sont pour le moins obsolètes. Comme peuvent en témoigner Hillary Clinton et Al Gore, le vote populaire, qu’ils ont tous deux remporté en nombre de voix, ne sert à rien : ce sont les quelques swing states de la Bible Belt (la « ceinture de la Bible » : Géorgie, Pennsylvanie, Caroline du Nord entre autres) majoritairement blancs et protestants, qui font l’élection. Et chez eux, le discours apocalyptique de Donald Trump rencontre des échos enthousiastes. Pour s’en persuader, il suffit de rappeler que David Rem, un soi-disant ami de longue date de Trump, a traité Kamala Harris d’Antichrist, le 27 octobre, lors de la soirée controversée du Madison Square Garden. Antichrist, c’est-à-dire Ennemi Ultime de l’humanité !
En dépit des espoirs ravivés avec le remplacement de Joe Biden par Kamala Harris, l’élection n’est absolument pas gagnée d’avance pour les démocrates et il faudra attendre patiemment les résultats du 5 novembre pour savoir si l’eschatologie trumpienne a porté ou non ses fruits.
●●
1. Pseudo-Methodius, Apocalypse, An Alexandrian World Chronicle, edited and translated by Benjamin Garstad, Dumbarton Oaks Medieval Library, Harvard University Press, 2012, p. 23 (la traduction du grec en français est ici la mienne).
2. « Et il sortira, pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; leur nombre est comme le sable de la mer. Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée ».
BnF, ms Néerl. 3, fol. 22. Apocalypse flamande