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Le cinéma du Média #3. Vie et mort d'un sourire

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

Joker, il y a cinq ans, faisait tourner la comédie à la folie meurtrière. C’est au tour de la comédie musicale d’être convoquée dans ce sequel intitulé Joker : Folie à deux, où Lady Gaga rejoint Joaquin Phoenix. Notre critique Emmanuel Burdeau reste dubitatif.

Todd Phillips fut longtemps un réalisateur de comédies. Plusieurs succès à son actif, au moment – milieu des années 2000 environ – où le genre se réinvente autour et au-delà de Judd Apatow. Old School, Starsky & Hutch puis, surtout, la série des Very Bad Trip. Mais en 2019, changement de cap. Phillips signe un film dont la comédie n’est plus le genre mais le sujet. Fini de rire, ou presque. Fini de rire car on a trop ri, tellement ri qu’on ne sait plus à quoi bon on pourrait rire encore. C’est le premier Joker. L’aspirant comique Arthur Fleck se transforme en plaisantin de la mort baptisé le Joker. Il devient ainsi à la fois tueur, coqueluche des médias et étendard de la colère populaire.

Joker s’achève, on s’en souvient, dans un climat de guerre civile assez conforme aux craintes agitées par Bruno Retailleau lors de son entrée en fonction. Lion d’Or à Venise et carton monumental. De nombreuses luttes sociales adoptent même le personnage pour référence. Nous sommes cinq ans plus tard. Aujourd’hui sort la suite, avec son drôle de titre français et la présence, aux côtés de Joaquin Phoenix en Joker, de Lady Gaga dans le rôle d’Harley Quinn.

Joker avait beau être un film à la limite du regardable – enflé, grandiloquent, moche, glauque à en décéder –, il s’appuyait sur un constat d’une indubitable pertinence historique. L’omniprésence du comique a succédé à sa rareté. Il appartenait au registre de la subversion. Il n’y appartient plus : on l’a transformé en une valeur positive comparable au sport ou à une alimentation saine. Comment, dans ces conditions, réactiver sa force ? Comment tuer le smile ? Il n’est pas étonnant que la question ait paru tout sauf oiseuse à un cinéaste ayant le pédigrée de Phillips. Réponse : en faisant de la comédie non une santé mais une pathologie – les crises de rire d’Arthur – et en plaçant la figure du clown en contiguïté avec celle du tueur. Il suffisait en outre d’une double invocation de Martin Scorsese, d’un côté Taxi Driver et de l’autre La Valse des pantins, pour que le tour paraisse joué.

La suite sera moins simple. Si le triomphe de Joker rendait peu évitable la réalisation – pourtant exclue a priori – d’un second volet, la récupération politique du personnage semble avoir embarrassé le cinéaste et ses producteurs. Aussi Folie à deux tourne-t-il le dos à la fureur insurrectionnelle pour se concentrer sur Arthur Fleck, son histoire, sa folie et surtout son procès. Il est encouragé dans cette tâche par l’entrée en scène de Lee – Harley Quinn pour les initiés –, laquelle tombe amoureuse de notre héros, en qui elle préfère toutefois l’incontrôlable Joker, avec son maquillage de clown et son sourire rouge sang, au jeune homme mélancolique, solitaire et selon toute vraisemblance atteint de troubles psychiatriques.

Moins confus que Joker, moins fou aussi, Folie à deux lui est aussi supérieur. Ce qui ne va pas, loin s'en faut, jusqu'à constituer un exploit.

Assez logiquement dès lors – assez lourdement aussi –, Folie à deux ressemble souvent à un débrief du premier film. Les témoins se succèdent à la barre pour évoquer leurs souvenirs et expliquer leur rôle au moment des meurtres, un peu comme des acteurs le feraient pour un bonus DVD et Blu-Ray. On n'en finit pas d’analyser l’accusé, lequel alterne entre les identités d’Arthur et du Joker. À mesure que le temps passe, il semble pencher du premier côté : voudrait-il en somme être aimé pour lui-même ? On peut le croire. La caractéristique principale de ce nouveau film n'est pas là cependant ; elle tient dans la présence de nombreuses scènes musicales, chantées surtout mais aussi parfois dansées, à la faveur desquelles Lee et Arthur peuvent vivre en plein jour le scandale et la pureté de leur fol amour.

Selon qu’on aime ou pas la comédie musicale, selon l’intérêt qu’on porte à Lady Gaga et à sa voix de stentor, selon d’autres critères encore, on jugera ces scènes plus ou moins accomplies, émouvantes, belles. La véritable question loge ailleurs. C’est celle de la place et de la fonction de ces scènes. La comédie musicale joue dans ce nouveau volet le rôle que jouait dans le premier la comédie tout court. Folie à deux n’est plus, comme l’était Joker, une tentative grossière mais fondée de redonner un peu de force subversive à une arme, le rire, et à un genre, la comédie, dont la victoire a fini par tourner en défaite. Sont à présent convoquées l’émotion et la grâce du musical. Est-ce la même chose ? Certainement pas. Est-ce réussi ? On peut en douter. D’une part les scènes chantées et dansées, étant oniriques ou fantasmées pour la plupart, retirent au genre la capacité d’effraction dans le réel – et non hors du réel – qui est un de ses prodiges. Et d’autre part l’intemporalité des chansons sélectionnées – Frank Sinatra, Judy Garland… – confère à l’ensemble l’allure plaisante mais inoffensive d’un pastiche. Moins brouillon que Joker, moins fou aussi, Folie à deux lui est malgré tout supérieur. Ce qui ne va pas, loin s’en faut, jusqu’à constituer un exploit

Une dernière remarque. Comme Joker – un peu moins peut-être –, Folie à deux baigne dans le désespoir, la vilénie et la destruction. Rarissimes couleurs. Aucun sourire qui ne soit un rictus. Pas un coin de ciel bleu – quel bonheur, alors, lorsque dans les dernières minutes le soleil apparaît soudain. Ce n’est certes pas propre à Todd Phillips. Tout un pan actuel du cinéma américain de masse distille le même parfum âcre de fin de monde. On pourrait penser que c’est politique, qu’il s’agit de donner un avant-goût de ce qui nous attend, voire plus cruellement de peindre le monde tel qu’il est déjà. Ce serait naïf. Ce nihilisme est avant tout esthétique. Il n’est même rien d'autre.

Joker : Folie à deux. Todd Phillips, 2024. USA, 2h18. Avec : Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Catherine Keener, Brendan Gleeson, Steve Coogan.

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