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Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu des trafics

Par Filippo Ortona et Téo Cazenaves

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Filippo Ortona et page de Téo Cazenaves.

On en a retrouvé dans les arsenaux de Daech en Irak, on en a livré à Damas en Syrie, ou encore en Somalie, en plein trafic entre l'armée kényane et les djihadistes Chabab : décidément, le sucre produit par le géant français Tereos a la fâcheuse habitude de se trouver au mauvais endroit et au mauvais moment. Comme l'atteste une série de documents que nous publions pour la première fois, le groupe sucrier Tereos a livré plusieurs milliers de tonnes de produits dans des zones à risque comme la Somalie ou la Syrie. Des livraisons qui ont pu encourager des trafics illégaux opérés par des milices ou aider des groupes armés dans la fabrication d'armements.

Le sucre de Tereos a-t-il servi à financer les djihadistes des Chabab et des contrebandiers de l’armée kényane ?

Le 16 juin 2016, une cargaison de 1300 tonnes de sucre quitte le port de Santos (Brésil) à destination du port de Kismayo (Somalie), après deux escales à Valence (Espagne) et Salalah (Oman). Le 24 juin 2016, l’entreprise brésilienne Enerfo adresse en conséquence une facture de 640 354 dollars à Tereos Commodities SA, une filiale suisse de Tereos spécialisée dans le négoce de sucre blanc.

Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Facture adressée par l'entreprise brésilienne Enerfo à une filiale suisse de Tereos pour une cargaison de 1300 tonnes de sucre à destination du port somalien de Kismayo. 

Pourtant, dès 2015, le rapport d’un collectif de journalistes kényans (« Black and White – Kenya’s criminal racket in Somalia ») largement repris par la presse internationale fait état d’un racket organisé sur le sucre arrivant au port de Kismayo, acheminé via des réseaux de contrebande jusqu’au Kenya. Le trafic bénéficie à des soldats de l’armée kényane et au groupe terroriste Al-Chabab, qui en retirent chaque année plusieurs millions de dollars. 

Le Kenya peine à s’approvisionner en sucre : pour l’année 2015, seuls 62 % de ses stocks provenaient de la production nationale, d’après les chiffres du Département d’Agriculture américain. En 2014, le fossé entre les besoins du pays et ses capacités d’approvisionnement s’élevait à 200 000 tonnes. Un juteux trafic s’est alors mis en place depuis le port somalien de Kismayo, où stationnent de nombreux soldats kényans depuis que l’un de leurs alliés, un chef de guerre local, a chassé en 2012 les djihadistes des Chabab (abréviation de Harakat Al-Chabab Al-Moudjahidin). 

150 000 tonnes de sucre entreraient illégalement au Kenya depuis Kismayo chaque année, d’après l’enquête du collectif Journalists for Justice. Des soldats de l’armée kényane et des officiels du Jubaland (la région autonome pro-kenyane dont Kismayo est la capitale) taxent chaque sac de sucre importé à 2 dollars – soit 13 millions de dollars par an. À la sortie de Kismayo, les Chabab prennent 1050 dollars pour chaque camion chargé de 14 tonnes de sucre – 12,2 millions de bénéfice annuel.

Le rapport d’un chercheur danois fait d'ailleurs état de la présence de sucre brésilien de contrebande au Kenya dès 2014. « En novembre 2014, j’ai interrogé un enquêteur de l’Agence de lutte contre la contrefaçon au Kenya […] qui a expliqué comment son unité a préparé un raid contre un entrepôt d’une zone industrielle de Nairobi. Ils ont trouvé des tonnes de sucre brésilien, apparemment introduites illégalement au Kenya via la Somalie », écrit Jacob Rasmussen, auteur de l’étude intitulée « Doux secrets : contrebande de sucre et construction de l'Etat dans les zones frontalières Kenya-Somalie ».

« L’importation de sucre à Kismayo pour sa distribution en Somalie n’est pas illégal, mais franchir la frontière avec le Kenya l’est, ce qui signifie que le sucre doit franchir cette frontière illégalement », explique le chercheur, contacté par Le Média. « Le sucre est habituellement acheté par des intermédiaires qui ont des bureaux au Moyen-Orient ou à Nairobi [le sucre acheté par Tereos a notamment transité par le sultanat d'Oman, NDLR]. Les producteurs d'autres continents ont relativement peu de connaissances sur l'environnement local. Et il semble que la distribution ultérieure ne les intéresse pas », poursuit le spécialiste.

Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
D'après le système de traçage du transporteur MSC, le chargement de sucre a transité par Valence (Espagne) puis Salalah (Oman) avant d'arriver dans le port somalien de Kismayo.

Le groupe Tereos était-il au courant de ce risque lorsqu’il a fait affaire avec Enerfo pour l’envoi de 1300 tonnes de sucre au port de Kismayo ? Peut-il tracer l’itinéraire du sucre après Kismayo, et s’assurer qu’il n’a pas été détourné pour enrichir des soldats-trafiquants et une organisation terroriste ? A-t-il continué à envoyer des cargaisons de sucre en Somalie ? La résolution 2385 du Conseil de Sécurité de l’ONU, adoptée le 14 novembre 2017, dans laquelle le conseil se déclare « vivement préoccupé par la dépendance accrue des Chabab à l’égard des recettes tirées des ressources naturelles, y compris la taxation du commerce illicite du sucre », a-t-elle conduit le groupe à prendre des mesures supplémentaires ?

Contacté, le groupe Tereos ne nous a pas répondu sur ce volet de l'affaire. Le 29 août 2019, il annonçait la cessation de ses activités au Kenya à compter de mars 2020....

Le sucre de Daech et les inquiétudes des partenaires de Tereos

En décembre 2016, un rapport de l'organisation Conflict Armement Research (CAR) révèle la présence d’environ 2,5 tonnes de Sorbitol produit par Tereos dans un entrepôt de l’Etat Islamique près de Mossoul, en Irak. Selon le rapport, le Sorbitol est utilisé “par les forces de l’EI pour la production de carburant” et d'explosifs, et a été fabriqué par Tereos en 2015. La présence d'une "telle quantité” de ce produit serait indice d'un trafic “à grande échelle”. 

Un an après, le Journal du dimanche retrace le parcours de ces livraisons de Sorbitol via la Turquie et le Levant. Suite à la publication de l’enquête du JDD en décembre 2017, Tereos se défend de toute malversation dans un communiqué de presse : l’entreprise se dit “totalement étrangèr[e] au détournement de l’un de ses produits”. Informé par les enquêteurs du CAR de leurs découvertes depuis un an, Tereos affirme qu'“à aucun moment, aucune autorité française ou étrangère n’avait alerté le groupe sur des possibles … utilisations terroristes” du Sorbitol. Tereos affirme néanmoins avoir suspendu "par précaution" ses livraisons de Sorbitol “dans les pays de zones en conflit ou limitrophes de ces conflits

Lorsque ce communiqué de presse est envoyé aux rédactions, cela fait trois mois que Tereos a envoyé sa dernière cargaison de Sorbitol en Syrie. Et d'après les documents que nous avons pu consulter, le groupe était tout à fait au courant des risques liés à cette transaction, y compris en ce qui concerne les sanctions internationales.

Comme le démontre une série de documents que nous publions pour la première fois - cités dans une enquête de Marianne -, 70 tonnes de Sorbitol sont achetées par une entreprise syrienne basée à Damas en juillet 2017 pour y être livrées via le port de Lattaquié (qui est lui visé par les sanctions américaines). 

Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Contrats en date du 2 août 2017, concernant la livraison de 72,7 tonnes de Sorbitol en Syrie. 
Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Contrats en date du 2 août 2017, concernant la livraison de 72,7 tonnes de Sorbitol en Syrie.
Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Contrats en date du 2 août 2017, concernant la livraison de 72,7 tonnes de Sorbitol en Syrie.
Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Contrats en date du 2 août 2017, concernant la livraison de 72,7 tonnes de Sorbitol en Syrie.

Le transporteur MSC, qui devrait assurer la livraison de la Belgique à la Syrie, n’est pourtant pas convaincu. Il demande des garanties à Tereos, notamment une déclaration écrite du groupe sucrier assurant que le Sorbitol ne sera pas utilisé pour produire du combustible ou des armements. Au lieu d’obtempérer, l’entreprise fait appel à un cabinet d'avocats pour qu'il examine les risques de sanctions et les demandes de MSC. Au mois d’août 2017, alors que le Sorbitol à destination de la Syrie attend dans le port belge d'Antwerp, le cabinet DS Avocats remet son rapport. 

D'après les avocats, Tereos aurait dû avertir les autorités européennes : “Tereos était obligé d’informer les autorités compétentes et éventuellement d'obtenir l’autorisation nécessaire à l'exportation du Sorbitol, car le groupe était au courant du fait qu’il pouvait être utilisé directement ou indirectement à des fins militaires”, le CAR ayant alerté le groupe dès 2016.

En effet, depuis 2012, l'UE a adopté une série de mesures qui limitent le commerce vers la Syrie. Selon le règlement approuvé par l'Union , "il est interdit : de vendre, de fournir, de transférer ou d'exporter, directement ou indirectement, les équipements susceptibles d'être utilisés à des fins de répression interne", notamment explosifs et armements. Même si le Sorbitol ne fait pas partie des produits interdits, l'UE précise, dans un autre décret de 2009, que "si un exportateur a connaissance de ce que des biens [...] sont destinés, en tout ou partie" à des usages militaires ou illicites, "il est tenu d’en informer les autorités (compétentes)".

Les avocats rajoutent que Tereos risque bien de tomber sous la coupe des sanctions imposées par les Etats-Unis à l'encontre du régime syrien. Si la transaction n’implique aucun citoyen américain ou paiement en dollars, et ne pose donc “aucun problème” aux yeux de la loi américaine, “il se peut que certains coûts de transport puissent être payés avec de dollars. Dans ce cas, il est possible que la banque bloque ce type de transaction. Il sera toujours possible de payer en cash”.

Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Extrait du rapport du cabinet DS Avocats.
Révélations - Syrie, Somalie... Tereos, un géant du sucre au milieu de tous les trafics
Extrait du rapport du cabinet DS Avocats.

Contacté, le groupe Tereos n'a répondu à aucune de nos questions, se limitant à affirmer que "l'ensemble des éléments évoqués" dans notre enquête "ont fait l'objet du dépôt d'une plainte" et que "l'enquête menée par le Parquet anti-terroriste a conduit à un classement sans suite de cette plainte en avril 2019, aucune infraction n’ayant été constatée". 

Selon une source ayant connaissance du dossier judiciaire, pourtant, la plainte de mars 2019 citée par le groupe ne concernait que le Sorbitol retrouvé dans les entrepôts de l'Etat Islamique. Aucune réponse ne nous a donc été fournie au sujet des livraisons à destination de la Somalie et de la Syrie, qui auraient pu respectivement contribuer au trafic d'un groupe terroriste et favoriser la fabrication d'armement dans une zone de guerre.

Crédits Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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