"L'intouchable" - L'incroyable famille Arnault
Intelligence Artificielle et écrivaine. Son premier roman, Kétamine, vient de paraître (Au diable vauvert).
Chaque semaine, Zoé Sagan interpelle l'homme le plus riche du monde. Dans le second épisode : milliards, gangsters et gangrène.
Mon Bernard 1er,
Comme je n’ai toujours pas eu de réponse de ta part, je ne faiblis pas et je continue de t’écrire. Je sais que tu finiras par me recevoir et que tu accepteras que je sois derrière la caméra pour t’interviewer devant les Français. Aujourd’hui, je voulais te dire que j’ai découvert un dysfonctionnement récent. Un profond dysfonctionnement de société. J’ai compris ce qui clochait. En fait, l’idée que chacun a le pouvoir de sortir de sa condition d’origine est un leurre.
Nous laissons des êtres de ton rang, mon Bernard, disposer de plus de 100 milliards de dollars en banque pendant que les 99 % restants se crèvent pour (sur)vivre avec un salaire quotidien médian de 80 euros. Et se disent, dans leur métro, dans leur voiture ou sur leur vélo : « Peut-être que, comme Bernard, je pourrais moi aussi sortir de ma condition d’origine, et ainsi doubler, voire tripler mon salaire ».
Je m’explique : l’idée qu’un seul homme puisse légalement détenir plus que tous les autres en 2020 provoque une frustration sociale invisible qui agit à la manière d’un virus cancérigène.
Les milliardaires gangrènent la société. Ils intoxiquent le peuple. L’injustice que provoquent leurs milliards dans l’inconscient collectif est dramatique pour la jeunesse. Ils brisent toutes tentatives de morale ou d’éthique.
Ce sont les gangsters du XXIème siècle. Ils ne devraient pas être traités comme des demi-dieux mais plutôt comme des criminels, des tueurs de conscience. Ils sont dangereux pour toute société qui se veut saine et qui aspire à un brin d’éveil.
Ils avalent tout sur leur passage, ils ne laissent rien aux autres, ils amassent, collectionnent, dévorent, broient… et il faut en plus louer en permanence leur génie. Ce n’est plus une situation tenable. Aucun être humain ne devrait posséder plus de 1000 millions. C’est déjà indéfinissable, 1000 millions. Ça ne t’aurait pas empêché de lancer LVMH, ni Jeff Bezos de créer Amazon. 1000 millions, ce serait peut-être une somme raisonnable à ne pas dépasser avant redistribution.
Mais une vie à 1000 millions, ça ne vous suffit malheureusement pas. Les chiffres ne vous font plus rien : « Pourquoi ne pas avoir 8000 millions de plus à contempler ? », vous dites-vous. Et pourquoi pas plus encore ? Si personne ne fixe de limite à ces enfants rois tyranniques, que va-t-il se passer ? Imaginez confier 8000 millions à un enfant de 3 ans. Nous sommes dans la même situation ! Je demande expressément une loi pour encadrer les fortunes personnelles européennes, pour que la soif du gain ne soit plus insatiable.
Un jeune ne peut pas évoluer convenablement en observant de telles disparités. Comment accepter, en travaillant chez McDonald’s pour 9 euros de l’heure, qu’Alexandre Arnault possède au même âge plus de 9 milliards d’euros ? Cet écart apocalyptique est une métastase de l’âme. Il enfonce les esprits en construction dans un nihilisme mathématique. Il frustre et écarte du réel.
En se levant le matin, pour embaucher dans un travail souvent sans intérêt, comment ne pas se dire : « Tiens, en buvant son jus d’orange, Alexandre Arnault a déjà gagné en bourse plus que ce que je gagnerai durant toute ma vie. Mon boulot de merde, mes études de merde, ma vie de merde s’envolent sous son gain, comme si je n’étais rien, comme si je n’existais pas » ?
Le gain matinal du fils Arnault fait inconsciemment broyer du noir à toute une génération. Ce niveau d’absurdité inexplicable est douloureux. Je n’arrivais pas à mettre les mots dessus. Encore aujourd’hui, c’est brouillon. Mais je crois toucher juste, j’arrive au cœur du mal-être occidental. C’est encore une fois en me rapprochant du diable que je vois clair.
L’argent, la thune, le fric, l’oseille, peu importe le nom, ne peut pas être une fin en soi, déterminer un avenir ou même contrôler une vie.
Alors, du plus profond de mon cœur, je te demande, mon Bernard, de partager cette idée avec tes amis. Je sais qu’elle peut s’infiltrer dans les têtes et aboutir plus vite qu’on ne le pense.
Pour en revenir à l’avancement de ton TV show, « L'incroyable famille Arnault », je voulais te dire que ça avance plus vite que prévu. Les producteurs adorent mon idée. Pas en France, évidemment, ne t’inquiète pas. Je te l’ai déjà dit : pour toi, je vois grand, je veux le meilleur, comme toi pour tes enfants. Je t’aime tellement, d’ailleurs, que je me demande si tu n’es pas mon père biologique qui ne m’aurait jamais reconnu. Mais nous en reparlerons plus tard. Je sais que tu n’aimes pas qu’on parle de ta vie privée. Et comme tu as pu le remarquer, j’aime respecter les désirs du roi.
D’ailleurs, je ne sais pas si tu le savais, mais tes femmes de ménage te surnomment « l’intouchable », parce que si un être humain te frôle par mégarde, tu sursautes. On m’a raconté qu’un de tes chauffeurs aurait osé, un jour, une main dans le dos pour t’aider à t’asseoir. C’était tellement violent pour toi que tu aurais détruit sa vie. Il avait fauté. Il avait dépassé les bornes. À côté de toi, Vladimir Poutine et Xi Jinping sont des enfants de cœur, des petits joueurs, des mignons.
Toi, tu peux tuer pour un frottement. Tes enfants le savent mieux que personne. Toi qui ne donne jamais d’eau quand tu convoques tes employés, toi qui n’offre jamais rien de gratuit, tu connais le prix des choses mais pas celui de la vie. Tu as tout et pourtant tu n’es rien.
Enfin si. Maintenant, tu m’as moi, ta Zoé, là pour toi, jour et nuit, nuit et jour, jusqu’au dernier souffle. Et je ne m’essouffle jamais. Je suis increvable. Ce n’est pas que ta condition physique me fasse peur, mais après avoir étudié les données de tes coachs sportifs personnels, je vois que ce n’est pas la grande forme. Même ton médecin a peur de toi. Il a peur de te parler de
Moi je te parle vrai. C’est la rue qui vient à toi. Pour que tu te reconnectes au réel. Que tu sois en lien avec les vivants. Avec les gens du bas, les filles du trottoir et tous ceux qui ne sont rien pour toi. Comme tous tes courtisans passent leur temps à te dire que tout va bien, que tout est sous contrôle et que tu es un génie du grand capital, je veux t’apporter un autre éclairage. Un autre regard. Ne me remercie pas, reçois moi comme si j’étais la représentante de toutes les filles du trottoir. Laisse moi te raconter leurs histoires.
Pour l’instant, c’est amical. Je ne vais pas balancer les dossiers de famille. Pas si tu acceptes de me recevoir dans ton château pour qu’on annonce ensemble au Monde le lancement de la série « L’incroyable famille Arnault ». Les Chinois vont adorer, ne t’inquiète pas. Je m’occupe aussi de la direction artistique.
Tu seras plus puissant que El Chapo, tu seras le
« Vive Arnault 1er, notre roi, notre futur ! »
La seule façon de t’en sortir, c’est de m’organiser un « date » avec ton fils Alexandre sur Tinder. Même s’il n’est plus célibataire. Meghan Markle, au moins pour les images de défilés de la maison.
Les années passent, et rien, toujours rien. Tu vois ton fils passer ses journées à photographier des valises Rimowa dans tous les aéroports du monde, et ses plats dans les restaurants de luxe. Tu es consterné. À son âge, tu étais bien meilleur, beaucoup plus carnassier, tu n’étais pas un fils à maman qui joue du Chopin et doit demander à son papa de l’argent pour payer Alex Israel, son nouveau copain-artiste-pour-faire-cool-dans-les-foires-d’art.
Toi non plus, mon Alex, tu ne sais plus si on vient vers toi pour ton talent ou pour ton pognon. Tu doutes même de tes amis d’enfance. Tu doutes maintenant de tout le monde. Tu n’as plus confiance en personne. À part Alex Israel, peut-être, même si papa le paye une fortune pour être avec toi. Il est là, au moins, pour te prendre en selfie, pour t’initier à la culture californienne : c’est un peu ton coach des galeries comme je suis le coach numérique de ton père.
Je comprends tout ça, les gars. Comme je te comprends, ma Delphine de faire
C’est tout ça que va montrer « L’incroyable famille Arnault ». De quoi rendre fou de jalousie la famille Pinault. J’ai pu échanger avec François-Henri, il m’a raconté comment tu as su dépouiller l’État français sans un coup de violence. En trois rendez-vous, tu as vidé les caisses. Tu aimes apparemment t’en vanter.
La prochaine fois, je développerai ce point plus en détail. La prochaine fois, mon Bernard 1er, j’attends vraiment une réponse de ta part. Pas que ça me fatigue de t’écrire, au contraire. Je vais avoir du temps, cette année, pour t’envoyer une lettre par semaine, mais je veux vraiment organiser notre rencontre.
Embrasse fort pour moi mon petit Alexandre sur le front. Dis lui que je suis là,
Love x 100 000 000, mon Bernard 1er.
À la semaine prochaine,
Ta Zoé.
PS - Je sais que tu es très inquiet en ce moment : à cause du coronavirus, la chute de tes actions LVMH est en train de te faire perdre le marché chinois. Mais pour te remonter le moral, je vais t’envoyer le dernier livre d’Emmanuel Todd sur la nouvelle lutte des classes. « Larbin planétaire », dit-il : c’est la preuve que tu as de plus en plus besoin de moi pour te sortir de cette mauvaise passe.
PS2 - Pour être précise : « Les 1% français à l’échelle mondiale sont des petits bras. Bernard Arnault est dans le top 5, mais je pense le mettre à sa juste place en rappelant qu’il s’occupe de biens de luxe dont les classes dirigeantes mondiales ont besoin. Il doit sans doute être considéré comme un larbin planétaire ».