L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #7 Dattels et Mellon, les très singuliers « hommes d'affaire » fondateurs d'UraMin
Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.
Anne Lauvergeon n’a ainsi jamais expliqué à la presse comment elle avait fait la connaissance de Stephen Dattels et James Mellon, les fondateurs de la société UraMin. De même, elle ne s’est pas attardée à donner des détails sur le profil très particulier de ces deux « hommes d’affaires ». Pourtant, savoir qui sont ces hommes, leur entourage, ce qu’ils ont fait avant et après avoir vendu UraMin à Areva permet de mieux comprendre les raisons du deal. Vu leurs antécédents, jamais les services français, censés protéger les intérêts de nos grandes entreprises, n’auraient dû laisser faire cette opération…
J’ai consacré beaucoup de temps à reconstituer le passé du clan Dattels.
Même la très influente sénatrice canadienne Céline Hervieux-Payette a été surprise de l'itinéraire de son concitoyen Stephen R. Dattels. Lorsqu’elle présente son projet de « loi UraMin », la S220, visant à combattre la fraude internationale, le texte s’accompagne d’un rapport sur l’affaire UraMin qui dresse un portrait du personnage. J’ai travaillé à son élaboration et il nous servira de fil conducteur.
Le rapport mentionne qu’il est impossible de se procurer ou de trouver une photographie du financier canadien. Ce dernier est pourtant fondateur, dirigeant et/ou administrateur d’un nombre incalculable de sociétés cotées. Il a une fondation familiale et se donne une image de philanthrope. Même sur son site Internet personnel, qui retrace succinctement sa carrière, aucune photo n’est disponible.
Vous ne rêvez pas : voilà les deux compères avec lesquels madame Lauvergeon va traiter.
Stephen Roland Dattels est né le 11 septembre 1947 à Kitchener, dans la province de l’Ontario (sud-ouest du Canada). Peu importe son passé d’avocat. Son premier fait d’armes remonte à 1982 : il participe, sous la direction du financier Peter Munk et du marchand d’armes saoudien Adnan Khashoggi, à la création de la Barrick Gold Corporation, la grande société aurifère canadienne. Il devient vice-président exécutif des finances de la société, responsable du financement des actifs et des dettes ainsi que des acquisitions.
Souvenez-vous du scandale Iran-Contra en 1986-1987, lorsqu’ont été révélées des ventes illégales d’armes à l’Iran par les Américains pour financer la guerre antisandiniste des Contras au Nicaragua. Adnan Khashoggi était l’un des marchands d’armes impliqués.
La stratégie de Dattels, vieux routier du secteur minier est toujours la même : il s’agit d’attirer des investisseurs sur les marchés publics juniors en leur déclarant d’hypothétiques découvertes.
Peter Munk est, lui, un homme d’affaires canadien, né en Hongrie, qui, après des « ennuis » dans l’affaire Clairtone (la faillite d’une société d’électronique), s’exile à Londres. Il deviendra très proche du très puissant milliardaire canadien Paul Desmarais, qui a reçu la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur des mains de Nicolas Sarkozy dans la foulée de l’affaire UraMin. Peut-on mentionner encore que George Bush senior, ancien responsable des opérations sous couverture de la CIA (et compromis dans l’affaire Iran-Contra), est également devenu Chairman du Barrick’s International Advisory Board ? Ce conseil compte également Paul Desmarais parmi ses membres…
Toutes ces personnes sont familières de Ted Shackley et de ses méthodes particulières. Star de la CIA, surnommé « le fantôme blond », Shackley, décédé en 2002, avait pour obsession de ne jamais se laisser photographier. Il a quitté la CIA, après le scandale de l’Iran-Contra, pour monter des opérations secrètes douteuses. Cette obsession de contrôler son image peut se comprendre quand on est au coeur des opérations clandestines de la CIA... mais elle trahit un sérieux malaise quand on dirige une foule de sociétés cotées en Bourse comme c’est le cas de Stephen Dattels.
Pour achever le tableau, il ne manque plus que l’intermédiaire utilisé par Ted Shackley pour financer ses opérations, le sulfeureux multi-millionnaire batave John Deuss et sa Bermuda Commercial Bank. Or cette banque est la première étape qui a permis de récupérer les fonds d’Areva après la phase d’OPA sur UraMin, d’après le témoignage de Saifee Durbar, un homme d’affaires indo-pakistanais, rapporté par Vincent Crouzet dans son livre Une affaire atomique : Uramin/Areva, l’hallucinante saga d’un scandale d’État.
En 2009, Dattels est de nouveau impliqué dans une escroquerie alors que sa société Polo Resources se retrouve dans l’affaire de corruption de la fondation Clinton.
Revenons à Stephen Dattels. Après avoir quitté la direction de Barrick Gold en 1987, il se lance dans les affaires. À la fin des années 1990, il se spécialise sur la Mongolie et se retrouve impliqué dans le scandale Java Gold, une société minière cotée à la Bourse de Toronto dont il est l’un des fondateurs actionnaires et cadres dirigeants (mais le principal responsable meurt avant que la justice ne puisse statuer). Dattels, qui a vendu ses parts dans la société juste avant la déconfiture, échappe aux foudres de la justice canadienne. Comment expliquer cette grande mansuétude, alors que l’affaire Java Gold a secoué la Bourse de Toronto ? Son passé chez Barrick Gold ? Sa proximité avec Desmarais, l’homme le plus riche du Canada ?...
Installé à Londres au début des années 2000, Stephen Dattels essaie ensuite de monter une activité de marchand d’art sur Internet baptisée Finelot. La coquille vide sera cotée sur l’AIM Market de Londres avant de changer de nom et d’objet. Le changement de nom de la société, pour brouiller les pistes, est une constante des méthodes de la « bande à Dattels ». L’objet de la société change aussi régulièrement. Mais au fond, cela n’a aucune importance. L’objectif est de vendre du rêve, pas de le réaliser, et ce, toujours, avec des sociétés offshore.
Pour reprendre le rapport de Céline Hervieux-Payette : « La stratégie du vieux routier du secteur minier est toujours la même : il s’agit d’attirer des investisseurs sur les marchés publics juniors en leur déclarant d’hypothétiques découvertes. En 2009, Dattels est de nouveau impliqué dans une escroquerie alors que [sa société] Polo Resources se retrouve dans l’affaire de corruption de la fondation Clinton ».
Le rapport est exact, mais incomplet. Dattels va bien donner deux millions d’actions de Polo Resources, qui omet de déclarer le don, à la fondation Clinton. En échange, la société reçoit le soutien de l’ambassade des États-Unis au Bangladesh pour obtenir du gouvernement local la réouverture de la mine de charbon de Phulbari.
L’affaire des e-mails piratés qui empoisonne la campagne présidentielle américaine de 2016 fait remonter à la surface ce dossier et d’autres qui mettent en cause des proches de la candidate démocrate Hillary Clinton. La fraude Polo Resources, qui implique aussi les société Peabody et Winsway, a pour théâtre la Mongolie, le terrain de jeu favori de Dattels. Sa complexité nous oblige à vous l’expliquer en détail en annexe de ce livre.
Stephen Dattels fait également partie des vingt premiers donateurs de la Clinton Giustra Enterprise Partnership. La lutte contre la pauvreté n’a qu’un lointain rapport avec cette fondation caritative. Quant à la fondation Clinton, l’étude de sa comptabilité mériterait un livre entier à elle seule.
Un dernier mot sur Dattels. Son fils David, marié à Jennifer Grant, lui a donné deux beaux petits-enfants. L’usage veut qu’on ne s’attaque jamais à la famille, mais, dans ce cas précis, il s’agit d’une exception. Notre ami Stephen a utilisé sa famille dans ses opérations avec Areva.
Canaccord, société pour laquelle travaille le fils de Dattels, va produire en 2007 de très bonnes analyses sur UraMin. Il n'y est question que de progrès et de résultats positifs.
Papy Stephen doit être content que sa belle-fille Jen ait respecté la tradition en se lançant dans un doctorat en sécurité et renseignement de Cambridge. Cambridge a formé de nombreux espions et, malheureusement, quelques célèbres traîtres. Pour des raisons évidentes de sécurité, il est impossible de faire cette formation sans avoir la bénédiction des services britanniques et de bons parrains.
David, lui, a suivi les traces de son père uniquement dans la finance. C’est un héritier d’une autre génération ; il n’a pas la même envergure. Il est analyste chez Canaccord, le courtier de Weda Bay, fumeux projet de mine de nickel en Indonésie piloté par son père, dont je parlerai dans le chapitre suivant. Il connaît Patrick Evans, le directeur général de Weda Bay, lors de son rachat par la société métallurgique et minière française Eramet, dont Areva est alors l’un des principaux actionnaires.
En 2007, Canaccord va produire à son tour de très bonnes analyses sur UraMin. Il n'y est question que de progrès et de résultats positifs... David travaille aussi pour RAB Capital, une société britannique de services financiers, au moment où cette entité est actionnaire de la coquille East Asia Minerals (EAM)... laquelle est encore un pari minier perdu d’Areva, en Mongolie cette fois. Affaire savoureuse, sur laquelle on reviendra : Areva achète, en même temps que l’opération UraMin, et par l’intermédiaire des mêmes avocats, des actifs sans valeur en Mongolie pour 83 millions de dollars canadiens. Dès que l’argent rentre dans la caisse d’EAM, une distribution exceptionnelle de dividendes aux actionnaires vient vider la trésorerie.
Au moment de la conclusion de l’OPA d’Areva sur UraMin, dont il était le cofondateur aux côtés de son ami Stephen Dattels, James Mellon faisait toujours l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la Corée du Sud.
Quand Stephen Dattels monte l’opération Weda Bay en Indonésie avec Eramet, il a déjà pour partenaire le truculent James Mellon, fils de Sir James Mellon, figure notoire du Foreign Office (le ministère des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne). James Mellon a un point commun avec Anne Lauvergeon : tous deux ont utilisé la presse pour construire leur légende. Si Lauvergeon devient « Atomic Anne », Mellon se fait appeler « la réponse britannique à Warren Buffett » ou, plus sobrement, le « Warren Buffett britannique ».
Difficile d’établir avec précision où et comment commence son histoire. Ses sociétés changent de nom aussi facilement que tombent les feuilles d’automne. Diplômé d’Oxford en sciences politiques et économiques, il crée le fonds d’investissement Regent Pacific à Hong Kong en 1990 après avoir travaillé six ans. Regent Pacific acquiert la réputation de « fonds vautour » quand James Mellon découvre la Russie en 1994 et le potentiel des privatisations.
Là, il est touché par la grâce. Il demande à son bureau de Hong Kong de lui envoyer deux millions de dollars en cash et recrute deux gardes du corps. Toujours selon sa légende, il se rend dans des marchés aux légumes où de vieilles femmes russes vendent des titres non dématérialisés, c’est-à-dire sans valeur mais qui n’ont pas été détruits. Un peu comme les anciens emprunts russes qui ont ruiné nos arrières grands-parents. Les actions et les obligations dématérialisées des sociétés sont pourtant de jolis bouts de papier, dont on peut obtenir quelque chose si on a le réseau et les gros bras qui permettent de les valoriser. De nombreux oligarques doivent leur fortune à cette méthode.
Au Financial Times, il déclare, le 29 juin 2012, que les deux millions se sont transformés en quatre puis en dix-sept millions en cinq semaines. Mais les hasards du calendrier sont parfois cruels. Le 23 juin 1997, juste quinze ans avant ses déclarations au quotidien britannique, un article publié par Businessweek et intitulé « The bad boys of emerging markets » mentionne que la plus-value n’était que de six millions de dollars et qu’elle n’a été obtenue que six mois plus tard...
James Mellon fait partie des trois financiers notoirement connus de la campagne du Brexit. Il s’affiche régulièrement avec Nigel Farage, l’ex-leader du parti d’extrême droite Ukip.
En 1998, Regent Pacific subit la crise russe de plein fouet. Les investisseurs sont ruinés, mais James Mellon, tel le Phoenix, renaît de ses cendres. Il est actionnaire fondateur de Charlemagne Capital, qui défraye la chronique en 2003 après avoir acheté deux banques croates. Ces dernières font l’objet de nombreux articles de presse relatant des opérations de blanchiment d’argent réalisées avec la bénédiction de Čedo Maletić, vice-gouverneur de la banque centrale, qui finira par démissionner sous la pression du scandale.
Au moment de la conclusion de l’OPA d’Areva sur UraMin, dont il était le cofondateur aux côtés de son ami Stephen Dattels, James Mellon faisait toujours l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la Corée du Sud. Bien évidemment, notre DCRI (rebaptisée depuis DGSI) n’a rien vu, rien su, et donc rien dit. La protection des intérêts des grandes entreprises faisait pourtant partie de ses missions.
Fort de son succès, James Mellon précise à la presse que son compère Stephen Dattels et lui-même ont donné vie à UraMin dans son pub londonien The Commander, qu’il a depuis vendu. Pas plus de 100 000 dollars de mise de départ, un investissement partagé en deux. Il explique en février 2010 aux journalistes du site d’informations Oldmaster avoir obtenu une plus-value de 130 millions de dollars lors de la revente d’Uramin, qu’ils se sont partagés.
Mais plus l’enquête avance en France, plus notre James Mellon révise son gain à la baisse. Dans une autre interview, donnée au site financier www.thisismoney.co.uk en novembre 2014, celui qui se fait déjà appeler « la réponse britannique à Warren Buffett » et qui vante ses qualités d’investisseur nous explique qu’au final il n’a gagné que 25 millions de livres. Déception ! Mais ce chiffre semble beaucoup plus réaliste. Dans les médias, Mellon fait tout pour se donner l’image d’une grosse fortune : le magazine Estates Gazette le classe en 2010 vingt-huitième fortune britannique, avec 580 millions de livres de patrimoine.
Certes, il possède une résidence principale à Port Erin sur l’île de Man (paradis fiscal qui jouit de l'extraterritorialité au Royaume-Uni) et une holding, Burnbrae, qui détient des hôtels sur l’île, mais aussi la Conister Bank. Peu après UraMin, il se laisse volontiers photographier avec un avion privé acheté d’occasion et immatriculé à son nom, M-ELON. Il devra le revendre, comme beaucoup d’autres participations. Il aime l’immobilier et possède quatre maisons à Ibiza, une à Bruxelles, une à Sankt Anton dans les Alpes tyroliennes, une à Hong Kong et un appartement à San Francisco, acheté 1,3 million de dollars. Rien de très fracassant pour une fortune d’un tel niveau.
À noter que Mellon fait partie des trois financiers notoirement connus de la campagne du Brexit. James Mellon s’affiche régulièrement sur YouTube avec Nigel Farage, l’ex-leader du parti d’extrême droite Ukip.
Après une tentative dans la commercialisation de produits contre l’éjaculation précoce avec Plethora Solutions, notre ami Mellon est se consacre désormais à sa société Juvenescence, qui promeut des produits anti-âge pour vivre jusqu’à cent vingt ans…
Vous ne rêvez pas. Voilà les deux compères avec lesquels madame Lauvergeon va traiter, une première fois, à l’occasion de l’opération Weda Bay, dont la méthode sera copiée/collée dans l’opération UraMin.
(à suivre)
L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.