L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #6 Areva/UraMin : le « deal du siècle » de Calamity Anne
Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.
Lorsque l’affaire Uramin a démarré dans la presse, de nombreux journalistes m’ont demandé pourquoi l’amiral Thierry d’Arbonneau, alors directeur de la sécurité d’Areva, avait fait appel à mes services. En présentant mon itinéraire, je pense avoir répondu à la question.
Mon premier entretien avec l’amiral date de février 2010. Olivier Grégoire, le responsable de l’intelligence économique d’Areva, m’a présenté à Thierry d’Arbonneau dans son bureau, dans lequel figure, accrochée à un mur, une des vingt-deux croix nigériennes, de mémoire la croix du Sud touareg. Elle représente les quatre points cardinaux parce qu’on ne sait jamais où l’on va mourir – un joli symbole.
L’amiral a été responsable de la force de dissuasion nucléaire française. Quand il vous dit qu’il ne comprend pas une opération dans laquelle Areva s’est engagée, en l’occurrence UraMin, vous pouvez traduire, en termes simples, que cette opération sent mauvais. Il m’informe qu’il veut une analyse rapide du contexte et des activités d’un cadre du groupe, Daniel Wouters, le responsable de l’acquisition, lequel est employé dans une autre société minière. Il me demande une réponse rapide. Le budget est serré.
C’est en juillet 2007 qu’Areva boucle son OPA (offre publique d’achat) sur UraMin, une toute jeune société minière cotée sur la Bourse de Toronto (TSX). Le prix : 2,5 milliards de dollars, soit 1,8 milliard d’euros, au cours de l’époque. UraMin a été créée en 2005 par une poignée d’hommes d’affaires avant d’acquérir les droits d’exploration et d’exploitation de trois grands gisements d’uranium : Trekkopje en Namibie, Ryst Kuil en Afrique du Sud et Bakouma en République de Centrafrique. À l’époque de l’OPA, aucun doute n’est exprimé malgré le prix élevé de l’opération. Au contraire, tous les dirigeants politiques se félicitent de cette si belle acquisition, qualifiée un peu vite de « deal du siècle ».
Près de trois ans plus tard, au moment de mon premier rendez-vous avec l’amiral d’Arbonneau, Areva entretient la légende selon laquelle UraMin constituerait un super coup. Pourtant, deux mois avant qu’Anne Lauvergeon inaugure en grande pompe l’usine de dessalement d’eau de mer qui doit couvrir les besoins du site de Trekkopje, l’amiral, qui a été alerté par un géologue du groupe, me fait part de ses doutes.
Avec une enveloppe de seulement 20 000 euros, il n’est pas possible de monter des missions d’enquête sur les actifs africains. En revanche, il est possible d’éplucher le passé des fondateurs, lesquels se vantent de leur gros coup dans un livre publié à compte d’auteur en juin 2008 et intitulé A Team Enriched. Je dévore une copie de ces quatre-vingts pages dans le TGV, en rentrant chez moi… et je sens la catastrophe arriver.
La conclusion de mon rapport est claire : « Il ne peut s’agir d’erreur humaine individuelle ou collective... Quant à UraMin, il devient de plus en plus évident que les actifs n’ont aucune valeur et n’en ont jamais eu, notamment au moment de l’OPA ».
L’analyse des opérations boursières comparables et des documents de la société, ainsi que quelques conversations me permettent rapidement de conclure à une escroquerie, tant le niveau de l’opération est faible. Même un enquêteur sans grande expérience pourrait s’en rendre compte. Je n’ose même pas mentionner dans mon rapport que l’un des fondateurs de la société, le Britannique James Mellon, fait à l’époque l’objet d’un mandat d’arrêt international émis en décembre 2000 par la justice sud-coréenne pour une affaire de « manipulation boursière ».
Je venais de mettre la main sur l’un des plus gros scandales d’État de la Ve République.
La conclusion de mon rapport est claire : « Il ne peut s’agir d’erreur humaine individuelle ou collective. Seule une enquête peut déterminer qui a bénéficié du délit d’initié. Quant à UraMin, il devient de plus en plus évident que les actifs n’ont aucune valeur et n’en ont jamais eu, notamment au moment de l’OPA. Nous ne pouvons que vous recommander d’informer au plus vite toutes les autorités de tutelle d’Areva. Tout espoir d’amélioration de la situation n’est qu’une pure illusion ».
À 6 heures du matin, le jour même de début avril 2010 où je rends mon rapport oral et écrit chez Areva, j’apprends le décès de mon père. Il fait partie des étudiants qui se sont attaqués aux nazis lors du défilé du 11 novembre 1940 à Paris. Deux évasions et quelques faits d’armes plus tard, il a terminé sa carrière de résistant au camp de concentration de Wansleben… Je ne pouvais pas lui faire l’injure de reculer, alors que je savais pertinemment que je venais de mettre la main sur l’un des plus gros scandales d’État de la Ve République. Et encore, je n’avais pas tout découvert…
La chasse aux milliards perdus d’Areva est ouverte.
Cette affaire commence déjà à m’obséder. Je me rends compte de l’impact social, du gouffre financier. Les conséquences me font peur et je prends sur moi de revenir à la charge en proposant la saisine du procureur. L’amiral d’Arbonneau rend compte avec discrétion et fermeté, mais ça ne changera rien. Tous les oeufs sont déjà dans le mauvais panier depuis longtemps.
Deux semaines après la remise de mon rapport, des journaux font état de l’introduction en Bourse d’Areva Mines. Cette filiale, qui contient les actifs d’UraMin et d’Imouraren au Niger, voit ses actions vendues aux épargnants. Je préviens par écrit l’amiral du risque pénal qui pèse sur cette opération. Il prend mon avertissement au sérieux : l’opération ne se fera pas.
Désormais, il se bat pour que la vérité éclate au grand jour.
Nul ne doute de l’honnêteté de l’amiral d’Arbonneau. C'est un vrai serviteur de l’État. Il a fait une brillante carrière, mais il s’est focalisé sur la sécurité des sites au Niger sans se rendre compte qu’Areva se faisait dépecer de l’intérieur.
Je pars en Zambie. Ma mission d’audit pour Areva est terminée. Je ne rouvre plus le dossier jusqu’au jour de novembre 2011 où le scandale éclate avec une conférence de presse au cours de laquelle le nouveau président du directoire d’Areva Luc Oursel, cinq mois après avoir pris la suite d’Anne Lauvergeon à ce poste, annonce une dépréciation massive des sites apportés par UraMin. Pour la presse et l’opinion publique, si UraMin ne vaut plus rien, alors ces fameux gisements étaient des mirages. Auquel cas se pose cette question : comment Areva et Anne Lauvergeon ont-elles pu se faire rouler ?
Dans la foulée, une commission d’enquête sur le nucléaire, pilotée par le député socialiste Marc Goua, est créée à l’Assemblée nationale. Quand je le contacte, il me demande de lui envoyer les éléments sur sa boîte hot-mail privée et non sur celle de l’Assemblée, ce que je refuse de faire. Il ne prendra en compte aucune de mes informations et je ne serai jamais interrogé par cette commission. Son rapport, s’il met en cause le peu d’empressement d’Areva à coopérer, se contentera de relever quelques erreurs de gouvernance. En clair : « Circulez, il n’y a rien à voir ! »
C’est pour se défendre qu’Anne Lauvergeon, conseillée par la communicante Anne Meaux, organise sa conférence de presse de janvier 2012. Elle se dit victime d’un complot orchestré contre elle par des forces du mal dont je suis l’instrument. Elle porte plainte contre moi pour diffamation, en glissant dans la procédure des photos de mon domicile… Elle demande également en référé une enquête sur ma mission.
Elle va perdre systématiquement. Lorsqu’elle fait appel après avoir été déboutée en première instance de sa plainte en diffamation, j’envoie au procureur un jeu de documents, dont un e-mail de son mari Olivier Fric, concernant les prémices de l’affaire l'affaire Ausra. Finalement, Anne Lauvergeon ne se présente pas à l’audience… et abandonnera la procédure. Mieux vaut sans doute éviter le déballage de certaines pièces au cas où un journaliste serait dans la salle.
Dans les années 1950, les États-Unis ont développé un canon, surnommé « Atomic Annie », capable de tirer des obus avec des charges nucléaires. Se rendant compte que ça ne mènerait à rien, ils ont rapidement abandonné ce programme. La France, elle, s’est dotée d’« Atomic Anne » après le changement de look notable d’Anne Lauvergeon et son passage au poste de secrétaire générale adjointe de l’Élysée. La magie de la communication a fait d’elle la seule « sherpa » de François Mitterrand. C’est plus glamour que de rappeler qu’Hubert Védrine était son secrétaire général et Marine Jacquemin la vraie dernière proche du vieux président socialiste. Quitte à recourir à une référence américaine, « Calamity Anne » aurait été plus approprié. En 2004, le groupe Areva a un effectif officiel de 70 069 personnes. Dix ans plus tard il ne reste plus que 41 847 employés. Fin 2014, le groupe Areva se retrouve avec des fonds propres négatifs et en situation d’insolvabilité. Si l’État n’était pas son actionnaire de référence, le groupe serait en procédure de liquidation.
La Cour des comptes s’intéresse enfin au dossier en 2014. Son rapport, demeuré confidentiel et jamais officiellement publié, même si la presse a pu en obtenir une copie, donnera lieu, en mai de cette année-là, à un signalement au procureur de la République, lequel saisira le Parquet national financier. Après une instruction préliminaire d’une bonne année, la procureure Éliane Houlette finira par saisir trois juges et par ouvrir une double instruction judiciaire. La première pour « escroquerie, abus de biens sociaux, corruption d’agent public étranger » ; la seconde pour « diffusion de fausses informations aux marchés, présentation de comptes inexacts, abus de pouvoir, faux et usage de faux ».
Ce désastre social et financier bat tous les records de la Ve République. De par ses statuts, le groupe Areva avait droit au soutien de tous les services de l’État, ce qui inclut les services de Bercy et de la DCRI, devenue DGSI, la direction générale de la Sécurité intérieure. Par conséquent, cette affaire est aussi celle de l’incurie de nos pouvoirs publics.
Les gouvernements successifs ne vont pas se montrer plus suspicieux. Que fait François Baroin quand, en juin 2011, il succède au ministère de l’Économie à Christine Lagarde, dont l’amitié et la proximité avec Anne Lauvergeon s’étalent régulièrement dans les journaux ? Baroin, en bon renard politique, attend une décision de justice pour faire verser un peu plus d’un million d’euros d’indemnité de départ à Lauvergeon, mais lui-même ne voit apparemment rien. Et Jean-Louis Borloo, éphémère ministre de l’Économie nommé le 18 mai 2007, qui donne le feu vert à l’opération UraMin, il ne savait rien ?
Le changement de président de la République peut laisser penser que justice sera faite. Mais, pour paraphraser Churchill, François Hollande devint Christophe Colomb : « Il ne savait pas où il allait, il ignorait où il se trouvait… et il faisait tout ça aux frais du contribuable ».
Désormais, je vais mener un combat sans fin, sans frontière et sans mandat contre la corruption française et les fossoyeurs d’Areva.
Sans le savoir, en multipliant les procédures judiciaires contre moi, Anne Lauvergeon m’oblige à reprendre le dossier et à chercher toutes les failles pour me défendre. Comme je me suis retrouvé au ban de la communauté du renseignement après qu’Anne Lauvergeon a jeté mon nom en pâture à la presse, je monte un réseau avec mes contacts sur différents continents.
Désormais, je vais mener un combat sans fin, sans frontière et sans mandat contre la corruption française et les fossoyeurs d’Areva. Vincent Crouzet, ex-agent des services de renseignement et proche de Saifee Durbar, un homme d’affaires indo-pakistanais très actif en Afrique, vient à ma rencontre. Nous ne nous connaissons pas, comme c’est l’usage dans notre profession, bien que nous ayons chassé sur les mêmes terrains. Mais notre objectif commun soude notre amitié. La chasse aux milliards perdus d’Areva est ouverte.
(à suivre)
L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.