L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #17 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : embrouilles en Namibie
Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.
Pour finir notre tour du monde des affaires de corruption dans le secteur du nucléaire, sur la trace des centaines de millions d'euros volatilisés dans l'affaire UraMin, une dernière étape : la Namibie.
Au printemps 2018, la justice française, après un long sommeil, se réveille subitement et relance l’instruction sur le volet « corruption » du scandale Areva. Début avril 2018, la presse annonce que Sébastien de Montessus, l’ex-directeur de la division Mines, a été mis en examen le 29 mars pour « corruption d’agent public étranger, corruption privée et abus de confiance ». Début mai, Daniel Wouters, le banquier belge recruté par Areva en 2006 pour négocier l’acquisition d’UraMin, est mis à son tour en examen pour complicité dans les délits de « corruption d’agent public étranger, abus de confiance et corruption privée » (des faits que les deux hommes contestent et pour lesquels ils bénéficient de la présomption d’innocence). La mise en examen de Sébastien de Montessus concerne, en fait, les relations entretenues par Areva avec Hage Geingob, un dirigeant de la Namibie, pays dans lequel se situait Trekkopje, le principal « gisement » détenu par UraMin. En mai 2018, la police namibienne n’a d’autre choix que de lancer à son tour une enquête sur Hage Geingob, devenu président de la République namibienne, mais qui n’était que le consultant d’Areva en 2008 pour la brillante affaire de Trekkopje…
La justice française a trouvé la trace de plusieurs versements entre 2008 et 2009 à HG conseil, la société d’Hage Geingob. Mais aussi la trace d’un versement total de 6,9 millions de dollars américains au profit du groupe namibien UAG (United Africa Group).
Le 16 avril 2010 marque la date d’inauguration de l’usine de dessalement la plus chère du monde. L’eau est indispensable au traitement du minerai qui doit, en bout de chaîne, concentrer l’uranium en yellow cake. Mais la Namibie souffre d’un fort déficit en eau pour sa population. Une nouvelle mine comme celle de Trekkopje se devait donc d’être accompagnée d’une usine de dessalement.
Jusque-là, on ne peut rien reprocher à cette logique industrielle. Le prix de l’usine est, normalement, fonction de la quantité d’eau qu’elle peut produire. Veolia a construit à Oman une usine capable de produire 95 000 m3/jour pour 125 millions d’euros ; Eiffage a monté à Djibouti une usine de 45 000 m3/jour pour 63 millions d’euros. Soit un tarif compris entre 1 300 et 1 400 euros par m3 quotidien.
En Namibie, Madame Lauvergeon n’a pas souhaité jouer la carte du « Club France ». Elle a fait appel à la petite société Keyplan, filiale du groupe sud-africain Aveng. Les mauvaises langues diront qu’à force d’être empêtré dans des scandales, le groupe Aveng était en grande difficulté. Peu importe.
Areva dépense 240 millions de dollars (selon le rapport Pomerol du cabinet Alp Service ; la presse namibienne évoque le chiffre de 275 millions de dollars) pour construire l’usine d’Erongo, qui produit au maximum 54 000 m3/jour... ce qui correspond à un prix de 4 444 euros par m3, autrement dit le triple de ce qu’on pouvait attendre. Un record mondial. Voilà des années qu’Areva, puis Orano, essaient de revendre cette usine, mais seule l’agence publique NamWater peut se porter acquéreur. Il n’y a aucun autre acheteur possible.
Areva-Orano a bien essayé de baisser le prix à 200 millions de dollars, voire en dessous. Mais la réalité économique empêche le gouvernement namibien de rendre ce service à la France. Pourtant, Madame Lauvergeon a payé de sa personne : lors de l’inauguration de l’usine, les images la montrent en train de goûter un verre d’eau pour montrer qu’elle est bien potable. Avant d’ajouter, comme le rapportait le site Enerzine.com : « Je suis très honorée que le Dr Hage Geingob ait accepté d’inaugurer cette usine construite par Areva en Namibie. Sa présence témoigne de la confiance du pays dans l’expertise de notre groupe. Nous sommes convaincus que notre partenariat avec la Namibie se poursuivra au-delà des activités minières ».
Ce bon Hage Geingob est devenu président et il ne nous a montré aucune gratitude !
D’autant qu’il existe un autre problème avec cette usine. Haddis Tilahun, membre du conseil présidentiel de Namibie et président de United Africa Group (UAG), conteste la propriété de l’usine de dessalement au groupe Areva. Il prétend détenir 50 % des parts de la société ARSA, qui en est propriétaire. Il a apporté la preuve de l’existence d’un pacte d’actionnaire avec Areva devant une cour de justice namibienne. Son épouse, la très influente Martha Namundjebo-Tilahun, également une grosse fortune namibienne, est « chairperson » (présidente) d’Areva Resources Namibia. Le document de référence 2011 indique bien, à la p. 123, l’existence de la joint-venture à 50/50 avec UAG. Areva a demandé un arbitrage en Suisse et assure avoir 100 % de la propriété de l’usine. Quoi qu’il en soit, ce conflit juridique rend l’usine encore plus difficile à vendre.
Surtout quand on sait que la justice tricolore soupçonne Daniel Wouters d’avoir entretenu des relations pécuniaires avec UAG. Sa mise en examen s’expliquerait, selon des informations publiées par la presse, par l’existence de deux virements de 500 000 dollars effectués par UAG au profit de Swala, une société minière dont Wouters était l’un des actionnaires. Entendu en mars 2018 par les enquêteurs, le banquier belge a nié avoir perçu des fonds d’UAG avant de déclarer, selon Europe 1 : « J’ai toujours été loyal vis-à-vis d’Areva ! »
La situation est embarrassante pour Orano, qui dépense encore 10 millions de dollars par an pour la « mise en cocon » du site de Trekkopje. Les experts du cabinet Finexsi vont devoir faire de la poésie comptable pour justifier de la valeur au bilan de cette usine. Pour eux, il est indispensable de valoriser les hypothétiques cash-flows (la trésorerie) que va générer la vente de l’eau dans le temps : « Pour cette usine, nous avons mené nos travaux sur la base du plan d’affaires 2017-2040 et avons considéré une valeur terminale, dans la mesure où son activité devrait se poursuivre au-delà de l’horizon explicite du plan d’affaires. Nous avons considéré un taux de croissance à l’infini de 1 %. Ainsi qu’une marge d’Ebidta (la marge brute d’exploitation) en ligne avec celle de la dernière année de l’ho¬rizon explicite (2040) ». Extraordinaire verbiage, dont nous retrouverons un bel exemple pour justifier la valorisation d’Imouraren, une mine d’uranium à ciel ouvert située au Niger.
Tout ce rapport semble pris sous la dictée du donneur d’ordre. Visiblement, nos experts n’ont jamais entendu parler du rapport Pomerol, qui décrit les conditions de la mise en oeuvre de l’usine de dessalement et le doute sur l’actionnariat. Mais de quel rapport Pomerol parlons-nous ? En 2012, le rapport Pomerol mis à la disposition de la presse n’est pas le compte rendu officiel : il est expurgé de nombreuses informations. Idem en ce qui concerne la version donnée à la justice lors du dépôt de plainte me concernant par Anne Lauvergeon en 2012.
2012. Le rapport Finexsi contient suffisamment d’éléments litigieux pour justifier d’une présentation de faux bilans et remettre en cause le prix de l’offre publique de retrait. Mais qui va se plaindre d’un petit cadeau de l’État à des actionnaires qui ont déjà tellement souffert ?
(à suivre)
L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est disponible en ligne sous forme d'ebook. La version papier sortira le 10 septembre et peut être précommandée ici.