L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop. #14 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : mystère au Kazakhstan
Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.
Pour savoir où sont partis les millions disparus de l'affaire Uramin, nous allons continuer de suivre la piste des promesses de vente des fameux EPR. Mais d’abord, il nous faut faire une première halte au Kazakhstan, où se situent les vraies mines d’uranium qui garantissent notre approvisionnement.
Le Kazakhstan est le deuxième fournisseur de pétrole de la France et le premier en ce qui concerne l’uranium. C’est de loin le plus gros producteur d’uranium au monde (dix fois plus que le Niger). ll s'agit donc d'un pays stratégique pour la France et bien d’autres États. Comme quasiment tous les pays en « -stan », il est étroitement surveillé et conseillé par la Russie.
La corruption des potentats locaux rend impossible tout investissement ou contrat dans des conditions normales. Mais régulièrement, les États-Unis ou le Royaume-Uni punissent des coupables, comme on peut le constater avec l’affaire James Giffen, baptisée « Kazakhgate » dans la presse anglophone. Accusé en 2003 d’avoir versé des pots-de-vin au président kazakh, J. Giffen a été condamné en 2010 pour le seul délit d’infraction fiscale. Au cours de son procès, il a affirmé avoir agi en accord avec la CIA.
Dans la presse francophone et dans les colonnes du site d’information Mediapart en particulier, il existe également un Kazakhgate. Là, il s’agit de pots-de-vin et de rétrocommissions qui auraient été versés par Airbus lors d’un contrat signé en 2010 entre la France et le Kazakhstan pour environ 2 milliards d’euros. Jean-François Étienne des Rosaies, chargé de mission à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, a été mis en examen en mars 2015 pour « corruption publique d’agent étranger », ainsi que l’ex-sénateur Aymeric de Montesquiou et deux avocats niçois. L’affaire se ramifie assez largement en Belgique, où des personnalités politiques auraient aussi mis les doigts dans le pot de confiture. L'affaire confirme qu’il est difficile de faire du commerce au Kazakhstan sans corrompre des interlocuteurs. Les intervenants profitaient de la situation pour se servir au passage.
Que s’est-il réellement passé au Kazakhstan entre Areva-Orano et le pouvoir en place ?
Areva démarre son aventure kazakhe en 1996 avec la constitution d'une joint-venture à trois, qui réunit Kazatomprom, l’opérateur minier local, à hauteur de 45 %, Areva à 45 % et Zambezi Holding à 10 %. Par la suite, en avril 2004, Zambezi Holding se sépare de ses parts et la joint-venture, baptisée Katco, prendre la structure qui est la sienne aujourd’hui : 51 % pour Areva et 49 % pour Kazatomprom.
À partir de 2002, Kazatomprom est dirigée de main de maître par un homme incontestablement brillant, de l’aveu de tous ceux qui ont travaillé avec lui. Quand Moukhtar Djakichev prend les rênes de cette société d’État, la production d’uranium est au plus bas. En quelques années, il fait de Kazatomprom est un leader mondial.
Le 10 septembre 2007, il scelle sans doute son destin en annonçant que la société atteindra une production de 18 700 tonnes d’uranium en 2015. Kazatomprom est largement courtisée par des opérateurs chinois ou américains, mais le 11 juin 2008, il signe un accord avec Anne Lauvergeon pour que Katco produise 4 000 tonnes d’uranium par an jusqu’en 2039. Katco est coprésidé par Sébastien de Montessus, le patron des mines d’Areva, et Moukhtar Djakichev.
Le 23 avril 2009, Sébastien de Montessus retrouve Armen Sarkissian, aujourd'hui président de l’Arménie, lors d’une conférence organisée par ce dernier à Almaty, la capitale kazakhe (où se trouve d’ailleurs le siège de Katco). Le sujet du débat auquel ils participent concerne le « nouveau capitalisme » : « Le capitalisme a échoué, c’est l’heure des réformes » !
A. Sarkissian a été Premier ministre d’Arménie pendant un an, mais il appartient à cette caste d’hommes politiques qui contrôle le pays. Il est président du très discret Knightsbridge Group, dont le site Internet n’indique aucun nom, aucun responsable – juste une adresse en Autriche et une autre à Hong Kong. Ce groupe est présent dans tous les secteurs dès lors qu’il s’agit de faire du business dans les ex-républiques soviétiques. Il a travaillé pour Thalès, Alcatel et, bien sûr, Areva. « KnightsBridge Advisory Group a travaillé sur des systèmes d’intégration et des développements de projet au Kazakhstan et en Mongolie en partenariat avec Areva », peut-on lire sur son site. La Mongolie ne produit plus un gramme d’uranium depuis 1995, mais cela n’a pas empêché Areva d’acheter des licences par d'exploration à tour de bras. elle en détient 36, sur 14 000 km2. Un record inégalé !
Le 22 mai 2009, presque un mois jour pour jour après la brillante conférence de S. de Montessus et A. Sarkissian à Almaty, Moukhtar Djakichev est arrêté et placé directement à l’isolement dans un quartier de haute sécurité. Toutes les personnes écrouées avec lui ce jour-là seront relâchées et reprendront leur carrière sans aucun problème. Toutes, sauf lui.
Jamais, dans aucun communiqué, Areva ne mentionne le nom de Moukhtar Djakichev, alors que ce dernier subit des sévices physiques dans sa cellule d’isolement.
Quel crime a-t-il commis ? Les motifs de l’arrestation de Djakichev sont improbables et la surprise est générale, comme en attestent les câbles diplomatiques américains de l’époque. Tout le monde s’accorde à décrire un homme dévoué à sa tâche, compétent et honnête. Pourtant, il est accusé d’avoir vendu des licences minières à des sociétés offshore pour plusieurs dizaines de milliards de dollars, ce qui est totalement impossible pour un homme seul, même président de Kazatomprom.
Dans la foulée, alors qu’Areva ne communique pas un mot sur l’arrestation du coprésident de sa joint-venture, A. Sarkissian rencontre son ami le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev. L’agenda présidentiel atteste de cette réunion à la date du 10 juin 2009, mais il n’est certainement pas question d’Areva. Le 6 octobre 2009, dans une ambiance visiblement peu chaleureuse, Areva va signer un contrat lors de la visite présidentielle de Nicolas Sarkozy au Kazakhstan. « Les partenaires ont créé en octobre 2009 une coentreprise, Ifastar, pour le marché du combustible nucléaire », indique alors le groupe français.
En réalité, Ifastar ne verra jamais le jour. Les ambitions d’Areva dans l’uranium kazakh connaissent alors un brutal coup de frein. Si la production de minerai chez Katco progresse un peu pour atteindre 4 109 tonnes en 2015, la part du groupe français ne ressort qu’à 2 095 tonnes. En 2016, Katco produit 4 003 tonnes, alors que la production du pays est de 24 575 tonnes.
Jamais, dans aucun communiqué, Areva ne mentionne le nom de Moukhtar Djakichev, alors que ce dernier subit des sévices physiques dans sa cellule d’isolement. Sa fille a le courage de présenter le dossier de son père au Foreign Office et auprès du Human Rights Committee des Nations Unies. La 115e session de ce comité de l’ONU a attribué le numéro 2304/2013 au dossier Djakichev. Grâce à l’activisme de sa famille, Moukhtar Djakichev est désormais en camp de travail, sans savoir s’il retrouvera la liberté un jour ni pourquoi, réellement, il a été arrêté.
Que s’est-il réellement passé au Kazakhstan entre Areva-Orano et le pouvoir en place ? Pour quelles raisons le groupe nucléaire, qui a participé activement au développement de l’industrie minière locale, n’est-il plus qu’un partenaire de « seconde zone », qui « n’y a aucun avenir », selon le jugement sévère d’un diplomate qui connaît bien le pays ?
(à suivre)
L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.