Le Ciné-club hebdo d'Eugenio Renzi #8
Eugenio Renzi est critique de cinéma. Ancien membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma, il écrit aussi pour le quotidien italien Il Manifesto.
Le Ciné-club de cette semaine s'installe à la campagne et vous propose de rencontrer la réalisatrice Valérie Massadian. Non sans rendre hommage à Michel Piccoli, dont on a appris la disparition ce lundi 18 avril.
Le cinéma n’a pas attendu le virus pour s’installer à la campagne. D’Eric Rohmer à Miguel Gomes, de Jean Renoir à Jean Eustache, il y a toujours eu une politique du village, voire du bocage. La nouveauté, s’il faut en chercher une, est qu’un cinéma naguère résolument citadin organise aussi sa désurbanisation. Même un inconditionnel des rues de Paris comme Philippe Garrel, dans son nouveau film (Le Sel des larmes, qu’on espère voir bientôt en salle) franchit son Rubicon et visite une petite ville de province.
D’où l’idée d’un petit tour au village en compagnie de quelques films et aussi de quelques amis. L’invitée de cette semaine est la réalisatrice Valérie Massadian. Elle a été directrice de la photographie, monteuse. Comme Georges Franju, dont on parlait il y a deux semaines, elle a réalisé son premier film relativement tard. Comme lui, elle a commencé par filmer le sang des bêtes. L’une et l’autre partagent beaucoup d’autres choses. Entre autres : l’admiration du cinéma muet, une certaine envie de tuer les pères, l’idée que la fiction peut documenter le monde. Le Ciné-club hebdo vous propose de voir ses deux longs métrages, et à cette occasion échanger avec elle autour de la situation actuelle du cinéma. Avec nous il y aura aussi, comme souvent, le suave Shad Teldheimer pour l’actualité des sorties du mercredi et le sentimental Frédéric Moreau, qui célèbrera cette fois l’office dominical.
Enfin, puisque l'on vient d’apprendre la disparition de Michel Piccoli, nous lui consacrons ce lundi.
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Lundi : film lunaire
Themroc (1973, 1h45) de Claude Faraldo. Disponible en VOD chez FILMOTV.
Michel Piccoli est mort. Difficile de lui rendre hommage tellement il était grand… lui dont le nom de famille signifie « les petits » en italien. Impossible de mesurer la taille de son art ; tout au plus peut-on tenter d’en donner à sentir l’immensité.
En rappelant par exemple l'importance qu'il a eue chez des cinéastes comme Godard, Oliveira, Bunuel, Ferreri – dont les oeuvres ne sauraient être imaginées sans lui. En 60 ans de carrière, on n'a jamais vu Piccoli écrasé par un rôle plus grand que lui (il y en a eu). On ne l'a jamais vu non plus écraser un film plus petit que lui (il y en a eu encore plus).
Raison pour laquelle, pour lui rendre hommage, on n'ira pas chercher du côté de ses films monstres, Le Mépris, Un saut dans le vide, La Grande bouffe, Dillinger est mort, Habemus Papam, etc. Prenons plutôt un petit film,Themroc, où il trouve une manière d'être grand, vraiment démesuré, sans écraser le reste. Themroc ne nous éloigne pas beaucoup du thème de cette semaine, puisqu'il s'agit en quelque sorte d'un retour à la nature et d'une grande bouffe prolétarienne. Comme dans tout bon film paysan, il y a une séquence où l'on tue un cochon. Mais on est après 68 et donc il s'agit d'un flic, que l’ouvrier Themroc fait rôtir dans sa caverne parisienne... Il y a la photographie d'un instant, politique et social. Il y a surtout une idée : aucun désir n'est à réprimer. Michel, lui, le présentait comme ça : « Themroc c'est... entrer dans la troupe du Café de la Gare de Romain Bouteille. S'inclure dans une troupe pour tenir le ‘rôle-titre’ (formule que je ne saurais apprécier), découvrir des jeunes gens, des jeunes filles (Patrick Dewaere, Miou-Miou, Coluche, Henri Guibet...) qui m'apportent une énergie nouvelle.... » (Cahiers du cinéma n° 607, 2007).
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Mardi : film de lutte
Nana (2012, 1h08) de Valérie Massadian, disponible sur UNIVERSCINÉ, et Milla (2018, 2h08) de Valérie Massadian, disponible sur ARTE.
Il y a comme une évidence à inviter Valérie Massadian à notre Ciné-club. Tout en étant très critique vis-à-vis du monde actuel, elle n’est tentée par aucun rejet a priori de la modernité. Elle fait partie d’une génération de cinéastes et d’artistes qui a su s’approprier le numérique. Et qui, par cet outil, a redonné sa jeunesse au cinéma, le reconnectant avec la radicalité et la beauté de ses débuts.
Qu’il me soit permis, à ce propos, de raconter une anecdote personnelle. Quand, après avoir quitté les Cahiers du cinéma, Antoine Thirion et moi avons eu l’idée de lancer une revue en ligne, c’est Valérie Massadian qui nous a expliqué comment faire. Elle nous a encouragé à nous approprier un outil amateur (iweb) que l’on pouvait utiliser tout de suite et sans passer par un web designer – que nous n'aurions pas pu payer et dont le savoir technique aurait contraint notre travail. C’est ainsi que la revue Independencia est née dans sa première version, un peu archaïque au moment du web2, mais absolument libre.
J’ai repensé à cet épisode en voyant les deux héros de Milla entrer dans une maison vide et l’habiter. Tout simplement. Il y a des choses qui sont là, on les prend et on s’en sert. Elles ne nous définissent pas. Est-ce que la VOD en fait partie ? Peut-on s’en servir ? Ou bien est-ce la VOD qui va se servir de notre travail, de notre créativité, à ses propres fins ? Cette question n’a pas nécessairement de réponse simple. Après tout, c’est bien grâce à la VOD que l’on peut vous proposer Nana et Milla, deux grands films.
Le sujet reste complexe et c’est pourquoi l’expérience de Valérie Massadian est précieuse. Nous la remercions d'avoir accepté d’échanger sur la VOD et, plus généralement, sur la période que le cinéma indépendant traverse actuellement.
Que penses-tu de la VOD ?
Elle peut faire exister des films et aider à leur circulation. Mais aux conditions actuelles, cela ne nous fera pas vivre. Les revenus de la VOD sont extrêmement faibles pour les auteurs. Il y a des plateformes, comme celle du festival de Rotterdam, qui proposent des tarifs plus justes. Mais même à ces conditions, cela reste des sommes très marginales. Les seuls revenus importants restent ceux tirés des passages à la télévision. Au Portugal, Milla a été diffusé à minuit et cela a fait 80 000 spectateurs. Alors que toute l'exploitation salle en France n'a fait que 12 000 entrées. Du coup, la chaîne portugaise l'a reprogrammé. Ceci dit, je ne suis pas contre le numérique. De toute façon, cela existe depuis une éternité désormais. Ce n’est plus le débat. Et cela ne sert à rien de râler. Il faut s'organiser, se fédérer entre indépendants et faire nos propres plateformes.
Est-ce que tu crois qu'il faudrait revoir la chronologie de diffusions dans les divers types de médias ?
Pour certains films, cela pourrait être bien. Notamment pour le passage à la télévision. En temps normal il faut attendre 20 mois, 22 mois pour un film qui a fait plus de 100 000 entrées. Cet écart n’est pas assez important. Pour un film Hollywoodien, qui a largement circulé dans les salles et a les moyens de faire de la publicité, 20 ou 22 mois cela ne change rien car il y a une attente. Mais pour des films comme les miens ce délai est bien trop long.
En parlant de visibilité, tes films ont bénéficié de passages en festival et notamment à Locarno, où Nana a reçu le Pardo d’or du premier film et Milla le prix spécial du Jury. Or certains festivals qui ne peuvent avoir lieu pour cause de covid proposent leur programmation sur écran virtuel. Quelle est ta position à ce sujet ?
Locarno a dit non à l’écran virtuel et je trouve que c’est une bonne chose. Les films ne sont pas faits pour internet. Encore une fois, je n'ai rien contre internet. Mais c’est une autre économie. On peut faire des vidéos pour YouTube. Il faut trois personnes, 500 euros de budget, deux jours et c’est fait. Un film ce sont des années de travail. C'est une autre affaire.
Je comprends aussi la démarche de Visions du Réel – l'un des premiers festivals à annoncer que son édition 2020 n’aurait pas lieu. Les organisateurs ont diffusé leur sélection sur un écran virtuel mais limité à 500 places, le nombre de spectateurs que les salles où on aurait effectivement projeté les films peuvent contenir. Cela me semble bien – notamment parce qu’il s'agit de films qu'on n’aurait pas pu voir ailleurs. Ces films auraient tout simplement disparu. Je suis moins convaincue quand il s'agit de grands festivals comme Cannes. Et tout cela ne serait pas inquiétant si par ailleurs il n'y avait pas dans l'air une petite musique venant de Thierry Frémaux, du nouveau directeur du CNC et d’autres encore disant qu’il y aurait trop de films et que dès lors il faudrait limiter l’aide à ceux qui sont rentables... Je ne serais pas étonnée que cette année serve de laboratoire et que l'année prochaine, s’il y a un festival de Cannes, on mette les films d'auteur en écran virtuel pour laisser toute la place aux films commerciaux.
On a l'impression qu'il n'y a dans ces choix d’autre orientation qu’idéologique: laisser le marché faire le tri entre ce qui peut survivre et ce qui doit périr.
On explique que cela n'a pas de sens d'aider des films qui font moins de 50 000 entrées. J'ai demandé à la SRF [Société des Réalisateurs Français] de dresser la liste des films qui n'auraient pas été tournés si on avait appliqué cette politique-là. Rien que sur les trois dernières années, c'est saisissant.
Un des éléments moteurs du système de l’aide au cinéma est l'action culturelle. Est-ce que tu as beaucoup accompagné tes films dans les salles ?
De ce côté là aussi, l’évolution est impressionnante. D’autant qu’entre Nana et Milla il n'y a que six ans. Pour Nana j'avais fait une cinquantaine d'interventions un peu partout en France. Pour Milla, cinq ou six.
À l'époque de Nana, les salles avaient payé tes déplacements ?
En totalité ou en partie. Parfois je proposais de payer le train. Ou de me débrouiller pour trouver un lit... Car je trouvais que c'était très important d'aller voir le public. Il y a des moments où c'est pénible. Ça fait parti du travail. Il y a une partie du public qui se déplace uniquement parce qu'il y a une rencontre. Et puis, après le film, ils te disent qu'ils ont adoré, qu'il n'ont jamais l'occasion d'en voir de comme ça et qu'il faudrait en faire davantage... Quand on accompagne les films on entend toujours ce genre de discours.
Milla a beaucoup moins circulé. Les exploitants ont de moins en moins d'énergie et de ressources pour organiser les interventions. Il n'y a qu'une poignée de « moines » qui se battent comme des fous et continuent la tradition tout en cherchant de nouvelles manières de faire.
Tu aimes ça ? J'ai l'impression qu'il y a chez toi une résistance à la verbalisation de ton travail. Qui ne viendrait pas d'un manque de générosité ou de disponibilité, mais plutôt du film lui-même, du respect que tu dois à ton travail et à celui de ton équipe. Bref, de l’idée que tu te fais du cinéma. Et d'un autre côté, tu le fais quand même. Tu te plies à l’exercice qui consiste à discuter, répondre, échanger, et donc inévitablement expliquer le film, tes intentions, tes idées. Quand tu le fais, comme dans ce long échange que tu as eu avec Dennis Lim et le public du Lincoln Center de New York après une projection de Milla, ce que tu dis est très beau, je trouve. Aussi a-t-on l'impression que tout en rechignant tu y prends un certain plaisir.
Il y a des fois où cela m'exaspère. Car en effet le premier postulat est qu'il n'y a pas besoin de parler. C'est là, regardez ! Ouvrez les yeux, les oreilles, prenez le temps... Mes films sont peu bavards. C'est que le dialogue se passe ailleurs que dans la parole. Disons entre le spectateurs et les images. Je pourrais faire un film muet sans problème.
Je me souviens d'une femme qui à la fin d’une projection de Milla s’est levée et, sans rien cacher de son énervement, m’a dit qu’elle ne voyait pas du tout l’intérêt de ces plans interminables où il ne se passe rien et où pas un mot n’est dit. Ma première réaction a été de lui dire d’aller se faire foutre. Finalement j’ai dit que je comprenais… et j’ai parlé du plaisir qu'on prenait autrefois à regarder un film muet, mais aussi de l'attention que cela exigeait. C’était un cinéma où le spectateur écrivait les dialogues dans sa tête et construisait la narration à partir des détails du jeu, du décor...
J'ai l'impression qu'au fond ce ne sont pas ces remarques-là qui te gênent le plus. Plutôt celles qui viendraient d'un public en demande de sophistication. Sophistication que tu refuses catégoriquement.
Oui, car le public non-cinéphile est aussi celui qui réagit de la manière la plus forte au film… J'ai eu des lettres d'adolescents qui se disaient bouleversés.
Une adolescente, à la suite d’une projection, me dit : « D'un côté je me faisais chier avec vos plans interminables. Et, d'autre part, je n'arrivais pas à décrocher. À chaque fois je me demandais, mais pourquoi ils ne s'embrassent pas ? Pourquoi ils ne font pas l'amour ? En même temps je voyais très bien qu'il n'y avait pas besoin de ça. On comprend qu'ils s'aiment... » Alors j'éclate de rire, et la gamine pense que je me fous d'elle. Alors que c'est tout le contraire. Elle était en train de dire à haute voix ce que j’essaie de faire. Un cinéma qui parle une grammaire différente de l’ordinaire, mais tout à fait compréhensible, pour peu qu’on lui donne une chance.
Yannick Reix, qui est programmateur au cinéma Jacques Tati, a écrit un texte très beau sur l’essence de la salle, qui montre en quoi elle permet quelque chose de différent des autres expériences. Dans la salle on prend vraiment le temps de voir un film, on ne fait rien d’autre. Pour ma part, même si je suis en train de chroniquer la VOD, je suis très sensible à cet argument.
Il y a une vraie différence. Quand on est chez soi, dès qu’il a un temps mort, on va chercher un truc dans le frigo. Ou on regarde son fb, ou autre chose... Et cela ne concerne pas que le public amateur. Même les professionnels, ceux dont regarder des films c’est le métier, sont beaucoup moins attentifs devant un écran d’ordinateur que dans une vraie salle. Au festival de Locarno, j’avais lu une critique de Milla qui me semblait écrite par quelqu’un qui n’avait pas vu le film. Ou bien d’un oeil très distrait. J’ai découvert plus tard qu’on lui avait envoyé un lien.
Dans Nana comme dans Milla, tu filmes les personnages au travail. Le grand père de Nana a un petit élevage de cochons. Milla est d’abord femme de ménage dans un hôtel, puis elle trouve un emploi dans une boutique. Son copain est marin-pêcheur. Tu ne filmes pas cela pour faire avancer l’intrigue. C’est même tout le contraire. Alors qu’en général le cinéma reprend plus ou moins inconsciemment l’idée que par le travail on s'émancipe, on avance dans la société, et que si on n’en a pas on recule, tu montres que ces gens travaillent simplement parce que cela fait partie de leur vie. Tu filmes vraiment leurs gestes... Le trait commun à tous ces boulots est qu’ils sont à la fois essentiels et pas ou peu visibles à ceux qui en bénéficient. Aujourd’hui, dans la période très spéciale liée à l'épidémie, tout le monde semble en convenir. Qu’est-ce que ça te fait ?
Tu sais, je viens d’une famille marxiste arménienne, alors en effet je n’ai pas attendu le coronavirus pour découvrir la lutte des classes. Mais je ne montre pas du doigt ceux qui applaudissent à la fenêtre. C’est bien. Mais il ne faut pas en rester là. Il faut descendre dans la rue.
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Mercredi : évasion
Parasite (2019, 2h12), de Bong Joon Ho. Disponible chez UNIVERSCINÉ, MyTF1VOD, FILMOTV, CANALVOD.
Comme d’habitude, pour l’analyse et l’évaluation de l’actualité des e-sorties de la semaine, nous laissons la parole à l’ancien directeur de la Shadothèque, Shad Teldheimer.
« Voilà un film qui a fait couler beaucoup d’encre et dont on a dit bien trop rapidement qu’il mettait en scène la lutte des classes. D’aucuns ont même prétendu que Joon Ho aurait fait un film révolutionnaire. Et puisque le gauchisme n’a pas vraiment bonne presse ces jours-ci, on a voulu mettre un peu d’écolo dans son vin – profitant d’une scène de pluie torrentielle qui envahit la ville dans la deuxième partie du film. Comme s’il suffisait d’un peu d’eau pour crier au changement climatique. C’est complètement faux !
Certes, Joon Ho sait qu’il y a des maîtres et des esclaves. Il sait aussi que les esclaves n’ont qu’une seule envie : devenir des maîtres. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans Parasite. Certainement pas de créer la commune de Séoul, simplement de quitter les bas-fonds pour s’installer sur une colline et profiter des arbres. Alors la question est : qui sont les parasites ? Les maîtres, qui en tant que maîtres ne savent strictement rien faire et dépendent en tout de leurs larbins ? Ou bien ces derniers, qui par toute sorte de fourberie puisent à la bourse des patrons ? Les deux, évidemment, éternellement pris dans un cercle qu’aucune révolution ne pourra interrompre. Il fut un temps (en pleine dérive maoïste) où l’on se demandait : 'La dialectique peut-elle casser les briques ?'. En vrai, nous dit le sage Joon Ho du haut de sa colline, elle ne peut même pas écraser des blattes.
PS : Beaucoup d'amis me demandent en ce moment s'il y aura un festival de Cannes l'année prochaine ou bien si la 72e édition, où Parasite a remporté la Palme d'or, aura été la dernière... Il est triste d'imaginer un monde sans Cannes. Sans les soirées au Jimmy'z ou celles sur le bateau d'Arte, sans le champagne qui coule à flots pendant que 1000 personnes se pressent à l'entrée en vain car dépourvues de carton d’invitation.
Certes, on peut voir les films en projection à Paris, ou bien chez soi. Mais, vous le savez, le vrai luxe de Cannes est la présence d'une gigantesque cohorte d'esclaves. Qui passent leur vie à faire la queue, dès le matin et jusques au soir et pour toute sorte de chose : pour voir les films, pour avoir une table au restaurant, pour s’acheter un Coca tiède... Pourquoi attendent-ils des heures sous le soleil, alors qu'ils savent qu'avec leur accréditation jaune ils n'ont aucune chance d’entrer ? Qu’on ne laissera entrer que la rose, et qu'entre celle-ci et la leur il y a encore la bleue ? Pourquoi ne se rebellent-ils pas, quand ils me voient arriver, à deux minutes du début du film, avec mon accréditation blanche, tandis que les mêmes valets qui les repoussent sans merci m’ouvrent les portes avec une révérence ? Cannes va me manquer. Mais il va manquer encore plus aux esclaves en accréditation jaune. Vous voulez savoir pourquoi ? Regardez Parasite. Joon Ho a la réponse. C’est bien pourquoi il a eu la palme d’or. La dernière ? »
Shad
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Jeudi : film jupitérien
Le Village / The Village (2004, 1h48) de M. Night Shyamalan. Disponible sur MyTF1VOD et CANALVOD.
Les bons cinéastes, c’est connu, cherchent à donner une forme à une idée, toujours la même. La pire chose qu’il puisse leur arriver, c’est de la trouver. Cela suffit-il pour dire que The Village est un film raté ?
Si d’aucuns hésitent à se dire shayamalaniens, ce n’est pas qu’une question d’euphonie. Le problème avec Mr. Night, c'est que l'admiration suscitée par son talent de cinéaste ne rend que plus encombrant le fond trouble du message politique entretenu par ses films. À ne pas confondre avec les opinions que Shy lui-même exprime à haute voix – celles d’un liberal citadin qui s’inquiète toutefois de ce que pense le white trash de l’Amérique rurale (peut-être jusqu’à sympathiser avec lui). Non, on parle uniquement de ses films. Quel serait ce message ? En apparence, pas plus que le vieil arrière-plan anti-social américain : il n’y a qu’une loi, celle du plus fort. Et les films de Shy d’ajouter : il n’y a qu’un risque, l’oublier. Souvent, on oublie qu’il faudrait avoir peur. Et puis ça nous tombe dessus : un alien, un psychopathe, un virus, etc... mais c’est trop tard. Du coup, il faudrait s’en souvenir avant. Mais comment ? Sans cette paranoïa-là, Shy aurait pu devenir un simple apologiste des justiciers. Alors qu’il est devenu un bâtisseur de villages.
The Village aurait dû s’appeler The Woods, mais le problème demeure. C’est un film trop proche de l’idée, pour Shy, de la mission d’un film : faire apparaître un village là où on ne s’y attend pas (une ferme, un ville, une maison, une copropriété). N’empêche, seize ans plus tard, cela fait plaisir de le visiter à nouveau. Comme on visite une ruine. Il est enfin devenu ce qu’il aurait voulu être d’emblée : un village fantôme.
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Vendredi : film vénusien
Les trois sœurs du Yunnan (2014, 2h33) de Wang Bing. Disponible sur ARTE et UNIVERSCINÉ.
Le nom de Wang Bing est surtout lié à la ville industrielle de Tie Xi Qu. Dix ans plus tard, on le retrouve dans les montagne du Yunnan, à filmer un village de bergers perdu dans les nuages. Pourquoi est-il allé filmer là bas ? Qu’est-ce qu’il y a trouvé ?
Wang Bing : « En 2005, j’ai lu Histoire de Dieu, de Xunshi Xiang. Un roman qui se passe dans le Yunnan. J’ai décidé de tourner une adaptation. Et après le tournage du Fossé, je suis allé faire des repérages dans la région. [...] Les montagnes m’ont surpris. Il y en a partout et de très hautes ; les conditions de vie sont très difficiles. Nous sommes montés à 2800 mètres, là où habitait Xunshi Xiang. J’ai rencontré sa famille, visité son village. Un jour, nous avons voulu nous recueillir sur sa tombe, qui se trouve à plus de 3000 mètres. [...] Nous avons rendu hommage à l’auteur, puis nous sommes descendus dans un village qui se trouve à 2200 mètres. C’est là que j’ai rencontré Yingyong et ses deux soeurs. Elles jouaient par terre, dans la boue. Par curiosité, je suis allé leur demander leur prénom, où était leur famille. [...] La première fois que je suis allé chez elles, elles ont fait griller des pommes de terre. Elles nous ont proposé de rester et de les partager avec elles » (Wang Bing, Alors la Chine, Paris, Amsterdam, 2014).
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Samedi : film marxiste ou sataniste
Sicilia ! (1999, 1h06), de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Disponible sur YouTube (voir le Post Scriptum).
On nous dit souvent que notre catégorie « film marxiste ou sataniste » manque d’équilibre. Qu’elle donne beaucoup plus de place à Belzébuth ou Asmodée qu’à Karl Marx. Certains osent aller jusqu’à nous soupçonner de ne pas trop savoir ce que c’est qu’un film marxiste.
On sait en tout cas que Sicilia ! en est un. Et pas seulement parce que c’est ainsi qu’on a coutume de présenter Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : « cinéastes marxistes ». Ou parce qu’ils adaptent ici, après avoir adapté Böll, Holderlin, Kafka, etc., l’oeuvre d’un écrivain, Elio Vittorini, qui se disait lui-même communiste (même s’il ne le resta pas longtemps). Peut-être pas non plus à cause de la méthode de direction des acteurs, que Straub et Huillet ont empruntée au théâtre de Brecht mais à laquelle ils ont donné un contenu et une pratique propres – notamment du côté de la diction. Est-ce que c’est leur rigueur ? Est-ce la pauvreté des moyens – qui n’a jamais impliqué de renoncer à la qualité de l’image ou du son ?
Peut-être. Mais ce n’est pas tout. Sicilia ! est clairement un film matérialiste. On y parle d’oranges, de travail, de salaire, de pain. Le marxisme, cependant, n’est pas un simple matérialisme. Et les Straub étaient bien marxistes. Certes il y a la matière. Et les rapports entre les choses sont matériels. Mais le rythme qui caractérise ces rapports ne se déduit pas. Il s’observe. Il se découvre avec émerveillement. Comme le rémouleur, dans le dernier volet du film, qui n’arrive pas à faire ses additions car en plus du prix du pain, du vin et de l’impôt, une nouvelle valeur est apparue qui brouille ses comptes.
PS : Le film n’est pas actuellement disponible en VOD. Mais il en existe une version sur Youtube en VO avec des sous-titres anglais. En allant dans les paramètres de la vidéo, on peut aussi avoir une traduction française, approximative mais pas ignoble.
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Dimanche : film du Seigneur
Jusqu’au bout du rêve / Field of Dreams (1989, 1h42) de Phil Alden Robinson. Disponible en VOD sur CANALVOD.
Pour présenter le film du Seigneur, un seigneur, un vrai : Frédéric Moreau.
« Un jour quelqu'un prit son courage à deux mains et demanda à Nanni Moretti quels étaient, selon lui, les bons films de sport. L'ancien joueur de water polo donna trois titres. Il cita La Solitude du coureur de fond de Tony Richardson, avec dans les rôles principaux Tom Courtenay et l'Angleterre grise des centres de (ré)éducation. Il mentionna Le Ciel peut attendre, de et avec Warren Beatty en quarterback, remake non du génial film de Lubitsch, mais du Défunt récalcitrant. Et il distingua Jusqu'au bout du rêve de Phil Alden Robinson, dans lequel Kevin Costner joue un fermier de l'Iowa qui construit devant sa maison un terrain de base-ball afin qu'y apparaissent ceux qui furent les champions de son enfance et les idoles de feu son père.
En Italie, Jusqu'au bout du rêve s'appelle assez morettiennement L'uomo dei sogni, L'Homme des rêves. Son titre original est plus beau encore : Field of Dreams. Qu'est-ce que le champ des rêves ? Ce sont ces maïs d'où émergent, en tenue, les joueurs morts et où, ayant joué, ils retournent comme au vestiaire en bavardant, trop heureux de se retrouver. C'est le terrain de base-ball tracé par Ray après qu'une nuit il a entendu des voix, dans l'espoir d'échapper à l'expropriation. Et c'est, en français au moins, le champ du cinéma, le cadre ou l'image, ce champ entre deux off où tout peut avoir lieu, même ce qui ne saurait exister : Jusqu'au bout du rêve est, vous l'aurez compris, une fable fantastique.
Il est curieux que Moretti ait cité ces trois films-là et plus curieux encore que deux d'entre eux soient une histoire de retour d'entre les morts. Il est vrai que Palombella Rossa, avec son poloïste à la fois amnésique et trop pressé de marquer, ne raconte pas tellement autre chose. Curieux aussi combien ces trois films – le Beatty, le Robinson, le Moretti – sont des méditations sur la communauté et le don, bien davantage que des exaltations de la gagne ; combien ils lient moins le sport à une mystique de l'effort qu'à un miracle collectif, obtenu on ne sait comment, mais auquel on continue de croire même quand on ne croit plus en rien.
Je sais que cette semaine renzienne n'est pas sportive mais rurale. Mais convenez que sport et campagne entretiennent un rapport et admettez que celui-ci peut permettre d'avoir sur l'un comme l'autre un regard, sinon neuf, inhabituel, de biais. Il suffit d'un petit mot polysémique : champ. Il suffit de jouer avec les sens de ce mot pour que celui-ci cesse d'être cet espace où l'on (se) pousse avec virilité et devienne cette zone à la fois vide et pleine, certes circonscrite mais au fond sans limites, où tout peut surgir : maïs ou home run, retrouvailles avec le père mort, toute l'histoire du siècle. C'est alors que la nature, cette idée à la fois précieuse et dangereuse que sport et campagne ont nécessairement en commun, prend elle-même un sens neuf : le champ, oui, mais des possibles.
PS : Post-Rêve, la carrière de PAR a déçu. Mais l'homme a été en 2014 l'un des créateurs de l'excellente série The Good Fight, dont la quatrième saison est en cours. »
Frédéric Moreau