Le Ciné-club hebdo d'Eugenio Renzi #12
Eugenio Renzi est critique de cinéma. Ancien membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma, il écrit aussi pour le quotidien italien Il Manifesto.
En 1981, le festival de Venise projette un documentaire allemand consacré à Howard Hawks, disparu quatre ans plus tôt. On n'y apprend strictement rien que l’on ne sache déjà. Le téléfilm se termine avec un plan fordien : et le cinéaste de s'éloigner seul dans le néant... « Émouvant, bien sûr. Et pourtant, en le voyant si content de lui, si prodigieusement indifférent à ce qui n'était pas son monde à lui, ce petit monde de petits Blancs déguisés en héros antiques, j'avoue que j'eus une bouffée de ras-le-bol envers le cinéma américain. » Serge Daney écrit ces mots quelques jours après la projection, dans le Libération du 19/09/81. Comme une sorte de catharsis, il pose de manière viscérale un problème que la critique française esquive à partir des années 1950 : comment aimer le cinéma américain – sans être dupe sur son fond idéologique ?
Ce problème n'a évidemment rien à voir avec celui (plus fantasmé que réel) de savoir si oui ou non il faut détruire toutes les copies d'Autant en emporte le Vent. La question est plutôt de savoir si on peut encore le voir (autrement que comme un film raciste). Et la meilleure manière est peut-être de vérifier par l'absurde. Nous avons donc pris cette semaine un certain nombre de films dont on s'accorde généralement à dire qu'il s'agit de chefs d'œuvres : Hatari !, La Prisonnière du Désert, Impitoyable, La Corde... Et nous les avons regardés en essayant de mettre en avant ce qu'ils ont aussi de dérangeant, d'idéologique et parfois d'abject. Qu’en reste-t-il alors ?
Quant à notre invité de la semaine, il s’appelle Camille Brunel. Il a été rédacteur en chef de la revue de critique Independencia. Son regard engage deux morales, celle des images et celle des êtres sensibles, et la synthèse a donné lieu à deux beaux livres, l’essai Le Cinéma des animaux et la fiction La Guérilla des animaux. C'est un honneur que de l'avoir avec nous cette semaine. Il accompagne le garant de la haute tenue de ce Ciné-club hebdo, le célèbre Shad Teldheimer, dans le visionnnage de la sortie VOD de la semaine. Et guide notre regard dans la redécouverte d’Hatari ! de Hawks.
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Lundi : film lunaire
Autant en emporte le vent/ Gone With the Wind (1939, sorti en France en 1950, 3h58), de Victor Flemming, George Cukor et Sam Wood. Disponible sur FILMOTV, UNIVERSCINÉ.
Comment présenter un film, et donc inciter à le voir, alors que l’idée actuelle semble être précisément de ne pas ou ne plus le voir ? C’est la question actuelle d’Autant en emporte le vent. C’est aussi plus généralement la question du jour.
Comment ne pas suggérer d’emblée qu’il s’agit d’un faux problème – alors qu’on n’est jamais trop loin de le penser ? Et que'évidemment il faut tout voir ? Cela n’empêche pas de se demander pourquoi une telle crispation sur Autant en particulier. Ce qui donne déjà une excellente raison de voir, de revoir ce film par ailleurs très célèbre, très long, très coloré et très vu dès sa sortie.
Regardons-le donc avec les lunettes de l’antiracisme. Drôle d’exercice, qui consiste en quelque sorte à se placer sur le même terrain que celui du spectateur raciste. Quel peut être le délire d'un raciste devant Autant en emporte le vent ?
Un premier délire évident est celui des maîtres et des esclaves. Autant ne se limite pas à l’entretenir, montrant la douceur de la vie des grandes familles du Sud. Il le justifie moralement. On s’attache aux O’Hara, exploitants qui traitent les esclaves avec familiarité et souvent avec humanité. Et l’on se réjouit de l’amour, de l’affection, du respect qu’en retour les esclaves portent à ces maîtres bienveillants.
La Guerre de sécession ne vient pas bouleverser un tel ordre. Elle lui donne au contraire une occasion de plus d’éprouver sa valeur. Le scénario – qui adapte le roman de Margaret Mitchell paru en 1936 – n’a pas été écrit que par des racistes. Il est par ailleurs plein de bonnes intentions... qui finissent cependant par confirmer la thèse générale. Il en va ainsi de la séquence où un Noir, ancien esclave de la famille désormais libre, sauve Scarlett O’Hara (Vivien Leigh) égarée dans un bidonville. La scène est construite comme une inversion pure et simple de celle de Naissance d’une nation (1915) où la jeune Flore, poursuivie par l’esclave émancipé Gus, se jette dans le vide (on en parlait dans le Ciné-club de la semaine dernière). Il s’agissait de montrer, en réponse à cette séquence du film fondateur de D. W. Griffith, que tous les Noirs ne sont pas des violeurs. Mais ce faisant, l’idée est confirmée que tous les esclavagistes ne sont pas détestables.
Autant multiplie les situations de ce genre, pour montrer l’allégeance des Noirs à leurs patrons et donc à l’ordre social que le film défend. Un ordre vu comme harmonieux car conforme à la nature des êtres : certains sont faits pour commander et d’autres pour obéir. C’est tout naturellement que le spectateur souffre de voir la guerre renverser cet eden et qu’il s’apitoie sur le sort des O’Hara, réduits à cultiver la terre de leurs propres mains. Le moment le plus troublant est celui où le vieux O’Hara explique à la jeune Scarlett qu’elle doit aimer la terre « comme si elle était sa mère ». Traduction : les O’Hara n’ont pas toujours été des maîtres. Avant de devenir patrons, ils ont été des pauvres paysans irlandais. Mais puisqu’ils possèdent au plus profond d'eux l'amour pour la terre, cette dernière va leur redonner leur place.
La nostalgie pour l’ordre esclavagiste pousse le film à embrasser le parti de la paix. Au moment où la guerre est déclarée, les aristocrates s’exaltent à l’idée de se battre. Mais les deux héros masculins du films ne se mêlent pas aux enthousiastes : le jeune Werther Ashley et le flibustier Rhett, les deux grands amours de Scarlett que par ailleurs tout oppose (physique, éducation, classe), sont pour des raisons bien distinctes indifférents, voire hostiles, au conflit qui s’annonce (même si, au moment de vérité, ils se sacrifient en héros pour la patrie). Il ne faudrait peut-être pas chercher dans les réticences de ces personnages autre chose que l’écho d’un ancien modèle littéraire (la batrachomyomachie que l’on attribuait à Homère). S’il faut y voir un parti-pris, c’est sans doute celui qu'Ashley exprime au moment où il se trouve réduit à labourer la terre des O’Hara, lorsqu’il adresse un monologue nostalgique à son exploitation que la guerre a détruite. Par ailleurs, n’oublions pas qu’en 1939, aux États-Unis, le « parti de la paix » s’oppose à celui qui prône l’intervention armée en Europe contre les forces de l’Axe nazi-fasciste.
Le film doit ses plus belles séquences au thème de l’absurdité de la guerre : la destruction d’Atlanta, la marée des morts et des blessés qui reviennent du front. Ceci dit, on ne s’intéresse ici qu’aux morts des sudistes (tous blancs). Les Noirs apparaissent uniquement comme des envahisseurs et des profiteurs de guerre.
Peut-on aimer Autant en emporte le vent sans entrer dans ce délire, c’est-à-dire sans délirer sur cette meute de Blancs propriétaires et de Noirs esclaves ? Aucun vent ne soufflera jamais assez fort pour emporter avec lui cette question. Tentez d'y répondre. Et, surtout, n’échouez pas.
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Mardi : film de lutte
Hatari ! (1962, 2h37), de Howard Hawks. Disponible sur FILMOTV, CANALVOD.
Dans Le Cinéma des animaux, Camille Brunel consacre un chapitre à Hatari !, le safari de Howard Hawks – qu’il compare à d’autres aventures similaires et notamment à Africa Queen (1951) de John Huston. Il nous rappelle, entre autre, que Hatari ! veut dire « attention » en swahili. Et peut-être même : « Méfiez-vous ».
Pas évident. Howard Hawks occupe une place particulière dans la critique de cinéma. Il fait partie des cinéastes par lesquels la critique (moderne) est née. En 1953, Jacques Rivette écrit dans les Cahiers du cinéma n° 23 un article titré « Génie de Howard Hawks ». À l’époque, HH a déjà achevé l’essentiel de sa carrière et rencontré un certain succès, sans pour autant avoir le statut de grand cinéaste qui est le sien aujourd’hui (notamment grâce à la brèche critique ouverte par Rivette). Il lui reste à faire (manière de parler) huit films, dont une partie sont des remakes de son propre travail. Ce seront tous des chefs d’oeuvres ou pas loin : Rio Bravo, El Dorado, Le Sport Favori de l’homme… et Hatari !
Rivette voit chez HH le type de l’artiste que Balzac portraiture dans Le chef d’oeuvre inconnu (et que lui-même mettra en scène à son tour dans La Belle noiseuse). Mais il ne voit que le côté positif de ce type humain si merveilleusement incarné par HH. Il met en avant l’aspect moral d’un homme qui, tout en évoluant dans le milieu managérial des studios, n’obéit qu’à son idéal artistique. Ce que Rivette ne voit pas, c’est le revers politique de cet entre-soi créatif, revers d’un homme qui fait tout un avec sa race. Cet homme se trouve bien partout où il va car partout où il va, il est chez soi, il est un maître. Il appartient à cette race-là, il le sait, et dans ses films il ne cesse de le dire. Sans pudeur.
Là où Jacques Rivette dit : « C’est un génie, c’est évident », Camille Brunel répond : « C’est un spéciste acharné », et c’est tout aussi évident. Et il ne suffit pas d’objecter que le concept de spécisme est plus récent que Hatari !. Car dans le cas d’HH, le spécisme n’est que le corollaire d’une conception plus générale du monde. Chez lui, le concept d’humanité coïncide avec celui de mâle blanc (ici magnifiquement personnifié par le spécimen John Wayne). Il est vrai que certaines créatures différentes peuvent espérer s’élever à une telle hauteur. Aux femmes, qui en principe ne sont qu’un élément du le décor, il est offert une chance d’entrer dans le monde des hommes. À elles de la saisir – c’est toute l’histoire du personnage joué par Elsa Martinelli. Pour les Noirs et les animaux, il faudra attendre.
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Mercredi : évasion
Cats (2019, 1h15), de Tom Hooper. Disponible sur FILMOTV, CANALVOD, MYTF1VOD.
L’entretien réalisé la semaine dernière par Shad Teldheimer, en exclusivité mondiale pour le Ciné-club hebdo, avec le critique Emmanuel Burdeau au sujet du biopic Judy a été plébiscité par une belle salve de likes sur les réseaux sociaux. Pressé par nos sollicitations, Shad a bien voulu nous faire profiter à nouveau de son entregent et de ses extraordinaires talents d’interviewer en rencontrant cette fois-ci le critique et romancier Camille Brunel.
Camille Brunel, vous êtes le plus grand expert mondial du cinéma des animaux. Alors une question simple : est que Cats en fait partie ?
Oui, bien sûr. Plus précisément, il fait partie des films qui ne devraient pas en faire partie, des usurpateurs qui surfent sur la mode, aussi présente au cinéma qu’en littérature, consistant à adopter le point de vue des animaux – de Ant Man (Peyton Reed, 2015) au remake des Garennes de Watership Down (mini-série sur Netflix, Noam Murro, 2019), en passant par les documentaires BBC tournés par un suricate avec une GoPro sur la tête...
Ici les décors sont géants, on est censé faire la taille des chats… mais ça ne va pas plus loin que le travelling inaugural de Basil Détective Privé, le Sherlock Holmes avec des souris produit par Disney il y a une trentaine d’années. Une fois que nous sommes descendus à hauteur des animaux, le monde est le même, comme une figure fractale.
Je n’ai rien contre un peu d’anthropomorphisme, hein ! Souvent ça permet d’expliciter, par le langage, des pensées et des attitudes vraiment présentes chez d’autres espèces. Mais là, c’est vraiment débile. De toute façon, il n’y a rien de moins félin que la comédie musicale. Je comprends qu’on ait envie d’imaginer que les oiseaux ou les baleines puissent avoir des affinités avec les spectacles de Broadway. Mais les chats, franchement ? Ils détestent le bruit, se rassemblent rarement… Les chats sont des solistes – des duettistes, maximum, quand ils sont en chaleur. Rien à voir.
L'histoire du cinéma ne manque pas d'hommes et de femmes déguisés en félins. Il y a l'homme-lion dans Le Magicien d'Oz, La Féline de Tourneur, et surtout Batman 2, le défi, de Tim Burton. À chaque fois, le chat est une métaphore... Est-ce aussi le cas dans Cats ?
Le créateur de Cats au théâtre, Andrew Lloyd Weber, insistait sur le fait que son œuvre ne représentait rien : « It’s about cats ». Évidemment, c’est faux : ces monstruosités bipèdes, avec leurs masques de célébrités, sont moins proches des chats que des furries (ces gens déguisés qu’on croisait déjà en 2010 dans The Cat, the Reverend and the Slave, d’Alain Dellanegra et Kaori Kinoshita [voir le Ciné-club hebdo #7] – aujourd’hui ils se font appeler « therians » et prennent leur condition très au sérieux). C’est donc une fable macroniste, qui ne se prétend ni de droite, ni de gauche et seulement « pro-chats ». Tout le monde y a cru, c’est pourquoi la pièce a eu autant de succès : comme toujours, on s’imagine volontiers qu’une fois du côté des animaux, plus rien n’est politique.
On commence à savoir que c’est un piège. Dans le film, une chatte ingénue abandonnée fait office de liant au scénario désarticulé de la pièce. Ça transforme cette adaptation en variation du Showgirls de Verhoeven – mais dans laquelle personne ne vient prévenir l’héroïne qu’elle a échoué dans le bouge le plus pathétique de la ville (et pour cause, puisque le film se passe dans les poubelles). Or comme l’explique Judi Dench à la fin (elle qui a joué Elisabeth Ière deux fois !) sur le mémorial de Nelson à Londres : les chats sont des animaux aristocratiques – à l’inverse des chiens, qui passent pour les prolos de service. Film macroniste donc : c’est l’aristocratie dans les poubelles, ou comment faire croire aux gens qui vivent dans la rue et bossent dans les pires boîtes de strip-tease qu’un futur radieux les attend quand même. En l’occurrence, le point d’orgue du film montre la chatte-clocharde s’envoler sur un lustre à la Versailles parce qu’elle a gagné à The Voice en chantant « Memory ». De façon ironique, et toujours aussi macroniste, ce film-poubelle a coûté cent millions de dollars et a si peu marché qu’il a fait perdre de l’argent aux studios.
Je crois savoir que vous avez un chat. Est-ce que vous regardez des films ensemble ? Est-ce que vous songez à lui montrer Cats ?
Padmé regarde certains films et d’autres non. Je suis toujours en train d’essayer de comprendre ce qui la motive à rester devant l'écran ou pas. Elle a regardé Pacific Rim en entier, à cause des lumières sans doute. Elle sait reconnaître les génériques de fin, puisqu’elle se lève souvent quelques secondes avant (elle doit repérer les micro-mouvements que je fais quand un film est sur le point de s’achever).
Mais, pour répondre à la question qui vous brûlait les lèvres, monsieur Teldheimer : oui, je lui ai proposé de regarder Cats avec moi, et non, elle n’est pas restée. Elle est venue regarder ce qui se passait quand des chats applaudissent en miaulant fortement, mais elle a reconnu que le bruit venait d’un écran et a passé son chemin. Ça ne veut rien dire. Il lui arrive de regarder l’écran pendant longtemps quand le contenu l’intéresse : les vidéos YouTube de mangeoires à oiseaux, par exemple, la passionnent.
On serait tenté de dire que Cats semble avoir été réalisé par les chats, pour les chats : sans production pour signaler à Tom Hooper que son film est gênant et laid, sans surmoi pour venir lui signaler qu’il ne respectait plus les codes du cinéma pour humains. Mais ce ne serait pas vrai, car même les chats ne sont pas dupes : il y a forcément mieux à faire que de s’infliger tout ça.
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Jeudi : film jupitérien
La Corde/Rope (1h23, 1948), d'Alfred Hitchcock. Disponible en location sur GOOGLEPLAY, MICROSOFT, ITUNES.
La Corde est le premier film en couleur d’Alfred Hitchcock. Et son premier avec James Stewart. C’est aussi un film qui vient d’une envie longtemps restée unique (il faudra attendre Sokourov et le numérique pour qu’un autre réalisateur s’y attelle à son tour dans L’Arche russe) : tourner tout un film en un seul plan. Il s’agit moins par là de revenir aux débuts du cinéma – quand ce dernier était un théâtre filmé, avant que D. W. Griffith n'introduise le découpage en plans –, que d'obtenir des variations dans la valeur du même plan en recadrant par le mouvement de la caméra. Avec le défi qui consiste à chorégraphier et diriger une double performance : celle des acteurs d’un côté, celle de l’énorme caméra technicolor de l’autre. Les exploits techniques du film ne s'arrêtent pas là... Mais venons-en à l’affaire.
La pièce de Patrick Hamilton mise en film par Hitchcock, beau succès à Broadway, s’appelle Rope’s End. Elle s’inspire d’un fait divers sordide qui avait choqué 23 ans plus tôt, quand deux amis, Leopold et Loeb, avaient kidnappé et assassiné sauvagement un jeune homme avant d’aller déguster des hot dogs (ce détail, preuve de l’insensibilité morale des deux assassins, a suggéré aux auteurs l’idée du repas pris sur un buffet où se trouve cachée la victime). Or, les deux assassins étaient homosexuels, fait que le film d’Hitchcock, aussi bien que la pièce d’Hamilton, affiche (les deux vivent ensemble comme un couple d’amants) et refoule à la fois. Sur le plateau du film, il était interdit de parler de la « chose » – mot par lequel on se référait à l’homosexualité des protagonistes (qui prennent ici les noms de Brandon Show et Philip Morgan). Détail factuel mais loin d’être anecdotique dans un film où d’emblée le suspense ne vient pas de la question « qui a tué ? », mais de la question « pourquoi ? ». On met alors dans la bouche des meurtriers (et notamment de celui à qui le film donne une personnalité dominante) un pastiche philosophique qui puise un peu à la version nazie du surhomme nietzschéen et un peu à l’ancienne thèse sur la relativité des valeurs que Platon attribue au sophiste Calliclès. Dans ce contexte, l’homosexualité fonctionne comme le meurtre ou le vol. C’est un acte certes répréhensible pour la majorité, dirait Brandon, mais tout à fait convenable quand on appartient à l’élite.
À ma connaissance, la question de l'homophobie n’a pas été soulevée au moment de la sortie du film. Il faut bien sûr se souvenir qu’en 1948, l’homosexualité était en soi un crime et comme tel réprimé dans la plupart des pays du monde (même en France, pays particulièrement avancé sur ce plan, la discrimination pénale ne disparaît complètement qu’en 1982).
En revanche, des films plus récents associant l’homosexualité (ou la transexualité) à la déviance morale ont fait réagir la communauté LGBT. Ce fut le cas du Silence des Agneaux de Jonathan Demme (1991). Et surtout d’Elephant de Gus Van Sant (2003), qui présente des similarités avec La Corde : les assassins sont deux jeunes hommes, il n’y pas de mobile clair pour le meurtre et l’idéologie nazie flotte dans l’air (Van Sant se limite à y faire allusion par des effets graphiques).
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Vendredi : film vénusien
La prisonnière du désert/The Searchers (1956, 2h), de John Ford. Disponible sur FILMOTV, UNIVERSCINE, CANALVOD, LACINETEK.
Quand on lit la réflexion de Daney sur les « petits Blancs déguisés en héros antiques » citée en ouverture de ce Ciné-club hebdo, la première image qui vient à l’esprit (parmi mille autres possibles) est celle du plan de la Chevauchée fantastique (1939) avec lequel John Ford introduit John Wayne dans son cinéma – et dans le cinéma tout court. Un plan qui est l'équivalent d'une statue ou un triomphe à la romaine, pour célébrer une gloire encore à venir et pourtant déjà assurée.
Vers la fin de l’époque classique, le western se fait de plus en plus sombre. Le sommet est atteint avec The Searchers, où John Wayne campe un ancien officier du Sud, ouvertement raciste, dont jusqu’à la dernière minute on sait pas si l’interminable quête de sa nièce (laquelle, ravie dans son enfance, a grandi avec les Indiens jusqu’à devenir une squaw) a pour but de la rendre à sa famille ou bien au Créateur. Qu’est-ce qui vient après ? Des tentatives extrêmes pour complexifier la représentation des Natives, lesquels, dans les derniers films de Ford, commencent à faire partie de l’humanité. L’époque classique s’arrête là.
Quand le Nouvel Hollywood prend le relais, il se divise entre la tendance Little Big Man (1970, magnifique film d’Arthur Penn, somptueusement édité par Carlotta mais pas disponible en VOD) et celle Jeremiah Johnson (Sidney Pollack, 1972) de l’autre. Dans Little Big Man, on voit un homme blanc devenir un Indien (c’est donc prendre le point de vue des Natives, raconter leur histoire, les humaniser). Alors que dans Jeremiah Johnson, l’homme blanc (Robert Redford) fait l’expérience d’une différence irréductible entre son propre monde et celui de son ennemi indien. On retrouve cette idée dans Voyage au bout de l’enfer de Cimino (The Deer Hunter, 1978), avec la fameuse scène de la roulette russe qui poussa la délégation russe du festival de Berlin à quitter la salle. Les Vietcongs y sont représentés comme des êtres privés de conscience morale. Ils crient sans cesse, ils aboient comme des chiens (dans une perspective spéciste, qui n’est pas la mienne mais celle du film, et que je me limite à pointer sous le surveillance de Camille).
Cette opposition correspond aux deux âmes de la contre-culture (qui ne correspondent pas tout à fait à la droite et la gauche). L’une est inclusive, humaniste, et prône l’assimilation contre la ségrégation (Devine qui vient dîner, de Stanley Kramer, 1967). L’autre a pour filon la confrontation totale : il n’y a pas de mélange possible et donc vivement la guerre (Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, 1979 – avec le même scénariste que Jeremiah Johnson, « l’anarchiste zen » John Milius).
La première veine est certe plus sympathique. Mais, au fond, elle ne propose rien de neuf. Elle ne fait qu’élargir le paradigme de Hawks : les Noirs aussi, comme les femmes, peuvent devenir des Blancs, surtout s’ils ont la classe de Sidney Poitier. Ou bien en renverser le sens (sans en changer l’orientation) : le petit Blanc peut devenir un petit Indien. Dans les deux cas, on n’est pas vraiment sortis de cette Amérique contente d'elle qui faisait réagir Daney.
De son côté, Milius (dont nous avons aussi parlé, on s’en souvient, à propos de Kathryn Bigelow) ne rassure pas. Chez lui l’ennemi est et reste ennemi. L'ennemi a d’autres valeurs, une autre langue ; il appartient à une autre tribu. On ne sera jamais en paix avec lui. Et il sera vainqueur, car contrairement à nous il a étudié à la Sorbonne et a lu Rousseau (Du contrat social, Livre 2, chapitre 5) : il est déterminé à donner sa vie pour le salut de sa communauté. Cette deuxième veine choque (et on comprend la réaction de la délégation russe) mais, d’une certaine manière, tire jusqu’au bout la leçon de la défaite du Viet Nam : l’ennemi est un autre et le reste (dans sa langue, dans ses croyances, éventuellement aussi dans son économie).
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Samedi : film marxiste ou sataniste
Impitoyable/Unforgiven (1992, 2h11), de Clint Eastwood. Disponible sur UNIVERSCINÉ, CANALVOD, LACINÉTEK, FILMOTV.
Unforgiven est le plus marxien des films d’Eastwood. Et l’histoire de l’amitié entre Bill Munny et Ned Logan est aussi une belle opération de déstalinisation de John Ford. Ah bon ? Explication.
« Ford s'intéressait à la chevalerie, pas moi. Ford aimait les histoires collectives, moi celles plus intimes, plus individuelles ». C’est le Eastwood de 1985 qui parle. Mais six ans plus tard, dans Unforgiven, il semble avoir changé d’avis. Son film est une sorte de discussion à distance (23 ans après – une génération après) avec L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962).
Dans L'Homme qui tua..., Tom Doniphon (John Wayne) vit seul avec Pompey, un homme noir (Woody Stode). Leur rapport est symbiotique. On ne peut pas parler d’amitié, cependant. Tom appelle Pompey « boy » (expression raciste et sans rapport avec l'âge de la personne désignée, typique des états du Sud, qui en fait veut dire esclave). Entendons-nous : L’Homme qui tua... n’est pas un film raciste. Pas plus qu’une étude sur le sucre n’est sucrée. Il y a certes un racisme chez Ford, mais il est plutôt dirigé vers les Natives américains. L’Homme qui tua… portraiture un personnage, Tom Doliphon, qui, sans être particulièrement raciste, vit (très confortablement) dans le bain raciste de son époque (contrairement au personnage interprété par Jimmy Stewart, lequel, de son côté, prône l’égalité et l’émancipation). S’il n’est pas question d’imaginer une relation paritaire entre Doniphon et Pompey, c’est que Ford tient avant tout à respecter le style historique de l’époque. Comme Staline l'a expliqué à Eisenstein (cf. À la Barbe d’Ivan, dont le Ciné-club vous entretenait samedi dernier) : « Un réalisateur peut s’écarter de l’histoire ; il serait erroné de copier simplement les détails dans les documents historiques. Le réalisateur doit travailler à partir de son imagination, mais doit néanmoins rester dans les limites du style historique ». Il en va de l’amitié entre un cowboy blanc et un homme noir comme d’un baiser entre le Tsar et sa femme : à l’époque, ce n’est pas envisageable
Le fond de Unforgiven, disait-on, est marxien. L’intrigue est déclenchée par un incident, quand une prostitué éclate de rire devant le micro-zizi d’un cowboy, lequel, blessé dans son orgueil, la défigure.
Mais quel rapport avec Marx ? Attendez ! Ça vient !
La loi, incarnée par le shérif Little big Daggett (Gene Hackman, monumental) intervient et condamne le cowboy à un dédommagement (de mémoire, il se monte à deux chevaux) – non pas au bénéfice de la femme au visage détruit mais pour son maître, le propriétaire du bordel où elle travaille. Le maître se voit rembourser l’équivalent du capital perdu. Autrement dit la loi n’est ici que la simple expression de la structure sociale que les rapports de travail déterminent, sans rapport avec la morale ou les affects. Le rapport de travail de la prostituée à son patron n’est pas différent de celui d’un cheval à son maître. Elle n’est donc, aux yeux de la loi qui de ce rapport est l’expression juridique, qu’un objet. On ne dédommage pas un objet, mais son propriétaire.
C’est à cet endroit-là qu'Eastwood place la vérité historique. En revanche, il s’accorde toute liberté pour imaginer la relation, qui nourrit le récit, entre le vieux pale rider Bill Munny (Eastwood lui-même) et son ancien camarade noir Ned Logan (Morgan Freeman). Leurs conversations, belles, hilarantes, hautes en couleur, vont bien au-delà de l’époque. Par moment, on a simplement l’impression d’assister à un échange entre Clint et Morgan.
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Dimanche : film du Seigneur Piccoli
La Grande Bouffe (1973, 2h15), de Marco Ferreri. Disponible sur LACINÉTEK.
Nous avons déjà évoqué La Grande Bouffe, dans le Ciné-club hebdo #3, comme un prolongement possible de Genèse d’un repas de Luc Moullet. Mais nous n’avons pas vraiment présenté le film. L’occasion d’y revenir nous est donnée par le croisement de notre thème de la semaine (disons, pour faire court, le politiquement incorrect de certains chef-d’oeuvres du cinéma) avec notre politique de l’acteur Piccoli, que nous filons depuis désormais quatre semaines.
Politiquement incorrect, La Grande bouffe l’était (et avec joie) déjà à sa sortie. L’idée de réunir quatre bourgeois dans un huis-clos somptueux mais putrescent pour une séance non-stop d’eros et de thanatos (scénario qui anticipe de deux ans celui de Salò de Pasolini) pouvait difficilement donner lieu à un film mesuré. Le film fit scandale. Il fut rudement sifflé à Venise.
Qu’est-ce qui avait scandalisé ? Le fait que la bourgeoisie, dans La Grande Bouffe, aille à sa perte ? Ou bien qu’elle y aille en s’amusant ? Le fait que les femmes couchent pour de l’argent ? Ou bien qu’elles le fassent par simple envie ? Va savoir. Aujourd'hui on serait scandalisé par le seul aspect qui à l’époque avait mis tout le monde d’accord : la bouffe. Avec les animaux tués, cuisinés et mangés dans le film, on peut peupler tout un deuxième épisode de Bambi. Voilà un film qui n’a pas vraiment été fait pour notre ami Camille Brunel.
Et Piccoli ? Il est ici dans un carré d’as franco-italien aux côté de Philippe Noiret, Marcello Mastroianni et Ugo Tognazzi. Cette configuration se répète dans un autre film de Marco Ferreri, Touche pas à la femme blanche (1974, malheureusement pas disponible en VOD), sorte de western si possible encore plus loufoque que La Grande Bouffe, avec un beau côté documentaire (il fut tourné dans les Halles au moment de la construction du Forum et Ferreri fait du grand trou du chantier sa Monument Valley). Dans La Grande Bouffe, Michel (qui garde son vrai prénom, comme les autres) est un homme de publicité. C’est un Paul Javal qui s’est définitivement vendu au système. Il est très raffiné dans ses manières (à son arrivée on le voit s’exercer comme un danseur de ballet), musicien et beau parleur. Son orgueil est puni par contrapasso : il meurt à la fin d’un monologue tout aussi impressionnant que celui que Paul Javal prononce dans Le Mépris, mais ici constitué d’une longue tirade de pets.