La juge qui venait d'Argentine (2/4)
Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Laura Guien et page de Fabien Palem.
Bloqués en Espagne, les descendants des victimes de la dictature portent le combat à Buenos Aires. La justice argentine fera-t-elle sauter le verrou de la loi d’amnistie espagnole ? La juge Servini réussira-t-elle là où Baltasar Garzón avait échoué ? Deuxième épisode de notre série sur l’impunité des crimes franquistes.
Lire le premier épisode de notre série : "Qui veut la peau des derniers franquistes ?"
20 mars 2020 : l'Argentine suit les pays européens et entre en quarantaine totale pour faire face à la propagation du coronavirus. Tout comme la justice universelle, la pandémie ne connaît pas de frontières. L'une se retrouve freinée tout net par l'autre, de manière fortuite, quand la juge Servini, personne à risque en raison de son âge avancé (84 ans), doit annuler son voyage en Europe. Contactée par Le Média, le secrétaire de Servini a coupé court à notre demande : "La Docteure Servini vous remercie pour votre invitation, mais pour des raisons de santé publique, elle m'a indiqué ne pas pouvoir vous accorder une interview".
Servini devait se rendre en Espagne pour recueillir la déclaration de Martin Villa. Lui-même âgé de 85 ans, cet ex-ministre franquiste est l'un des derniers gros poissons de notre affaire. Ce satané virus aura-t-il raison des derniers espoirs des victimes de la dictature espagnole, alors que les franquistes semblent décidément destinés à mourir en toute impunité ? Ce hasard s'avère malvenu pour la querella [la plainte argentine des victimes du franquisme, NDLR], qui venait de fêter ses dix ans et pouvait vivre là un chapitre décisif.
Retour au 14 avril 2010. En Espagne, les républicains commémorent les 79 ans de la proclamation de la Seconde République. Mais ce matin-là, c'est de l'autre côté de l'Atlantique, à Buenos Aires, que les Espagnols ont rendez-vous avec leur histoire. Pour cause : des Argentins vont attaquer les responsables des crimes franquistes encore en vie et ils l'annoncent en grande pompe, depuis le siège de l'Association des avocats, dans la capitale portègne. Utiliser les leviers de la justice universelle, comme l'avait fait quelques années auparavant le juge Baltasar Garzón avec les dictatures latino-américaines : voilà l'objectif de l'équipe hispano-argentine dévoilée ce jour-là.
Le juge Garzón, héros du premier chapitre de notre série, passe ici au rôle de témoin. Ana Messuti, avocate argentine établie en Espagne depuis plus de 40 ans, se trouve au premier rang de la bataille juridique actuelle. Elle souligne que l'engagement de Garzón s'est avéré "important, voire décisif dans le sens où c'est quand les portes se sont fermées sur lui que nous avons décidé de procéder de notre côté".
Dès sa première version, l'argumentaire déployé sur les 97 premières pages de ce dossier s'appuie sur les accusations de crimes "de génocide et/ ou de lèse humanité qui ont eu lieu en Espagne dans la période comprise entre le 17 juillet 1936 et le 15 juin 1977". La période s'étend du coup d'État franquiste aux premières élections générales post-dictature, ce qui offre un panel de victimes large et complexe : crimes de guerre, bébés volés, esclavagisme…
Au siège de l'association des avocats, l'acte de naissance de la querella se déroule selon les règles d'un bon polar. Les chasseurs - en l'occurrence des avocats - en jettent plein la vue à la presse, histoire de foutre la trouille à leurs proies, et roulent des mécaniques. Les avocats de la querella déroulent ainsi leurs arguments devant des caméras braquées sur les deux plaignants… que suivront des centaines d'autres.
La plainte s'articule autour de deux citoyens hispano-argentins : Darío Rivas Cando, en représentation de son père Severino Rivas Barja San Esteban de Loentia, maire de Castro de Rei (Galice) assassiné par les franquistes en 1936 et Inés García Holgado, présente au nom d'un oncle et de deux grands-oncles, également victimes de l'insurrection franquiste à Madrid et à Salamanque. Aux côtés de Darío et Inés : leur défense, mais aussi Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la Paix argentin en 1980 et d'autres figures des luttes pour les droits humains. En particulier, les Madres et Abuelas de la place de mai, ces mères et grands-mères de civils disparus sous la dictature argentine (1976-1983), considérées comme des piliers de la jeune démocratie.
L’épais dossier de la plainte argentine compte aujourd’hui plusieurs milliers de pages. La partie civile évalue à plus de 350 le nombre de plaignants, auxquels s'ajoutent des milliers de victimes déclarées officiellement - plus de 4500 selon la “Circulaire contre la plainte argentine” émise par le Procureur général espagnol, en novembre 2016. Soledad Luque, sœur d’un enfant volé et déclarante espagnole, se souvient : “Une fois que Darío Rivas a initié le processus, de nouvelles personnes, à savoir des descendants de réfugiés espagnols en Argentine, s’y sont joints. À partir de là, nous, les Espagnols, nous nous sommes intégrés à la plainte argentine”.
Justice universelle
Ce même 14 avril 2010, le tribunal fédéral argentin tire au sort le tribunal fédéral numéro 1. Le verdict fait alors planer le doute parmi l'équipe juridique autour de la juge en charge du dossier, María Romilda Servini de Cubría. Quelle sera l'implication de cette magistrate, connue comme étant la plus politisée du pays, plus encline à défendre les néolibéraux des années 1990 que les militants des droits de l'homme ?
Dix ans plus tard, l'avocat Matias Bailone, l'un des architectes de la "querella", se souvient, depuis son bureau à la Cour de Cassation d'Argentine : "Estella de Carlotto, figure des Abuelas de la place de mai, a rassuré l'équipe sur le profil de la juge. Elle nous a dit de ne pas nous inquiéter car la juge avait changé. Elle nous a assuré que sur l'affaire des petits-enfants de la dictature, elle avait fait le boulot ! Avec le recul, on peut l'affirmer sans détour : si l'affaire n'a pas avancé davantage, en dix ans, c'est à cause de l'Espagne et pas de la juge Servini, qui au contraire a montré une volonté ferme sur le dossier !"
À bien y regarder, c'est tout sauf un hasard si ce "Nuremberg espagnol" (1) se concocte dans le pays sud-américain. Car contrairement à l'Espagne, l'Argentine a dérogé sa loi d'amnistie, permettant ainsi la condamnation des responsables de sa dictature. La société argentine a purgé ses vices dictatoriaux, au travers d'une transition démocratique saluée par les spécialistes. Exemplaire sur la justice transitionnelle, l'Argentine n'a cependant pas résolu ses gigantesques lacunes sur les questions de séparation des pouvoirs et de corruption à tous les étages (2).
La juge Servini s'est montrée très engagée sur le dossier, à l'écoute des plaignants, comme s'accordent à le dire les différentes sources interrogées. Des sources qui préfèrent ne pas se mouiller quant à la gloire personnelle qu’une telle affaire pourrait représenter pour la magistrate. Une dernière affaire avant la retraite, ou carrément le "coup" de toute une carrière, pour une juge omniprésente dans l'histoire de son pays et qui, en mettant un franquiste à la barre, entrerait dans l'histoire de la justice internationale ?
Son implication aurait été décisive dès la constitution de l'affaire, d'abord classée sur demande du procureur désigné, comme on peut le lire à l'époque dans les colonnes de La Nación : "L'affaire avait d'abord été classée par Servini de Cubría suivant l'avis du procureur Federico Delgado, qui disait que ces faits étaient déjà jugés en Espagne et qu'il n'y avait pas d'éléments de preuve".
Pour que le dossier se monte à l’autre bout du monde, il aura aussi fallu la conviction d'un Espagnol, rouage essentiel du procès argentin : Emilio Silva. Pionnier de la lutte mémorielle en Espagne, Silva est à l'époque reçu par Bailone et son supérieur, le juge Eugenio Raúl Zaffaroni, afin de dessiner l'architecture juridique de la querella.
Interrogé par Le Média, Bailone se souvient : "En Argentine, nous ne disposions d'aucune loi qui mentionnait la compétence universelle [un dispositif juridique qui permet à un Etat de poursuivre les auteurs de certains crimes, quel que soit le lieu où le crime est commis, et sans égard à la nationalité des auteurs ou des victimes, NDLR]. Mais notre Constitution nationale, l'historique, celle de 1853, stipule dans un de ses articles la chose suivante : les juges de la capitale jugent les cas de droit des gens. C'est à ça que nous nous sommes accrochés pour activer la notion de compétence universelle".
Dès sa naissance, le dossier argentin embarrasse la justice espagnole. Juges et procureurs espagnols sont mal à l'aise à l'idée qu'une plainte émane d'un lointain pays et vienne fouiner dans les vestiges d’un passé mis aux oubliettes par la loi de 1977. Qui plus est si cette plainte émane d'une terre autrefois sous le joug de la couronne.
Maître Eduardo Ranz Alonso a collaboré avec Carlos Slepoy, l’un des deux avocats argentins les plus engagés sur le dossier, mort en avril 2017. Les propos de Ranz, ancien conseiller du ministre de la Justice espagnol sur la thématique de la mémoire historique, sont édifiants de ce malaise ibère : "Sur le sujet de la querella, j'ai ressenti un certain conflit interne parce que la justice argentine était clairement en train de nous donner une leçon de droit. En tant qu'avocat espagnol, j'avais honte que l'on soit rappelés à l'ordre ainsi pour ne pas avoir pu bien faire notre travail".
L'autre Argentin en première ligne du dossier depuis dix ans, Máximo Castex, a suivi le sillage de la juge Servini durant son unique voyage en Espagne, en mai 2014. "Elle n'a pu s'y rendre qu'une fois, mais c'est sûr que ce voyage a fait avancer la cause, résume-t-il. Je m'y suis moi-même rendu pour accompagner la partie plaignante. En plus des rencontres politiques et des déclarations des victimes, qui font avancer le dossier, la seule présence d'une juge argentine qui vient faire le boulot que refusent de faire les juges espagnols, ça fait son effet. Sa présence sur le terrain met en évidence l'existence d'une justice universelle".
Ce voyage a mené la juge à Guernica, puis à Séville, dans divers villages andalous et enfin à Madrid, où elle a notamment recueilli la déclaration de Garzón. Un passage par le cimetière de Malaga était également prévu, mais un tribunal local lui a finalement refusé l'autorisation… L'avocate Ana Messuti, qui a recensé à elle seule plus de 300 plaintes, n'en dit pas moins du côté des victimes : "Dans les témoignages, ce qui marque le plus, c'est la croyance dans une justice universelle. La preuve, c'est qu'Ascensión Mendieta n'a pas peur de monter dans un avion pour l'Argentine et d'y fêter ses 89 ans, pour aller devant la juge… Ascensión a fini par voir de son vivant l'exhumation de son père quatre ans plus tard. C'est déjà une victoire !"
(1) À la page n°33 de la plainte qui ouvre l'affaire argentine des crimes franquistes sont précisées les sources qui justifient le recours à la juridiction universelle : "les principes de Nuremberg [...], la convention de Genève de 1864, les conventions de la Haye de 1899 et 1907 sur les lois et coutumes de la guerre".
(2) Voir à ce sujet le dossier du trouble assassinat de l'ex-secrétaire de l'ancienne présidente Cristina Kirchner, qui se trouve aux mains de la procureure Mercado, fille de la gouverneure de Santa Cruz, Alicia Kirchner, sœur de feu Néstor Kirchner, mari de Cristina et son prédécesseur à la présidence de la Nation.
Illustration de Une, de gauche à droite : la juge Servini, l'avocat Matías Bailoine, Franco. Crédits : Adrien Colrat - Le Média.