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L'Espagne finira-t-elle par enterrer Franco ? (3/4)

Par Laura Guien et Fabien Palem

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Laura Guien et page de Fabien Palem.

Pedro Sánchez aura-t-il les épaules pour affronter les vieux démons du pays ? À Madrid, les timides initiatives du gouvernement socialiste navrent ceux qui réclament justice contre les crimes de la dictature. Troisième épisode de notre série sur l’impunité franquiste.

Lire les deux premiers épisodes de notre série : « Qui veut la peau des derniers franquistes ? » et « La juge qui venait d’Argentine ».

Le tombeau de Franco dans un hélicoptère : en Espagne, l’automne 2019 est marqué par l’exhumation express du dictateur. Fissa et par voie aérienne, histoire d'éviter les rassemblements de nostalgiques au bras tendu devant son mausolée du Valle de los caídos, dans la région de Madrid.

Une image digne de l’ouverture de la Dolce Vita de Fellini, qui met fin à la bataille légale menée durant plus d'un an par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. Suffisant pour désigner le président du gouvernement socialiste comme le grand gagnant de la chasse aux franquistes ? Pas sûr… Car cette exhumation s'en prend certes au chef de bande, mais le dictateur, mort et enterré, n’aura eu aucun compte à rendre de son vivant. 

En même temps, à la date de son exhumation, au moins 30 000 enfants volés et leurs familles attendent toujours justice et réparation. Derrière les murs du mausolée, dans des fosses communes, sur tout le territoire, gisent les corps de plus de 140 000 personnes exécutées dont les parents attendent une sépulture décente.

Les bourreaux et hauts dignitaires de la dictature, impliqués dans des crimes contre l’humanité sous le régime et pendant la transition démocratique, vivent en totale impunité, en pleine démocratie. L'Espagne refuse toujours de faciliter les déclarations des nombreux inculpés dans l’unique procédure judiciaire contre les crimes du franquisme instruite depuis Buenos Aires (voir notre épisode précédent) : la plainte ou querella argentine.

Lancée en 2010, la querella connaît son apogée entre 2013 et 2014. À cette époque, la doyenne des militants, 89 ans, Ascension Mendieta, obtient enfin gain de cause : un jugement favorable pour faire exhumer son père d’une fosse commune de Guadalajara, en Castille - La Mancha. Les plaintes des victimes s’accumulent dans les consulats argentins. 

L'Espagne finira-t-elle par enterrer Franco ? (3/3)
Exhumation d'une fosse commune près de Cadix, en 2016. Selon des architectes et historiens, des centaines d'hommes et de femmes exécutés entre juillet et octobre 1936 pourraient y être enterrés. Crédits : Gogo Lobato / AFP.

Le but en or de Servini

Dans leur traque des responsables de la dictature, les artisans de la procédure remportent une manche décisive : en novembre 2014, la section argentine d’Interpol émet un ordre de détention préventive aux fins d'extradition des 20 dernières personnes inculpées par la juge argentine. Parmi eux, Martín Villa, encore et toujours. Le nom de l’ex-ministre de Franco s’étale partout dans la presse espagnole. Le plus beau but marqué par Servini, en Maradona de la justice internationale. 

Mais très vite, la justice espagnole réplique. En commençant par opposer une fin de non-recevoir à Interpol. L’Organisation internationale de police criminelle ne diffusera finalement aucune notice rouge (1), par laquelle elle « alerte les autorités de police du monde entier sur les fugitifs recherchés à l’échelle internationale ». La demande restera lettre morte, les franquistes bien au chaud sous le soleil de la Costa Brava. 

Depuis, la procédure argentine fait face à de sérieux obstacles. “L'obstruction de l'affaire par l'État espagnol a été constante. Et je ne parle pas seulement du pouvoir exécutif, mais des trois pouvoirs de l'État", dénonce Jacinto Lara, avocat auprès de la CEAQUA, la plateforme de coordination de la “plainte argentine”. Il poursuit : “L'aide judiciaire délivrée par les autorités argentines a systématiquement été refusée, tout comme les mandats d'arrêt à l'encontre des inculpés, les demandes d'extradition, les déclarations des inculpés eux-mêmes. Les gouvernements successifs, socialistes compris, n'ont pas soutenu le traitement de l'affaire dans leur propre cadre juridictionnel. Au contraire, ils l'ont entravé”.

De l’autre côté de l’Atlantique, Máximo Castex, avocat de l’équipe initiale, livre un constat tout aussi sévère : "En Espagne, il y a peut-être des gestes politiques, comme l'exhumation de Franco… Mais aucun changement en profondeur n'est effectué au sein du pouvoir judiciaire. En Argentine, ce sont les pouvoirs législatif et exécutif qui ont impulsé les changements du pouvoir judiciaire et ont permis de juger les crimes et responsables de la dictature. On n'en voit pas la trace côté espagnol". 

Eduardo Ranz, avocat des victimes du franquisme et ex-conseiller du ministre de la Justice socialiste entre 2018 et 2019, aboutit aux mêmes conclusions : “La querella a été une innovation juridique. Elle requiert à présent une réforme à la chambre des députés espagnols. Si cela n'arrive pas, on reste dans l'ordre du symbolique et de la morale, sans jamais s'attaquer au juridique”. 

Un manque de volonté politique

Face à ce blocage judiciaire, l’arrivée au pouvoir du gouvernement progressiste de Pedro Sánchez avait généré quelques espoirs. Mais les socialistes ne semblent finalement pas avoir facilité l’instruction de ce maxi procès international, unique voie légale exploitable pour juger les responsables toujours en vie. Et Ranz de trancher : “Durant les quatorze mois où j’ai exercé comme conseiller du ministère de la Justice, à aucun moment - absolument aucun - il n’a été question de donner une réponse légale à la plainte argentine. Tout ce qui a été fait pour sanctionner les crimes franquistes est arrivé à la suite d'initiatives parlementaires antérieures au gouvernement socialiste”.

Soledad Luque fait partie des acteurs de la société civile qui ont impulsé l’une de ces initiatives. Avec son association Todos los niños robados son tambien mis hijos ("Tous les enfants volés sont aussi mes enfants"), cette sœur jumelle d’un enfant volé dans les années 1970 fait partie des centaines de plaignants de la querella. En Espagne, elle est à l’origine d’un projet de loi accepté à l'examen par les députés le 23 juin dernier et qui permettrait d'offrir un cadre légal aux enquêtes portant sur ces crimes. Soledad n’est pas plus enthousiaste sur la volonté du gouvernement actuel d'affronter les fantômes du passé. “J’ai mes réserves sur cette question. Il y a deux ans, le débat sur la modification de la loi d'amnistie est arrivé au congrès des députés. Il était question de permettre d'ouvrir des enquêtes sur les délits commis… Et le Parti socialiste a voté contre, avec la droite !

Le manque de volonté politique, gauche comprise, trouve sa parfaite illustration dans les entraves politiques à la déclaration de Martín Villa, dernier gros bonnet encore en vie. Cette année, deux dates avaient été fixées pour cet événement crucial dans l’agenda du procès argentin. Si la dernière est tombée à l’eau pour cause de pandémie, l’annulation de la première vient d’un propre blocage du gouvernement espagnol.

L'exécutif (espagnol) a opposé une sérieuse résistance au fait que la juge puisse se déplacer à Madrid pour recueillir la déclaration préliminaire de Martín Villa depuis l'ambassade d'Argentine, détaille Jacinto Lara. Cette résistance a été mise en lumière par un rapport envoyé au tribunal [de Servini, NDLR] par le ministère des Affaires étrangères argentin et cela a provoqué l'annulation de la déclaration, d'abord prévue à cette date [mars 2020, NDLR]".

Juger le passé avec les outils du futur

Pedro Sánchez avait déclaré à l’été 2018 vouloir faire de la mémoire historique l’un des enjeux de son mandat. Mais n'a rien fait de ce qui était en son pouvoir pour faire sauter les verrous légaux, à commencer par l’annulation de la Circular o Instrucción de obligado cumplimiento du Procureur général, de septembre 2016, plus communément appelée la “Circulaire contre la plainte argentine” par les proches du dossier. Le texte ordonne aux différents procureurs provinciaux de s'opposer à tout type de collaboration avec la procédure en cours en Argentine, rappelant aux magistrats eux-mêmes ce qui est arrivé au juge Baltasar Garzón. 

Pourquoi le gouvernement actuel refuse-t-il avec tant d’insistance de se pencher sur le dossier? Perçoit-il les avancées argentines comme des tentatives d’ingérence de la part d’une ancienne colonie ? Espère-t-il trouver son propre chemin légal pour reprendre la chasse ? 

En parallèle, la “méthode argentine” pour venir à bout de l’impunité des franquistes semble continuer sur un tempo de guerre froide. Prochain épisode de cette drôle de chasse : la possible télédéclaration de Martin Villa, conditions sanitaires oblige. Une “justice par zoom” à laquelle se sont déjà largement convertis les différents protagonistes du dossier en Argentine. Mais qui, telle qu'illustrée par Almudena Carracedo et Robert Bahar dans le documentaire Le silence des Autres, se heurte encore et toujours au manque de collaboration des acteurs espagnols. 

Le face-à-face tant attendu du dernier collaborateur de Franco et de la pugnace juge pourrait néanmoins avoir lieu via écrans interposés. La juge vient de fixer au 3 septembre prochain la date de cette télédéclaration. Un revirement hors norme – un de plus – dans cette traque, où les outils du futur permettront peut-être de juger le passé.


(1) Contacté par Le Média, le service de presse d'Interpol botte en touche : "Nous ne pouvons pas commenter des cas spécifiques qui n'ont plus été communiqués publiquement sur notre site. Cette information appartient au pays membre qui aurait demandé à INTERPOL la publication d'une notification rouge. Le mieux serait de contacter directement la police en Argentine ou en Espagne".

Illustration de Une, de gauche à droite : Pedro Sánchez (président du gouvernement socialiste), le Valle de los Caidos (mausolée à la gloire de Franco), le dictateur Francisco Franco. Crédits : Adrien Colrat - Le Média.

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