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Frédéric Pierru : "Dans l'après-Covid, on jugera la gestion de l'hôpital comme une vraie folie"

Par Julien Collinet

Vous pouvez retrouver tous les contenus de Julien Collinet en consultant sa page.

En pleine crise sanitaire, l’hôpital paie les choix politiques de ces 20 dernières années. Retour sur un drame annoncé en compagnie du sociologue Frédéric Pierru.

La crise du coronavirus jette une lumière crue sur la fragilité de l'hôpital public. En 2019, les sociologues Frédéric Pierru, Pierre-André Juven et Fanny Vincent publiaient “La casse du siècle. À propos des réformes de l'hôpital public” aux Éditions Raisons d’Agir, qui proposent aujourd'hui l'ouvrage en accès libre.

Les trois chercheurs y analysent les différentes réformes politiques qui ont sacrifié l'hôpital public sur l’autel de la gestion budgétaire et l’ont abandonné face à cette question insoluble : comment soigner toujours plus de patients avec toujours moins de moyens ?

Rationalisation intensive de l’organisation du personnel, bureaucratisation de l’activité médicale via la très décriée tarification à l’activité (T2A), marchandisation du soin : la catastrophe que nous traversons actuellement résulte en grande partie de choix politiques, comme nous l’explique Frédéric Pierru.


Le Conseil national de la Résistance avait pour ambition de faire de l'hôpital un service public ouvert à toute la population. Quelles sont les mesures qui ont remis en cause cette objectif ?

Il existe une première rupture profonde avec le plan Juppé de 1995 sur la Sécurité sociale, porté par l’idée qu’il faudrait restructurer le parc hospitalier qui serait surdimensionné - ce qu’on appelle l'hospitalo-centrisme français. Mais le vrai tournant a lieu au cours des années 2000 avec l’apparition en 2004 du plan “Hôpital 2007”, porté par Jean-François Mattei, qui encourage des partenariats public-privé et instaure la tarification à l'activité (T2A) [NDLR - Avec la T2A, les établissements sont financés en fonction de leur activité médicale : chaque acte médical est remboursé aux hôpitaux par l’assurance maladie selon un tarif défini par le ministère de la Santé. De façon insidieuse, elle encourage les établissements à pratiquer certaines opérations qui sont plus rentables au détriment d’autres].

Auparavant, on était déjà dans une séquence où l’on fermait certains services de proximité comme les maternités, mais il y avait encore l’idée de ne pas restructurer à la hache et de prendre en compte les intérêts politiques locaux. 

La T2A est largement pointée du doigt pour sa nocivité. Lorsqu'elle était au gouvernement, Agnès Buzyn évoquait même un système "à bout de souffle". Elle n’a pourtant jamais été abandonnée.

La T2A est devenue une sorte de monstruosité technocratique, notamment car elle est appliquée dans un budget fermé. On demande aux hôpitaux de faire de l’activité pour augmenter leurs recettes, mais une fois que le ministère constate que tout le monde a réalisé cet effort, ils baissent unilatéralement les tarifs. Cela revient à faire courir des hamsters dans une roue : les déficits et l’endettement augmentent.  

Aujourd’hui la T2A est désavouée par tout le monde, mais on ne fait rien car il n’y a pas d’alternative. C’est un comportement typique de la technostructure française. On a investi énormément dans cet outil, tant au niveau financier qu’humain, et il leur paraît impossible de développer autre chose. Cela relève plus d’une question d’inertie que d’idéologie. 

"On voit bien que la dette est fabriquée par des outils de gestion, par des décisions politiques. C’est une façon de tenir les gens en les mettant à genoux et en les obligeant à accepter des restructurations."

Il faut en réalité appliquer la T2A à ce à quoi elle est utile : les soins techniques standardisables et programmables, en gros ce que font les cliniques privées. Par contre, pour les malades chroniques, c’est une imbécillité. Or l'hôpital est de plus en plus confronté à ce type de pathologies. Si l'on est rationnel, on va vers des modes de financement pluriels, car l'hôpital prend en charge des soins très différents. 

On a beaucoup mis en avant la dette de 30 milliards d’euros de l'hôpital. Cet endettement a-t-il eu un impact sur la dégradation du système hospitalier ?

Faute d’investissements publics suffisants pour rénover un tant soit peu leurs locaux, on a encouragé les hôpitaux à s’endetter pour moderniser les plateaux techniques, notamment via des emprunts toxiques qui ont éclaté avec la crise financière de 2008,

Au même moment, on a créé les agences régionales de santé (ARS), qui imposaient aux directeurs d'hôpitaux des plans d’économies afin de retrouver un équilibre financier. On voit bien que la dette est quelque chose qui est fabriqué par des outils de gestion, par des décisions politiques. C’est une façon de tenir les gens en les mettant à genoux et en les obligeant à accepter des restructurations. 

Dans l'après-Covid, on jugera la gestion de l'hôpital dans les années 2000 comme une vraie folie. Une folie administrative, un néo-management devenu une idéologie fonctionnant en roue libre. Des marchés qui s’ouvrent car il y a d’énormes intérêts économiques derrière tout ça. C’est un gigantesque fromage que cherchent à se répartir l’industrie pharmaceutique, les start-up et les GAFAM. 

La baisse des dépenses de l'hôpital est avant tout passée par la compression des dépenses de personnel et la mise en place d’une forme de lean management, où l’on a chiffré de façon horaire les tâches que devait effectuer le personnel soignant…

Il est important de rappeler qu’il n'y a pas eu de réduction des effectifs soignants. Sur ces neuf dernières années, les effectifs ont augmenté de 2%, mais l’activité augmentait, elle, de 14,6%. Cela veut dire que la productivité de l'hôpital s’est profondément accrue alors que les conditions de rémunération devenaient de moins en moins attractives. Je pense notamment aux infirmières, aux aide-soignantes, qui fuient massivement l'hôpital public. 

Cela a coïncidé avec l’instauration d’un néo-taylorisme. On a décidé de faire suer la blouse blanche comme on fait suer le burnous. On a vu arriver dans les hôpitaux des consultants de grands cabinets de conseil. Ils ont installé toutes ces mesures en expliquant sans arrêt que la crise de l'hôpital n’était pas due à un manque de ressources, mais à un manque d’efficience et d’organisation. L’hôpital est devenu une usine qui doit produire à flux tendu avec de moins en moins de moyens. D’ailleurs, je rappelle que ce sont des ingénieurs de l’automobile qui ont inventé la T2A. Ford produit tant de gammes de bagnoles : eh bien un hôpital devra produire tant de gammes de séjours. C’est la métaphore industrielle qui a conduit à l’intensification des cadences et au travail à la chaîne. À un moment, cette politique a ses limites : elle les a atteintes en 2019, et plus encore en 2020.

Cela-a-t-il conduit à une perte de sens dans l’exercice de ces métiers ?

Dans la fonction publique et particulièrement chez les fonctionnaires hospitaliers, la rémunération est loin d’être la première motivation, contrairement au fait d’être reconnu et d’avoir les conditions réunies pour bien faire son travail.

Je l’ai particulièrement remarqué dans mes enquêtes : de plus en plus de professionnels du soin ont juste l’impression de mal faire leur métier. Lorsqu’une infirmière enchaîne les piqûres, ou les toilettes pour une aide-soignante, elles ont honte des soins qu’elles délivrent. Au même moment, il n’y avait aucune reconnaissance symbolique, puisqu’on assistait à un dénigrement systématique de l'hôpital public. Aucune reconnaissance matérielle non plus, puisque le point d’indice était gelé et que les soignants accumulaient les heures supplémentaires dans des comptes épargne-temps monstrueux dont ils ne verraient jamais la couleur. 

Vous démontrez dans votre livre que les mobilisations dans le secteur médical sont rares. Comment expliquer, dès lors, le mouvement social de ces derniers mois ?

Les obstacles à la mobilisation du personnel soignant sont innombrables. L'hôpital est un monde extraordinairement cloisonné : il y existe de très fortes hiérarchies médicales et une domination du corps médical à la fois professionnelle et genrée. En plus, chez les soignants, le patient relève d’un intérêt supérieur, c’est le ciment symbolique de l'hôpital, vous ne pouvez pas pas vous mettre en grève comme ça.

Le mouvement de 2019 est donc un petit miracle social. Il est survenu car les professions paramédicales ont accumulé des conditions de travail de plus en plus détestables. Une solidarité entre médecins et professions paramédicales est née car les médecins ont pris conscience que l'attractivité de leurs services dépendait de la stabilité des équipes, en donnant notamment des bonnes conditions de travail aux infirmières et aux aide-soignantes. Ils ont compris que les échelons inférieurs étaient de plus en plus sous l’eau et que si l'hôpital public coulait, il les entraînerait dans leur chute.

Frédéric Pierru : "Dans l'après-Covid, on jugera la gestion de l'hôpital comme une vraie folie"
Manifestation pour la défense des retraites, le 5 décembre 2019. Crédits : Jeanne Menjoulet / Flickr - CC.

Ce qui est assez paradoxal, c’est que l'épidémie actuelle a mis en veilleuse cette contestation hospitalière, en obligeant les soignants à faire passer d’abord l'intérêt supérieur des malades.

Selon vous, les pouvoirs publics n’auraient jamais vraiment osé se confronter aux syndicats de médecins libéraux ?

Une grande partie de la crise hospitalière ne prend pas sa source à l'hôpital, mais au sein de la médecine de ville. C’est la thèse centrale du livre. 

On a fait maigrir l'hôpital alors que les urgences doivent prendre en charge de plus en plus de monde car il n’y a pas assez de médecins généralistes. Ceux-ci ont de surcroît diminué leur temps de travail et n’assurent plus les gardes vers les urgences. La question se pose aussi pour les Ehpad qui ne sont pas médicalisés : dès qu’une personne âgée a un problème, on l’envoie aux urgences.

"Le seul espoir repose sur le fait que tous ces soignants et paramédicaux qui étaient mal payés se retrouvent aujourd’hui en première ligne et prennent conscience de leur utilité sociale. Le politique va alors se heurter aux travailleurs du soin que la population soutiendra massivement."

La médecine libérale a profité d’un incroyable laxisme de la part des pouvoirs publics. Je pense notamment à la liberté de fixer le montant des honoraires ou d’avoir la certitude d’être pris en charge par la Sécurité sociale quel que soit son lieu d’installation.

Tout ça nous lie à une forme d’injustice - le sentiment d’injustice étant d’autant plus fort chez les soignants que c’est un monde où l'on se compare beaucoup, notamment par rapport à ce qu’on gagne dans les cliniques libérales. 

Emmanuel Macron a promis un nouveau plan massif pour l'hôpital : l'épidémie de Covid-19 changera-t-elle fondamentalement les politiques publiques en la matière ?

Je ne suis pas du tout optimiste. Quand vous voyez la puissance des acteurs qui lorgnent sur le marché de la santé : les GAFAM, les start-up, l’industrie pharmaceutique, sans parler de la haute fonction publique qui barbote du privé au public et qui sera incapable de changer de logiciel... J’ai l’impression qu’après une parenthèse keynésienne comme on a connu entre 2008 et 2010, le souvenir de la pandémie, si on en sort un jour, commencera à s’effacer. Le business reprendra alors comme avant. 

Le seul espoir repose sur le fait que tous ces soignants et paramédicaux qui étaient mal payés se retrouvent aujourd’hui en première ligne et prennent conscience de leur utilité sociale. Le politique va alors se heurter aux travailleurs du soin que la population soutiendra massivement. Je me réjouis en tout cas que l'hôpital devienne un enjeu politique fort. Il deviendra même l'emblème des services publics de proximité comme d’excellence. Il risque d’être très compliqué de faire admettre à la population et aux soignants hospitaliers qu’ils vont repasser sous la toise budgétaire. Ça va dégénérer.

Crédits photo de Une : Nicolas Duprey - CD 78 / Flickr - CC.

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