Bayonne, entre stupeur et tremblements
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Lundi 28 octobre, Claude Sinké, un ancien candidat FN de 84 ans, tentait d’incendier la mosquée de Bayonne et blessait gravement deux fidèles de 74 et 78 ans. Des habitants du quartier et des musulmans de Bayonne mettent en cause les médias et les discours de haine distillés depuis des mois.
Au rez-de-chaussée des grandes barres d’immeubles des Hauts de Sainte Croix, le quartier adjacent à la mosquée où vivaient les deux victimes, l’épicerie et boucherie halal « Chez Farid » est devenue un lieu d’échanges. Farid, tenancier du lieu, répète inlassablement son « dégoût ». Malgré le sourire qui pointe quand des jeunes viennent acheter des friandises – « qu’est-ce qu’il vous faut, les enfants ? » -, c’est la tristesse qui domine. « Aujourd’hui, je n’ai pas le courage de travailler, je n’ai pas achalandé mon étal. Les victimes, ce sont des amis. Ici, on les connaît, on connaît leur famille. L’un d’eux a sa femme qui est atteinte d’un cancer, elle commence à remonter et c’est lui qui tombe. Cela fait cinq ans qu’il s’occupe d’elle. Maintenant, qui va s’occuper de lui ? ».
Les deux hommes étaient des retraités, qui donnaient de leur temps libre à la préparation de la mosquée pour la prière ou qui venaient échanger avec des amis sur leurs années passées comme ouvriers du bâtiment à Bayonne. Touchés par les balles de Claude Sinké, ils sont hospitalisés pour leurs blessures sérieuses qui laisseront des «
séquelles fonctionnelles permanentes
», selon les termes du procureur de la République de Bayonne, Marc Mariée.
Inconnu des services, connu pour ses propos racistes
Il est vite apparu que le profil du terroriste est marqué par un ancrage à l’extrême-droite. Candidat pour le Front National lors des départementales de 2015, l’assaillant avait également posté en 2014 un message d’encouragement adressé à Eric Zemmour sur les réseaux sociaux, invitant le polémiste à être plus direct dans ses prises de position. Le procureur de la République de Bayonne a indiqué que le prévenu avait affirmé, lors de sa garde-à-vue, avoir agi : « pour venger l’incendie de Notre-Dame de Paris déclenché selon lui par la communauté musulmane ».
Une théorie du complot qui avait circulé dans les milieux d’extrême-droite, notamment sous les plumes de Nicolas Dupont-Aignan ou de Jean Messiha au lendemain du gigantesque brasier qui avait fait partir en fumée la cathédrale parisienne en avril 2019. À Saint-Martin-de-Seignanx, commune landaise proche du Pays basque dans laquelle était domicilié Claude Sinké, les habitants évoquent des propos racistes récurrents. Selon le procureur, toutefois, « le mis en cause était totalement inconnu des services de police ».
Si son militantisme d’extrême-droite constitue l’un des facteurs de son passage à l’acte, le parquet antiterroriste ne s’est pas saisi de l’affaire. Une décision justifiée en raison d’une expertise psychiatrique qui a conclu à une «
abolition partielle du discernement
». Au-delà du profil de l’auteur des faits, des musulmans pointent ici la responsabilité du climat délétère à leur encontre, après des semaines de débat ininterrompu autour de la question du voile et de conceptions dévoyées du principe de laïcité.
« C’est le résultat d’un mois d’acharnement des médias »
Le mardi 29 octobre, un représentant du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), Kader Bouazza, est venu rencontrer les responsables locaux de la mosquée basque. Et en a profité pour fustiger les débats autour de l’islam entendus sur toutes les antennes depuis des semaines : « On nous jette en pâture. On a trop laissé stigmatiser les musulmans dans les médias ».
Devant la salle de prière temporaire, installée dans une salle municipale, les fidèles de la mosquée défilent devant les caméras et sont nombreux à pointer du doigt cette responsabilité médiatique. Azzouz Tamoukh, habitant de Bayonne fréquentant la mosquée, venu pour prier au lendemain de l’attentat, s’insurge : « Est-ce que les musulmans, c’est le problème en France ? Pour les musulmans, il n’y a pas de respect. Ce qui s’est passé, c’est le résultat d’un mois d’acharnement des médias ».
Le même jour, le Sénat adoptait une loi sur la « neutralité religieuse » pendant les sorties scolaires, qui vise à interdire le port du voile pour les mères de famille accompagnantes. Max Brisson, sénateur Les Républicains (LR) des Pyrénées-Atlantiques et rapporteur de la loi dont le fief, Biarritz, n’est distant que de quelques kilomètres de Bayonne, prononçait un discours en faveur de l’interdiction du foulard. Une étrange temporalité, après un mois de débats islamophobes autour de cette question, au moment même où des musulmans basques s’alarmaient du lien entre cette obsession et l’attaque subie.
Dans la boutique de Farid, Mohammed est venu vendre ses produits pour réassortir les rayons de l’épicier. D’une voix douce, levant des yeux désabusés au-dessus de ses lunettes, il fait part de son sentiment : « Nous sommes des citoyens de seconde zone. Nous sommes français quand il s’agit des obligations, mais pas pour les droits. On est abandonnés des politiques, on peut nous tirer comme des lapins. Si cela avait été un acte antisémite, toute la classe politique serait montée au créneau, c’est normal. Mais pour nous, les réactions sont moindres ».
« Un petit patelin qui vit en entente avec beaucoup de communautés »
« C’était inévitable, mais jamais je n’aurais pensé que la foudre tomberait à nos portes, à 500 mètres d’ici ! », complète Farid. Une stupeur que partagent plusieurs habitants : le Pays basque revendique depuis longtemps une tradition d’accueil des populations. Ici, on vote moins Rassemblement National que dans le reste de la France. En 2017, Marine Le Pen n’était arrivée que quatrième, obtenant 13,5 % des voix à Bayonne lors du premier tour des présidentielles. Un score néanmoins en augmentation puisqu’en 2012, elle n’avait recueilli qu’11,61 % des suffrages lors du même scrutin. Un indicateur imparfait, qui semble tout de même attester d’une résistance plus forte qu’ailleurs aux idées racistes et islamophobes.
En 2018, constatant que de plus en plus de migrants choisissaient de franchir la frontière par l’Espagne, le collectif Diakité a ouvert un centre d’accueil. La veille de l’attaque, la mosquée avait ouvert ses cuisines pour servir un repas chaud aux occupants du centre, comme elle le faisait régulièrement. « Pour moi, c’était impensable que cela se produise à Bayonne, c’est un petit patelin qui vit en entente avec beaucoup de communautés. Comment contrôler ce nouveau climat de haine qui règne dans la région ? C’est difficile à digérer, tout le monde est abasourdi », témoigne une personne investie dans le collectif qui a choisi de garder l’anonymat.
Mercredi matin, le marché hebdomadaire du quartier Sainte-Croix n’avait rien changé de ses habitudes. Quant à la discrète mosquée à la façade blanche et aux embrasures vertes nichée dans une rue derrière le centre commercial Leclerc, elle rouvrait ses portes. Encore marquée par les stigmates de l’attaque, des traces d’incendies sur la porte principale et son flanc droit, elle est désormais protégée par des policiers qui stationnent à l’entrée.
Pour certains, la peur reste vive, mais ne doit pas les empêcher de pratiquer. Amar confiait la veille : « On ne sent pas beaucoup en sécurité après ce qui s’est passé. Pourtant, nous n’avons pas de problème ici, on a des amis basques. On me dit souvent que Amar, ça veut dire « dix » en basque [hamar] . Le problème, c’est qu’il y a des gens qui ne comprennent pas notre religion, à cause de ce qui se dit à la télévision ».
Toutes photos : Chloé Rébillard.