EXCLUSIF - « Un bicot, ça ne nage pas » : l’IGPN accusée d’avoir falsifié son enquête
Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Taha Bouhafs, page de Téo Cazenaves et page de Filippo Ortona.
Dans l’affaire de l’interpellation de L'Île-Saint-Denis, des policiers et l’IGPN sont visés par des plaintes pour "faux et usage de faux en écriture publique". D’après nos informations, un agent de l’IGPN a maquillé des éléments de l’enquête de la police des polices, confortant ainsi la version des policiers incriminés.
Un homme dans la Seine, des insultes racistes, des rires glaçants, des bruits de coups et des cris : en avril 2020, notre confrère Taha Bouhafs (aujourd’hui journaliste au Média et coauteur de cette enquête) publiait la vidéo d’une interpellation en Seine-Saint-Denis. Dans la nuit du 25 au 26 avril 2020, un jeune homme, qui s’était jeté à l’eau pour échapper aux policiers, subissait leurs insultes racistes. Ils prétendent aujourd’hui lui avoir porté secours. Dans la vidéo, filmée par des habitants du quartier, on entend distinctement un policier prononcer la phrase suivante : « Il sait pas nager. Un bicot comme ça, ça nage pas ». Ce à quoi son collègue répond : « Ça coule ! T’aurais dû lui accrocher un boulet au pied ».
Le jeune homme sorti de l’eau, s’ensuivent des bruits de coups et des cris. Sitôt la vidéo publique, les propos racistes sont condamnés de toutes parts, y compris par la hiérarchie policière et le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner. Une enquête est alors confiée à l’IGPN.
Plus d’un an après les événements, nous révélons aujourd’hui que l’IGPN a maquillé des éléments de son enquête, et qu’elle est désormais visée par une plainte pour “faux et usage de faux en écriture publique”. Les éléments modifiés par la police des polices vont dans le sens des policiers mis en cause.
"Le bouffon est sorti de l'eau"
Il est presque 2 heures ce matin, ce 26 avril 2020. Samir, qui avait sauté dans l’eau pour échapper aux policiers, vient de sortir de la Seine. « Je suis sorti tout seul de l’eau », explique-t-il aujourd’hui au Média, « personne ne m’a sorti ». Tout au long de l’affaire, les policiers mis en cause ont pourtant affirmé s’être jetés dans l’eau pour le secourir.
C’est d’ailleurs sur ce prétendu « sauvetage » que s’appuie la défense des policiers auteurs des insultes racistes. Dans les colonnes de Charlie Hebdo, le délégué général du syndicat Alliance s’empresse ainsi de faire remarquer que le policier qui traite Samir de « bicot » est aussi celui qui l’aurait sauvé. « S’ils étaient racistes, est-ce qu’il auraient été chercher, au péril de leur vie, un individu qui était en train de se noyer ? », ose le responsable syndical.
À l’IGPN de démêler le vrai du faux. Dans son enquête, la police des polices retranscrit les échanges radio des agents présents le soir des évènements. Et confirme la version des policiers : « Vous me confirmez, on peut annuler l’intervention de la [brigade] fluviale ? », demande un agent. « Oui, je confirme, il a été sorti de l’eau », répond le second, d’après la retranscription de l’IGPN.
Ce n’est pourtant pas ce qu’ont dit les policiers ce soir-là. Nous avons eu accès aux fichiers audio originaux des transmissions radio, que nous diffusons pour la première fois. Et l’écart avec la retranscription est de taille. Dans l’enregistrement original, le second policier répond par des mots bien différents : « Oui, je confirme, le bouffon est sorti de l’eau ».
Des mots et une structure de phrase bien différents, qu’il est impossible de confondre. C’est pourtant ce qu’a fait l’agent de l’IGPN en charge de la retranscription, qui modifie doublement le sens des propos du policier. En évacuant le terme « bouffon », il efface du dossier une nouvelle insulte à la victime, formulée par une personne dépositaire de l’autorité publique, alors que plusieurs insultes racistes viennent d’être proférées. En modifiant la structure de la phrase, il change le cours des événements : dans la version originale, Samir est sorti seul de l’eau. Dans la retranscription erronée de l’agent, ce sont les policiers qui l’ont aidé.
Samir et son avocat, Maître Arié Alimi, ont déposé plainte contre l’agent en charge de la retranscription et l’IGPN pour "faux et usage de faux en écriture publique". Un autre agent, rédacteur du procès-verbal d’interpellation, est lui aussi visé par une plainte similaire : dans son récit des faits, il explique que les policiers ont décidé « d’aller dans l’eau pour le récupérer ». Et établit son PV d’interpellation à 01h35 du matin. Mais d’après les échanges radio que nous avons pu écouter, Samir se trouve toujours dans l’eau à 01h40.
"Des bruits sourds de coups"
Si les insultes racistes ont bénéficié d’une large couverture médiatique, les violences physiques subies par Samir n’avaient jusque là pas été détaillées. Le 3 juin, après une longue bataille judiciaire, 6 des policiers impliqués ont été cités devant le tribunal de Bobigny pour violences aggravées et non-assistance à personne en danger.
Et pour cause : dans son audition à l’IGPN, Samir affirme avoir été roué de coups, de sa sortie de l’eau jusqu’à l’intérieur du camion de police. Dans le véhicule, il est allongé sur le ventre, menotté, face contre le plancher du véhicule. Les policiers se défendent en prétextant une mesure de précaution dans le contexte de l’épidémie de Covid-19 : « Il était sale et [c’était] pour éviter les risques liés au COVID19 », explique l’un d’eux lors de son audition à l’IGPN. Pourtant, le simple fait de l’avoir allongé par terre dans le véhicule constitue une violence caractérisée, d’après l’avocat de Samir, Maître Arié Alimi.
Dans la vidéo publiée sur les réseaux sociaux, on entend des bruits de coups et de cris qui laissent peu de place à l’interprétation. Interrogés par l’IGPN, les policiers impliqués affirment pourtant qu’il ne s’agissait que de bruits de rangement de matériel. Mais l’agent de l’IGPN en charge du visionnage de la vidéo n’est pas du même avis : dans le procès-verbal qu’il dresse, il explique entendre « des cris », des « bruits sourds de coups » et « une personne [qui] redouble de cris ».
Dix jours plus tard, lorsque Samir se rend à l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel Dieu pour y être examiné, le médecin fera état de blessures bien visibles, dont plusieurs plaies sur les bras et les jambes, détaillées dans le rapport médical que nous avons pu consulter.
L'inquiétant profil du commissaire Lafon
Insultes racistes, accusations de violences physiques, falsification des retranscriptions : le détonnant cocktail de l’affaire de l’Île-Saint-Denis ne serait pas complet sans préciser le profil de l’un des responsables policiers présent sur la rive, du côté du quai d’Asnières : le commissaire divisionnaire Vincent Lafon. En charge du district, il a été condamné en 2008 à un an de prison avec sursis et un an d’interdiction d’exercer pour « abstention volontaire d’empêcher un délit » : en l’espèce, il avait laissé ses hommes enfoncer un enjoliveur de voiture dans les fesses d’une personne interpellée après une course-poursuite…
Mais il était aussi à la tête du commissariat d’Aulnay-sous-Bois lors de l’affaire Théo, en 2017, dans laquelle un policier a été mis en examen pour viol. Dans un portrait publié dans les colonnes du Parisien, un haut fonctionnaire va jusqu’à évoquer un véritable « souci idéologique », notamment illustré par les figurines de croisés [des chevaliers chrétiens, acteurs de la guerre sainte contre les Arabes au Moyen-Âge, NDLR] qui trônent dans le bureau du commissaire Lafon.
Le 1er juillet 2021, 6 policiers, dont l'auteur des insultes racistes, ont comparu devant le tribunal de Bobigny. L'audience de jugement aura lieu en novembre. 2 agents de police et l’IGPN sont désormais visés par des plaintes pour “faux et usage de faux en écriture publique”.
Samir, lui, s’est vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF) à sa sortie de garde à vue (voir à ce sujet l’article de nos camarades de StreetPress). Il est aujourd’hui détenu dans le Centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, et risque d’être expulsé. « Je veux la justice, c’est tout, explique-t-il au Média. Que tout le monde regarde comment la police m’a frappé. Je ne suis pas un animal, je suis comme tout le monde. J’attends la justice. »
Contactés, le service de communication de la Police nationale et le ministère de l’Intérieur n’ont pas répondu à nos questions.