Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.
Pourquoi les Français sont de gauche, mais votent à droite
Depuis quelques mois tout le monde se demande pourquoi la gauche est aussi faible politiquement. Les spécialistes de l’opinion publique en débattent, et beaucoup répondent que c'est tout simplement parce que la société se droitise.
De leur côté les femmes et les hommes politiques de gauche sont convaincues du contraire. Le peuple de gauche ainsi que tous les gens attirés par les idées de gauche représentent une masse considérable de français et de françaises. Le problème n'est pas le déclin d'une sensibilité de gauche, c'est sa conversion en votes. La gauche serait majoritaire dans l’opinion, mais elle ne l’est pas dans les urnes.
Les catégories politiques de droite et de gauche sont sans doute insuffisantes pour parler du bouillonnement social et des différentes sensibilités qui parcourent la société. Mais il y a indéniablement des éléments sur lesquels peut s’appuyer la gauche politique.
En général pour expliquer ce décalage on avance plusieurs raisons (qu’il faut évidemment combiner) :
- les gens ne font plus confiance à la gauche parce qu’ils l’assimilent au Parti socialiste
- la gauche est trop divisée
- les thèmes de prédilection de la gauche ne sont pas assez mis en avant dans le débat public (inégalités, droit du travail, service public).
- les partis de gauche ne proposent pas la bonne combinaison de propositions.
Sans nier le rôle de tous ces facteurs, on peut aller plus loin. Le problème pourrait malheureusement être plus profond qu’une simple question de demande qui ne trouve pas d'offre. La gauche d'aujourd'hui bute peut-être sur une difficulté fondamentale.
On peut trouver un éclairage original dans le livre de Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ? (2015). Il convient alors d’accepter de transformer la question "pourquoi les français ne votent-ils pas plus à gauche ?" en "pourquoi les français ne prononcent pas plus en faveur de politiques de réduction des inégalités ?" (l'idée étant que la gauche est par excellence le camp de l’égalité sociale).
Savidan part du constat d'un paradoxe :
1/ la société est de mieux en mieux informée sur les inégalités et la pauvreté,
2/ les gens en grande majorité jugent la société trop inégalitaire, trop injuste,
3/ mais les inégalités se creusent.
Nous sommes d'accord sur le constat (les inégalités se creusent) et sur l'objectif (il faut moins d'inégalités), mais cela ne se traduit pas par un progrès significatif de la justice sociale. Pourtant, en démocratie, les citoyens disposent d'un certain nombre de leviers pour exprimer et réaliser leurs préférences ; les politiques sociales reflètent donc bon an, mal an, les préférences de l’électorat.
Comment Savidan explique-t-il ce paradoxe ?
Notre modèle de solidarité est entré en crise ces dernières décennies (par ses propres insuffisances, par les attaques répétées des libéraux). Dans ce contexte se développe la croyance qu'on ne s'en sortira pas collectivement.
En temps de crise, on aura tendance à sacrifier la solidarité publique, élargie, et reposant sur les institutions publiques, pour compter davantage sur des solidarités plus directes, fondées sur des choix personnels (je donne pour telle cause qui me semble importante) ou sur des liens affectifs (je fais une avance sur héritage à mes petits-enfants). Ce repli sur des solidarités restreintes ou choisies ne signifie pas nécessairement égoïsme ou individualisme. On n'a pas affaire à un refus de la solidarité, mais à un conflit entre deux formes de solidarité : une solidarité chaude (priorité à ceux qui me sont chers) et une solidarité froide (qui passe par des mécanismes impersonnels).
Savidan explique que sur les trois ou quatre dernières décennies, la situation économique, sociale et politique est telle que de plus en plus de gens voient non seulement leur situation se dégrader mais perdent également l'espoir d'une amélioration future.
De sorte qu'il s'installe dans une grande partie de la population un scepticisme sur la capacité de l’État, des institutions publiques, à résoudre leurs problèmes. On peut le mesurer au fait que les Francais sont bien plus optimistes sur leur avenir personnel que sur celui du pays, du système économique, ou des générations futures. Ce qui explique qu'on se détourne des solidarités froides (qui passent par la collectivité) au profit de solidarités chaudes (plus locales, directes, et choisies).
Le problème est que nos comportements de solidarité choisie et restreinte ont des effets qui renforcent les inégalités. C’est le cas par exemple lorsqu’on se laisse persuader par les discours qui défendent une augmentation du salaire net plutôt que de cotiser, ruinant le principe de socialisation des salaires.
En un sens, en cessant - volontairement ou malgré nous - de défendre la solidarité publique, on se fait les complices des forces politiques libérales qui, elles, travaillent activement à l'affaiblir - pour la remplacer par des mécanismes de marché (politiques libérales qui sont souhaitées par des classes sociales qui peuvent davantage se passer de la solidarité publique).
Le drame c'est que cela atteint des couches de la société qui, elles, ont absolument besoin des logiques de redistribution ou de service public. Tout en continuant à souhaiter une société plus égalitaire, elles vont soit se retirer de toute participation à la vie politique, soit voter pour des forces conservatrices qui encouragent le retrait de la puissance publique.
Pire, cela débouche sur ce que Savidan appelle la "démocratisation de la tentation oligarchique". Contre la menace d'un avenir incertain et pour se mettre à l'abri du besoin, soi et ses proches, on se met à penser qu’il faut externaliser cette incertitude sur d'autres. On se met à croire qu'il faut avoir une existence similaire à celle des riches et des puissants. Non pour jouir des mêmes quantités de richesses, mais pour avoir la même possibilité qu'eux de se soustraire à la tyrannie de l'incertitude, à la peur du lendemain.
Le problème est que ces riches et puissants jouissent de ce mode de vie parce qu'il se soutiennent entre eux tout en dominant et exploitant les autres. Mais la tentation oligarchique se diffuse, et plutôt que de lutter contre l'existence même de positions sociales privilégiées, beaucoup espèrent naïvement les atteindre, en croyant qu’on n’évite le risque qu'en le faisant reposer sur d'autres.
Pourquoi nos préférences égalitaires ne se traduisent-elles pas en politiques égalitaires ?
Savidan ne rejette pas nos explications les plus courantes (manipulation de l'information disponible, personnel politique qui ment ou sert des intérêts particuliers), mais il pense qu'elles sont insuffisantes, et que les phénomènes plus profonds qu'il décrit pèsent davantage.
À la question "Voulons-nous vraiment l'égalité ?", Savidan répond oui. Mais dans un contexte de crise de notre modèle social, nous avons tendance à favoriser un type de solidarité choisi et restreint plutôt que de défendre et d'étendre une solidarité publique, et assise sur des principes d'impartialité.
Non seulement cette logique dessert la gauche, qui est porteuse d'une extension considérable de la solidarité publique, mais en plus elle favorise ses adversaires. Les libéraux proposent de mettre en place plus de critères de mérite, de “responsabiliser” davantage les individus, et d'exiger de plus en plus de contreparties à tout versement d’aide sociale. L'extrême droite propose en plus de réduire l'extension de la solidarité sur la base de critères identitaires (préférence nationale).