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On sort les dossiers

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Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.

Ces flics qui bossent directement pour le CAC 40

Quand on pense à l’Etat menant la guerre aux travailleurs, on pense d’abord à la répression par la police des manifestations ou des grèves. Mais ce n'est en fait que la partie la plus spectaculaire et la plus visible, car il y a une autre manière de mener cette guerre, plus quotidienne, beaucoup plus discrète, voire clandestine : le recours à la “tricoche” dans la lutte des classes.


Récemment Le Média a sorti une enquête sur l’affaire Ikea dont le procès se déroule en ce moment. Ikea France est accusé d’avoir enquêté illégalement, dans les années 2000, sur des salariés et des candidats à l’embauche, et d’avoir espionné des employés, en particulier des syndicalistes.

Jean-François Paris, directeur de la gestion du risque d’Ikea France faisait appel aux services de Jean-Pierre Fourès, patron d’une officine d’investigations privées, pour lui fournir des renseignements sur des employés ou des candidats jugés suspects par Ikea. Jean-Pierre Fourès, ancien inspecteur divisionnaire aux RG (renseignements généraux) puis à la DST (direction de la surveillance du territoire) a quitté la police en 1980. Mais y a conservé des amis sur lesquels il s'appuyait pour obtenir les fiches Stic de personnes dont Ikea voulait savoir s'ils avaient par exemple des antécédents de vol ou un passé de syndicaliste. 

Consulter le Stic (Système de traitement des infractions constatées), une large base de données du ministère de l’Intérieur, permet non seulement de savoir si une personne a déjà commis une infraction, mais aussi si elle a été placée en garde à vue, ou même simplement victime d’une infraction.

Voilà donc un ancien policier reconverti dans le privé qui conserve son réseau de collègues et en joue pour obtenir illégalement des renseignements gentiment stockés par l’Etat dans des fichiers informatisés et centralisés. C’est cela qu’on appelle une tricoche : sortir crapuleusement notes d’information, PV de police ou données confidentielles sur une instruction en cours.

L’affaire Ikea n’est pas une affaire isolée. Ce même Jean-Pierre Fourès a aussi été en contrat avec Quick. Et entre 1997 et 2004, c’est Eurodisney recourait au même procédé, avec la complicité de gendarmes véreux reconvertis dans le renseignement privé après leur départ à la retraite. On pourrait aussi évoquer l’affaire Taser-Besancenot. Dans celle-ci, le recours à la tricoche ne vise pas des syndicalistes en interne, mais une figure politique qui menace limage de l’entreprise. 

Historiquement, quand les agences d’enquête privées naissent au 19e siècle, elles pratiquent l’espionnage industriel et le chantage, mais certaines se spécialisent dans l'espionnage des syndicats ou l'intervention dans les conflits sociaux. C’est le cas de Pinkerton, célèbre agence de sécurité privée américaine fondée en 1850, qui s’est rapidement muée en agence de répression antisyndicale. 

Aujourd’hui, ces agences de détectives privés proposent officiellement des services très variés : audits de sécurité, conseil en intelligence économique, enquêtes sur des concurrents, mais aussi surveillance et filatures. Mais de fait, la frontière entre le légal et l’illégal est ténue. Dans l’affaire Ikea par exemple, l’entreprise dépensait 600 000€ par an pour les services d’une constellation de sociétés privées lui fournissant des renseignements, comme on l’a vu, mais il y a mieux : des détectives privés avaient même fini par infiltrer des magasins pour surveiller salariés et syndicalistes et recueillir des éléments à charge.

Pour les grandes entreprises qui souhaitent réduire les risques pesant sur leurs activités, “risque” semble désigner aussi bien les actes d’ordre délictueux (vols, dégradations, etc.) que la contestation sociale (syndicalisme, employé revendicatif). Elles font appel à des sociétés de détectives privés qui s’appuient sur leur réseau au sein de l’Etat pour leur fournir les informations qui leur permettront d’anticiper les menaces. Des réseaux si banalisés et si denses qu’on peut se demander où s’arrête l’Etat et où commence l’entreprise privée.

Mais il est aussi courant que les grandes entreprises recrutent d’anciens officiers de la haute police, armée ou gendarmerie pour diriger leurs départements de gestion des risques. C’est-à-dire s’occuper de sécurité (incendies, accidents industriels) et de sûreté (actes malveillants, cybersécurité, terrains hostiles). Les profils militaires sont appréciés pour leur sens de la décision de crise, obéissance et droiture. Les profils policiers pour leur connaissance des rouages de la justice pénale, des relations avec les administrations et les magistrats. Un article de Mediapart en dresse une liste non exhaustive.

Mais l’intérêt est aussi leur carnet d’adresse permettant de “faciliter” certaines démarches avec l’Etat. Car si on connaît la tricoche de bas niveau, il existe aussi une collaboration à plus haut niveau entre l’Etat et le capital. Ainsi du groupe Bolloré, qui aime s’entourer d’ancien “grand flics”.

Il est vrai qu'à part à Squarcini, Flaesch et Gardère, la justice n’a rien à reprocher aux personnes citées dans la liste de Mediapart. En revanche, les quelques affaires qui ont donné lieu à des enquêtes ou fini devant la justice révèlent l’ampleur de ce qu’on pourrait appeler une tricoche de luxe.

Les savoir-faire et réseaux, voire la capacité à flirter avec le clandestin, l’illégal, vont non seulement être exploités dans la concurrence économique, mais aussi dans la lutte contre l’adversaire de classe : le syndicalisme, les travailleurs organisés. Même si parmi l’ensemble des échanges d’informations entre l’Etat et les départements sécurité-sûreté, on ne sait pas quelle proportion représentent les échanges illégaux, ni ce que représentent spécifiquement les échanges de renseignement destinées à contrecarrer les luttes sociales.

Mediapart a révélé cet été des enregistrement montrant que le journal Fakir avait fait l’objet d’une surveillance rapprochée par LVMH pendant la réalisation du film Merci Patron !, dans lequel Ruffin et les Klur allaient taquiner le roi du luxe Bernard Arnault. À la manœuvre on trouve... Squarcini, engagé comme consultant par LVMH pour récolter des informations et anticiper les plans de la bande à Ruffin. On s'aperçoit à quel point l’appareil d’Etat est corrompu, et des hauts dignitaires de l’Intérieur sont cul et chemise avec leurs anciens collègues qui travaillent désormais pour de grands groupes privés.

Le point essentiel est qu’ici c’est l’appareil d’Etat lui-même qui fournit hommes d’expérience, réseaux humains et systèmes de renseignement au privé pour mener ce repérage et mise à l’écart des individus impliqués dans des luttes sociales. C’est l’Etat en tant que tel qui aide le capitalisme, pas seulement ses dirigeants ou leur couleur politique, non plus seulement en envoyant des CRS briser une grève ou un blocus, mais de manière plus sourde et continue, par une circulation d’informations et de personnes entre les services de renseignement de l’Etat et les départements sûreté des firmes privées. Ce mouvement ne risque pas de s’arrêter avec la Loi sécurité globale, puisque son esprit est précisément de renforcer la collaboration entre le privé et le public, pour instaurer un continuum de sécurité.

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