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On sort les dossiers

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Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.

QAnon : une mouvance à la conquête de la France ?

Facebook a décidé, le 6 octobre, au niveau mondial, de “supprimer toutes les pages Facebook, les groupes et les comptes Instagram représentant QAnon, même s’ils ne contiennent aucun contenu violent”. C’est de cette mouvance née aux Etats-Unis que proviennent les considérations sur le pédosatanisme que l’on retrouve, par exemple, dans la bouche d’une médecin anti-masque française.

Selon la théorie QAnon, le monde est dirigé par une cabale pédosataniste : des gens corrompus, extrêmement dangereux et puissants, des politiciens (principalement issus du parti Démocrate, tels les Clinton ou les Obama), des milliardaires (tels George Soros ou Bill Gates), sans oublier l’acteur Tom Hanks. Ils formeraient une secte restreinte mais tentaculaire qui se livre à du trafic d’enfants à Washington, dans les sous-sols de Londres et les arrière-salles de pizzerias.

Pourquoi ? Pour boire leur sang, ou pour abuser d’eux, ou pour extraire de leur sang l’adrénochrome, une substance dont on peut tirer une drogue surpuissante ou bien un élixir pour prolonger la vie des élites (chacun choisira son hypothèse préférée). Ils forment le Deep State, l’Etat profond, un Etat dans l’Etat qui leur permet de tout contrôler : finance, politique, médias, Hollywood.

Seul Donald Trump peut les arrêter – autant dire qu’il est crucial de le faire réélire. Il est secondé par le mystérieux Q, prophète numérique qui, sur des forums au fin fond d’internet, informe par messages cryptiques la communauté QAnon : une armée de soldats du web venus prêter main forte au président. Leur devise : “Là où l'un va, nous allons tous !”. La lutte acharnée du Bien contre le Mal s’achèvera bientôt, lors d’une vaste opération d’arrestion des conjurés nommée “The Storm”. Trump, une bonne fois pour toute, va “assécher le marécage”.

“QAnon” est la contraction de “Q”, l’oracle numérique, et “Anon” pour “anonymous” - les anonymes venus soutenir le combat sur le web ou hors ligne (à ne pas confondre avec le collectif hacktiviste Anonymous).

Personne ne sait pas qui est Q. On suppose qu’ils sont plusieurs. Q semble(nt) occuper des responsabilités dans la haute administration. Il pourrait aussi s’agir simplement d’internautes lambda en quête de quelque fou rire, ou bien, pour les partisans de QAnon, de JFK Junior (qui ne serait pas mort en 1999...) ou de Donald Trump lui-même. Son 1er message, posté sur le forum anonyme 4chan le 28 octobre 2017, annonçait l’arrestation imminente d’Hillary Clinton. C’est la date de naissance du mouvement QAnon. Depuis, il en a posté des milliers.

D’abord limitée à quelques petits comptes sur les réseaux sociaux, la nébuleuse Qanon a gagné en visibilité sur internet, aux Etats-Unis, en mars 2020 au moment de la pandémie, puis explosé l’été dernier. Ses partisans s'affichent désormais dans les meetings de Trump. Parmi eux, il y a évidemment les militants de l'extrême droite et du suprémacisme blanc, mais aussi beaucoup de personnes moins politisées.

Comment expliquer une telle popularité ? D’abord, par la souplesse de la théorie QAnon. Il y a bien un noyau dur - le réseau pédophile organisé en Etat profond - mais il est suffisamment imprécis sur la nature de ce réseau pour ne pas contredire d'autres théories du complot existantes. Chacun est donc libre de l’interpréter comme bon lui semble et de composer son propre cocktail avec ses théories préférées : 11 septembre, crise financière, complot juif, Nouvel Ordre Mondial, etc.

La force de QAnon réside dans sa capacité à créer un sentiment d'appartenance entre des gens qui disent tout et son contraire. Les uns peuvent très bien soutenir, par exemple, que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un mensonge pendant que d’autres affirment qu’il s’agit d’un virus créé en laboratoire et répandu pour obliger la population à se vacciner. Se dégage ainsi une idée de tolérance, de primauté à l’intuition, là où les grands médias, eux, sont vus comme arrogants, secs, dogmatiques et cherchant à imposer leur point de vue.

Ensuite, la popularité de QAnon s’explique par sa dimension ludique. Les messages de Q doivent être décodés, donnant à ses adeptes l’impression d'être des enquêteurs amateurs. Une position si valorisante et grisante qu’être QAnon devient un jeu de piste généralisé : télévision, journaux, web, publicités, toute information devient l’occasion d’exercer sa capacité de décryptage, jusqu’aux moindres faits et gestes du président Trump dans lesquels on guette des signaux envoyés à destination des initiés, seuls en mesure de comprendre ce qu’il ne peut pas de dire ouvertement.

Enfin, la diffusion des théories QAnon est favorisée par le fait que son message de base - la menace pédophile – est capable de mobiliser des gens habituellement peu attirés par les théories du complot. La menace pédophile agit ainsi comme un cheval de Troie permettant d'amener à des thèmes politiques des gens qui en étaient plutôt éloignés. Cheval de Troie que l’on voit ensuite circuler dans le monde entier par des canaux inhabituels, tels des comptes Instagram d'influenceuses de mode, de bien-être ou de yoga. Cette tendance, qualifiée par les commentateurs de "QAnon Pastel", tranche en apparence avec les rééls effets délétères de l'adhésion à la mouvance QAnon : ses adeptes deviennent imperméables à la contradiction, se pensent sérieusement comme des soldats numériques luttant contre une terrible menace, et certains se coupent petit à petit de leur famille ou amis en se persuadant que leurs proches restent passifs devant l’horreur évidente. Sans même parler des crimes qui ont été commis au nom de cette théorie.

Beaucoup d’observateurs l’ont noté, c’est le contexte de la pandémie qui a permis à la QAnonsphère de commencer à s’exporter en Europe. On est certes très loin des proportions américaines, mais on a vu, par exemple, des adeptes du mouvement participer à la grande manifestation anti-masques à Berlin au mois d’août dernier. En France, le phénomène est encore quasi inexistant. Mais, dans une période de méfiance aigüe contre les institutions publiques, et alors même qu'on était dans une dynamique de luttes sociales concrètes et de forte conscientisation politique (avec les deux grandes séquences des Gilets Jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites), on a des raisons de se penser vulnérables. D’abord parce que – pandémie oblige – plus on est amené à passer de temps seuls devant nos écrans, plus on est susceptible d’être exposé à ces contenus, mais surtout parce que, comme on l'a vu, son caractère maléable permet à la théorie QAnon de s'adapter facilement à chaque contexte culturel et politique.

“Mais alors tout va pour le mieux ? Il n’y aurait ni réseaux, ni complots ?”, pourraient rétorquer les partisans de QAnon. Il est évident que l'idée d'un rapport de force entre gouvernants élus et réseaux bureaucratiques, entraînant une inertie de l'appareil administratif, est une idée pertinente et très discutée. C'est d’ailleurs cela que désigne l'expression "Etat profond", un terme à l'origine utilisé en sciences politiques pour décrire certains contextes bien particuliers comme la Turquie, mais que les QAnon s'approprient pour en faire un usage farfelu.

Alors que pour mettre au jour des réseaux de pouvoir, il y a bien mieux à faire : sur le Média, nous avons accumulé des connaissances sur cette question, avec des journalistes ou des chercheurs qui travaillent sérieusement sur le sujet (ici, ici, ou là). De même, sur la question des réseaux pédophiles, nous avons a documenté l'affaire Epstein. Nul besoin d'aller chercher des adorateurs de satan ou des buveurs de sang dans des messages mystiques au fin fond du web.

Décrypter ce qui se passe, c'est s'assurer de la fiabilité des sources, sélectionner les élements pertinents, établir précisément les liens entre eux et évaluer leur niveau d’importance dans une explication. C'est par exemple le travail de chercheurs, d'associations, de journalistes d'investigation. Mener des enquêtes scrupuleuses, c'est souvent s’exposer à des procès, à des menaces, plutôt que jouer à se faire peur derrière son écran. Une fois de plus les théories du complot font perdre un temps immense à ceux qui veulent comprendre les choses pour les transformer vraiment.  

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