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Abattre le capitalisme : mode d'emploi
Économiste, philosophe spinoziste et auteur de nombreux ouvrages théoriques comme son dernier livre Vivre sans, Frédéric Lordon était l’invité de l’association de polytechniciens X-Alternative, le 6 dernier à Paris. Dans la période particulière que la France vit en ce moment, sa parole était naturellement attendue. D’autant plus que le thème - "Conditions de réalisation d'une alternative à l'ordre néolibéral" - entrait en résonance avec le mouvement social qui se cristallise autour de la contestation de la réforme du code de travail.
Frédéric Lordon a tenu à “présenter” le monstre néolibéral sous ses trois visages : anthropologique, économique et politique. Il s’est particulièrement appesanti sur le “programme politique” qui le sous-tend. “Dans sa dimension politique, le néolibéralisme consiste en un processus de transformation continu des structures, en vu d’un approfondissement indéfini du pouvoir de domination des dominants. Il y a cette infinité, et cette continuité du processus, qui sont sa marque la plus caractéristique. On assiste à un déplacement monumental de la position psychique du capital : son pouvoir n’a pas cessé de progresser, il a engrangé conquête après conquête, ça rentre comme dans du beurre, pour devenir sûr de soi, intransigeant, refusant toute négociation et toute transaction. L’espace du compromis négocié, qui s’était ouvert après la seconde guerre mondiale, dans lequel prospéraient les institutions de la social-démocratie, est en voie de fermeture. Bientôt, il n’en restera plus rien. De là, découle naturellement la faillite de tous ceux qui y prenaient part : les partis bien sûr, mais aussi les syndicats.”
"Il se pose la question de la violence, de la prise d'armes. Ce sont toujours les dominants, dans l'Histoire, qui fixent le niveau de la violence".
Provocateur, Lordon va jusqu’à remettre en cause la puissance de l’alternance électorale dans le monde qui est en train de s’affirmer sous nos yeux. “Imaginons l’arrivée d’un gouvernement de gauche, par exemple, la France insoumise, et un président Mélenchon, qui se retrouvent au pouvoir. Qu’est-ce qui se passe ? Je suis désolé, je ne suis pas porteur de bonne nouvelle : ce qui se passe, c’est que le gouvernement est torché en deux semaines. Les forces du capitalisme, à commencer par celles du capitalisme financier, se déchaîneraient contre lui.”
“Le moment Potemkine”
Face à la “radicalisation des dominants qui nous a conduits aux Gilets Jaunes”, Lordon ose poser. “Il se pose la question de la violence, de la prise d’armes. Ce sont toujours les dominants, dans l’Histoire, qui fixent le niveau de la violence.”
Plus facile à dire qu’à faire, tant la peur de la répression tétanise le plus grand nombre. “Il y a des gens qui n’attendent pas le nombre pour s’engager. Mais je ne fais pas partie d’eux. Qu’est-ce qui m’empêche d’être un homme d’action ? Parce que j’ai peur. Comment vaincre la peur policio-judiciaire ? On ne la vainc que par la coordination de la multitude. Les institutions ne tiennent que par l’adhésion passionnelle de la multitude. Mais aussitôt que cette adhésion passionnelle tombe, alors les institutions sont à poil, privées de toute force, et s’écroulent séance tenante. C’est ça que j’appelle le moment Potemkine”, théorise l’ancienne figure de Nuit debout.
Convaincre la police, ou la vaincre ?
Il reste que, jusqu’à présent, la police se tient aux côtés du pouvoir, comme un bloc granitique. “Il y a un corps étranger dans le corps social : et ce corps étranger, c’est la police. Qui est un corps entièrement auto-centré, replié sur lui-même, en proie à un syndrome obsidional, et qui vit de sa vie propre, en totale autonomie. La police n’est même plus en état d’apercevoir les solidarités objectives qui pourtant devraient l’unir à ceux qu’on l’envoie matraquer. En réalité, la police émarge au nombre des secteurs maltraités par trois décennies de néolibéralisme, et superlativement par le gouvernement Macron : délabrement des lieux, suicides, ce sont les mêmes symptômes que chez les profs et les hospitaliers.
"La police peut finir par céder, à condition qu’elle ait été sacrément mise sous pression avant. [...] Il y a des pistes, par exemple : que le peuple ait sa force armée. Pendant la Commune, ça s’appelait la Garde Nationale."
Mais il y a un renfermement sur le thème de la mission : défendre l’État, défendre les institutions. Mais ça ne veut rien dire : les institutions sont faites pour être changées, et c’est même la finalité de la démocratie que de réviser ses propres institutions, et donc si une force armée les défend contre tout changement, ce n’est plus la démocratie. À la fin de la fin, ne règne plus que la confusion entre défendre l’État et défendre les occupants de l’État. La police défend des occupants de l’État. Elle n’est pas l’amie des processus révolutionnaires en général.”
Comment en sortir ? Deux possibilités. “Selon Eric Hazan, il faut arrêter de taper sur les flics, il faut plutôt dire : la police avec nous ! Il a une position qui est pasolinienne, mitigée de rationalité stratégique. Je dois vous dire que j’ai du mal à résister à mes propres affects, qui m’emmènent plutôt vers la ligne “tout le monde déteste la police”. Mais comme je suis un bon garçon, je travaille à une motion de synthèse radical-socialiste, et je suggère que l’alternative peut être dépassée dialectiquement : la police peut finir par céder, à condition qu’elle ait été sacrément mise sous pression avant. Le langage de la solidarité d’intérêt ne peut plus rentrer dans ses têtes. Il y a des choses qu’il faut penser, il y a des pistes, par exemple : que le peuple ait sa force armée. Pendant la Commune, ça s’appelait la Garde Nationale.”
Penser l’économie d’après le capitalisme avec Friot
Invité par des anciens élèves d’une grande école qui pourvoit historiquement les hautes sphères de l’Etat et des entreprises publiques, Frédéric Lordon a évoqué l’enjeu de l’émergence de “cadres politiques du peuple”, et a constaté l’effondrement des “écoles du parti et des syndicats”. Mais il entrevoit aussi des raisons d’espérer : “L’éducation se fait à vitesse accélérée dans le mouvement. Vous avez vu avec les Gilets Jaunes ? Ça part de la taxation du gasoil, et ça se termine en mettant en cause l’ISF, les institutions de la démocratie. D’une manière générale, ces expériences là sont transformatrices. Les gens sont pris dans des “devenirs” deleuziens : ils ne sont plus les mêmes qu’avant.”
Comment réinventer le travail après la défaite du capitalisme, alors que les moyens de production ne seront plus structurés autour de ceux qui les organisent pour leur plus grand profit depuis des siècles ? Frédéric Lordon a sa petite idée. “Pour ce qui est de conserver et d’attirer du travail humain, je dirais que ce problème n’existe pas. Les salariés ordinaires ont le désir de faire le travail dans des conditions décentes. C’est ça qui est incroyable, incompréhensible : ce goût du travail bien fait. Ce qui ravage les salariés ordinaires, c’est le management néolibéral qui salope tout, qui leur fait faire de la merde. Donc, libérez-les de ça, et les gens continueront à s’activer et à la structurer eux-mêmes.
Quant à la question des éventuels défauts de capitaux, je fais appel à Friot : regardez le colossal investissement qui s’est fait au lendemain de la guerre pour faire surgir de terre l’hôpital public, avec des équipements très lourds. Tout ça s’est fait sans le moindre recours aux crédits bancaires, ou aux marchés de capitaux : simplement par le financement par la cotisation. Et c’est cette expérience historique absolument remarquable que Friot propose de généraliser. Ce serait à la caisse économique qu’il appartient de pourvoir au financement des infrastructures et des investissements.”
Bonus : questions du public
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Photo de Une Thierry Ehrmann : portrait paint de Frédéric Lordon à la Demeure du Chaos, Saint-Romain-au-Mont-d'Or.