En Colombie, des leaders sociaux tombent sous les balles par centaines
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Ils sont paysans, activistes locaux, militants engagés dans la défense de leur territoire. Alors que des centaines d’entre eux sont tombés sous les balles depuis la signature des accords de paix entre l’ex-guérilla des FARC et l’État, ce dernier refuse pourtant de reconnaître le caractère systématique du phénomène. À quelques jours du premier anniversaire de sa présidence, Iván Duque a été conspué dans les grandes villes du pays, qui, entre indignation et impuissance, se sont mobilisées pour dénoncer ces assassinats.
« On se sent abandonnés par le gouvernement », explique Johana, venue spécialement d’une région isolée de la côte pacifique pour participer à la manifestation de Bogota. « Dans les zones les plus reculées de ce pays, celui qui a le pouvoir, c’est celui qui a les armes », ajoute celle qui se considère elle-même comme un « leader social ».
Ce 26 juillet, des dizaines de milliers de personnes prennent les rues de la capitale et des principaux centres urbains pour dénoncer les assassinats des « leaders sociaux », qui s’élèveraient à 289 selon les autorités judiciaires, mais pourraient atteindre 623 selon certaines ONG. Au milieu de la mobilisation, comme un rappel historique, on distingue une longue banderole aux couleurs de l’Unión Patriótica, un parti de gauche qui a vu ses militants et sympathisants anéantis par centaines dans les années 1990. 16 ans plus tard, en 2016, la signature des accords de paix entre les FARC et l’État déclenche une nouvelle vague d’homicides.
Dans les territoires périphériques, l’accord avait pourtant nourri l’espoir de voir les fusils s’éloigner du quotidien ; mais les illusions fragiles se sont vite estompées. Johana est formelle : depuis l’arrivée d’Iván Duque au pouvoir, en août 2017, la situation sécuritaire s’est dégradée. «
Avant, nous avions l’espoir que tout cela prenne fin, ou au moins se réduise avec la mise en place des accords. Mais on se rend compte que rien n’a été respecté : au contraire, la violence contre les leaders et les déplacements forcés augmentent
», poursuit la manifestante.
Des territoires périphériques en pleine crise humanitaire
Dans son département, le Chocó, l’ONU a recensé 17 situations d’urgence liées au conflit armé au cours des 18 derniers mois. En 2018, dans ce territoire dont la superficie équivaut à 4 fois la région Île-de-France, près de 5000 personnes ont été déplacées par la force : la moitié du fait des affrontements armés, l’autre en raison des assassinats ciblés et des menaces à l’encontre des leaders communautaires, selon la coordination humanitaire onusienne. « Nous sommes unis au sein d’une association pour essayer de nous défendre. […] Le maire nous soutient, mais il n’y peut pas grand-chose : ce n’est pas lui qui gouverne là-bas », regrette Johana.
Dans ces zones où cohabitent afro-colombiens et indigènes, les groupes armés imposent leur bon vouloir et vont parfois jusqu’à empêcher les habitants de cultiver leurs propres terres alors même que le développement économique local est à la peine. « Nous n’avons pas l’impression de faire partie de ce pays », déplore la militante, qui profitera de sa venue à Bogota pour rendre visite à ses oncles, installés dans la capitale pour fuir les menaces qui pèsent sur eux dans le Nord-ouest. Les larmes aux yeux, elle raconte que dans certaines tombes reposent les corps de victimes assassinées sans que personne n’ait jamais pu établir l’identité des meurtriers ni la raison de leurs morts.
Pour Sirley Muñoz, coordinatrice au sein de l’ONG Somos Defensores, les homicides de leaders sociaux ont pour principale cause les disputes territoriales qui ont émergé suite au vide laissé par le retrait des FARC. Contactée par Le Média, elle explique que «
les accords de 2016 ont généré l’attente que l’État arrive, avec tous ses moyens, dans les territoires occupés pendant des décennies par cette guérilla. Ce qui n’est jamais arrivé
».
Une réponse judiciaire contestée
Selon elle, le manque d’audace des autorités permet aux groupes mafieux d’éliminer les « voix gênantes » qui se trouvent sur leur chemin. Pour la seule année 2018, son organisation a référencé 155 assassinats et 805 agressions de tous types contre des acteurs qu’elle classe en 11 rôles distincts, incluant les défenseurs des droits humains, les militants pour la restitution de terres, les paysans engagés dans le programme de substitution de plants de coca, les activistes environnementaux ou les leaders communautaires.
Les chiffres qui permettent d’appréhender ce phénomène varient de manière importante du fait de la multiplicité des méthodologies, indique Sirley Muñoz. « Notre approche ne consiste pas tant à se pencher sur le mobile du crime, mais d’abord à déterminer l’importance qu’avait la personne en matière de représentation de sa communauté, tandis que d’autres organismes trient les cas en fonction des motifs de l’agression ou considèrent toute personne appartenant à une organisation comme un leader social ».
Tous s’accordent cependant à définir un leader social comme une personne œuvrant pour la défense des droits collectifs. Face au tollé suscité par le manque de réactions officielles, les autorités ont finalement commencé à se prononcer. La Fiscalía, la principale entité judiciaire du pays, se targue d’avoir résolu près de 60 % des assassinats, un « chiffre record », d’après le communiqué. « Dans ce qu’ils présentent comme des cas élucidés, une bonne partie ne constituent que des investigations préliminaires ou des ordres de détention », dénonce Sirley Muñoz, qui critique également le fait que la justice se base sur le chiffre de 289 morts, issu d’une étude de l’ONU. Un décompte en deçà de celui proposé par d’autres institutions, comme la Defensoría del Pueblo, qui en a recensé 481.
Au bout du compte, les démarches de la Fiscalía n’ont abouti qu’à 32 condamnations, qui concernent surtout ceux qui ont appuyé sur la gâchette plutôt que les véritables commanditaires des assassinats. La juridiction attribue d’ailleurs la majorité des cas en sa possession à des «
particuliers connus des victime
s », alors que l’ONG Indepaz incrimine pour moitié des «
hommes de main non identifiés et payés par des commanditaires
», et pour un quart des «
groupes criminels comprenant éventuellement d'anciens membres ou d'anciennes structures d'organisations paramilitaires
».
Maladresses et inaction : l’étrange réaction du gouvernement colombien
Le gouvernement nie pourtant la survivance de ces groupes d’extrême-droite qui ont ensanglanté le pays avant d’être démantelés à partir de 2003 dans le cadre d’un processus de paix express, critiqué par les instances internationales. « Le paramilitarisme n’est pas revenu, je dirais plutôt qu’il y a des méchants qui tuent des gens bien », résumait récemment l’actuel ministre de la Défense, Guillermo Botero.
Son ministère avait également posté un tweet polémique, éliminé dans la foulée, qui affirmait que « les leaders sociaux assassinés sont en majorité des criminels liés au trafic de drogue ». Une erreur de son équipe, selon Botero, qui a depuis présenté ses excuses. Pour beaucoup de Colombiens, ce dérapage n’était pas sans rappeler celui du précédent chef de la Défense, Luis Carlos Villegas, qui avait attribué lors d’une interview « l’immense majorité de ces morts » à des « disputes de voisinage, des histoires de jupons ou des affaires de revenus illicites ».
Au-delà des polémiques, l’exécutif s’entête à écarter tout lien éventuel entre ces assassinats, niant ainsi leur caractère systématique, signalé par une partie de la société civile. Le « plan d’action » présenté par le président Duque en novembre dernier n’a pas été suivi d’effets notables, hormis l’envoi de renforts militaires. L’attentisme du gouvernement constitue un risque de nouvelles «
violations des droits de l’homme
», selon Sirley Muñoz, pour qui cette pression armée supplémentaire pourrait envenimer la situation dans des zones déjà sensibles. Pour sa part, Indepaz attribue 7 % des homicides de leaders sociaux à l’armée ou à la police.
L’espoir déçu des accords de paix
Les accords de paix englobent pourtant un volet sécuritaire qui prévoit des mesures contre les « groupes criminels » et les organisations « succédant au paramilitarisme », pointées du doigt pour leur rôle dans ces vagues d’homicides. Mais comme le reste du texte négocié à La Havane, qui inclut également le développement « intégral » des territoires ruraux, sa mise en application souffre de nombreux retards. D’après le dernier rapport de l’Institut Kroc, chargé de surveiller l’avancée de ces engagements, seuls 31 % des engagements ont été mis en œuvre, la garantie de sécurité dans les territoires demeurant le point qui fait le plus défaut.
Élu sous la bannière de la droite radicale, qui a fait campagne sur le rejet de ces accords, Iván Duque est largement désigné par les manifestants du 26 juillet comme le principal responsable du triste sort des leaders sociaux. Quelques jours auparavant, devant le Parlement, il assurait que ces assassinats ciblés avaient diminué d’un tiers cette année, du fait de son action. Le même jour, trois leaders sont pourtant tombés sous les balles.
En juin, le cas de María del Pilar Hurtado, tuée de sang froid devant ses enfants, avait horrifié le pays et mis en exergue la violence à laquelle peuvent être soumis les leaders sociaux. Elle vivait du recyclage de déchets et avait fui sa région d’origine du fait des menaces des groupes mafieux, qui l’ont retrouvée à l’autre bout de la Colombie.
Cette violence n’épargne pas non plus les ex-guérilleros des FARC, dont 138 ont péri à la suite d’attaques similaires. «
Si nous avons signé les accords, c’est pour construire une nouvelle société de paix et de réconciliation. Pas pour qu’ils nous tuent
», affirme Sandra Ramírez, ex-commandante de la rébellion marxiste aujourd’hui sénatrice, croisée dans le cortège de Bogota et interrogée par Le Média. «
Ces assassinats montrent bien que l’État n’a jamais été présent dans ces territoires »
, poursuit-elle.
« Nous venons demander au président qu’il démantèle les groupes qui y sévissent et qu’il y développe en priorité ce que l’on attend d’un pouvoir public : des routes et des écoles
».
Photo de Une : Bogota, le 26 juillet 2019. Crédits : Hernan Ayala / NONAME Production.